Print Friendly, PDF & Email

Faut-il y voir, dans le rapport Dhume, la menace du naufrage d’un bastion de la laïcité ou la restauration d’une égalité de traitement malmenée par la loi ? Le rapport sur les Mobilités sociales, rédigé par Fabrice Dhume à la demande du Ministère du Travail et du Ministère délégué à la réussite éducative, a suscité une vive émotion en préconisant la « suppression des dispositions légales et réglementaires scolaires discriminatoires, concernant notamment le « voile » ». A regarder de plus près ce que dit le rapport, on comprend que la question n’a rien d’une provocation gratuite. Comment changer les regards sur les personnes immigrées et leurs descendants ? demande la lettre de mission signée de George Pau-Langevin et de Michel Sapin. En rectifiant les biais institutionnels qui pérennisent les discriminations, répond Fabrice Dhume. Au risque de pousser l’audace un peu au-delà de la demande ministérielle ?

Un constat liminaire : la discrimination existe

La discrimination sévit dans le système scolaire et dans le monde du travail. En dépit de la bonne volonté des acteurs, en particulier dans le monde éducatif, des réflexes et des mécanismes opèrent, qui aboutissent à des effets mesurables : orientation, réussite scolaire et professionnelle, les statistiques témoignent de corrélations régulières entre groupes d’origine et destinées sociales. Ce sont bien ces mécanismes que le gouvernement entend dépasser par la « refondation » de la politique d’intégration. Mais pour Fabrice Dhume, auteur du volet « mobilités sociales » du rapport , inutile de restaurer des fondations mal posées, déformées par le mauvais usage public et connotées par les implicites de l’histoire. L’injonction d’intégration, à titre d’exigence citoyenne minimale, s’est muée progressivement en impératif d’assimilation, c’est-à-dire d’identification complète à un modèle national inaccessible parce que fantasmatique. Le « modèle français » se définirait essentiellement par opposition aux indices d’ethnicité et d’altérité qui naissent des attentes de conformation à cette « souche » culturelle indéfinissable.

Principes antiracistes et pensées hégémoniques

Selon Fabrice Dhume, il faut se détacher d’une vision tournée vers les seuls effets de la discrimination, qui conduit à identifier les facteurs discriminants comme des données objectives externes, peu modifiables, auxquelles on ne peut tenter de remédier que par des actions ponctuelles. Mieux vaut observer la construction de ces facteurs dans le mode de fonctionnement des institutions, à un niveau qui dépasse les mentalités individuelles et qui précède les phénomènes socio-économiques. Le choix des mots (quartiers dits « sensibles »), la classification des personnes (issues de la « diversité »), les concepts spécifiques (publics scolaires « allophones ») engendrent des objets théoriques susceptibles de faire l’objet d’un traitement technique. Mais par là-même, ils sortent du champ des choix politiques et des arbitrages du droit commun. Ce qui permet de détacher les questions de discrimination des enjeux passionnels de la société civile, pour les transposer dans un cadre de réflexion plus détaché. Mais dans le même temps, ces catégories abstraites offrent aux préjugés et aux stéréotypes le cadre théorique qui leur faisait défaut : elles confortent l’idée d’une différence indépassable entre « eux » et « nous », qui justifie un traitement spécifique de normalisation. En résulte, en aval, une gestion juridique et politique des discriminations, qui prend forme de concession par surcroît : politique de « discrimination positive » ou rares condamnations juridiques de discriminations à l’embauche, le bénéficiaire resterait redevable à la puissance publique de la faveur qu’elle lui fait de compenser son « handicap ».

L’institution scolaire et l’inégalité des chances

Si l’institution scolaire joue un rôle primordial dans ces mécanismes de construction d’une altérité discriminante, estime Fabrice Dhume, ce n’est pas en raison d’une défaillance des enseignants : leur volonté de contribuer à la réussite de tous les élèves n’est pas discutable. Mais les ressorts inconscients d’adaptation aux normes institutionnelles ne sont pas sans effets sur les pratiques scolaires. En matière d’appréciation ou d’orientation, la règle de la conformation normative prévaut. Les mécanismes identitaires jouent à l’insu des acteurs et contribuent à cimenter les disqualifications. L’assimilation d’une culture commune par tous et de tous, mission d’État de l’institution, empêche d’envisager la perspective d’un multiculturalisme et d’un plurilinguisme scolaires qui désamorceraient les inégalités liées à l’appartenance originaire. La bonne normalité, celle qui doit permettre de réussir et de bien s’intégrer, reste indissociable d’une pensée hégémonique à l’œuvre dans toutes les strates de décision de la société, et qu’il ne serait ni prudent, ni expédient de mettre en cause.

La question de la laïcité et du « voile » à l’école

En ce sens, le principe de laïcité dans les institutions publiques, et en particulier à l’école, pâtit d’une acception contradictoire : sa fonction est régulatrice et tend à garantir à chacun le libre exercice de sa religion, dans le respect de l’ordre public, rappelle Fabrice Dhume. La laïcité n’est pas en ce sens une valeur, mais une règle qui limite le pouvoir des institutions et favorise la tolérance à l’égard des pratiques religieuses. Utilisée à l’inverse comme instrument polémique, au service d’une idéologie de tradition nationale, elle favorise le rejet des populations vues comme « musulmanes » au titre d’une altérité de croyance perçue comme anormale. La question du « voile » à l’école, la loi qui en interdit le port y compris pour l’accompagnement des sorties scolaires, apparaît ainsi comme une manière de cristalliser les tensions et d’exacerber les passions identitaires conservatrices, plutôt que comme une mesure nécessaire au maintien de l’ordre public. En condamnant le signe d’appartenance à une religion particulière, la loi semble stigmatiser la religion elle-même comme potentiellement délictueuse. En somme, la défense du principe de laïcité comme garant de la liberté de conscience de chacun se muerait par la loi en police des croyances, là où une gestion locale des tensions (par le moyen de règlements intérieurs, par exemple) permettrait une souplesse de compromis beaucoup plus satisfaisante.

Le problème des discours performatifs

Dans le domaine des discriminations catégorielles, en particulier raciales (c’est-à-dire fondées sur une différenciation naturaliste imposée par un groupe dominant à un autre groupe), les effets performatifs à rebours du discours sont permanents. Ce qui est dit et entendu vient nourrir et renforcer les stéréotypes et les préjugés inconscients chez l’ensemble des acteurs. Les modèles construits, même discriminatoires, peuvent devenir des contre-objets d’identification offensifs, les soupçons les plus spécieux prennent forme de croyances, parfois de convictions. C’est la raison pour laquelle Fabrice Dhume en appelle à une réappropriation politique de la question du vivre-ensemble dans une égale dignité et un sentiment de respect réciproque des différences. Il préconise une démarche volontariste d’inclusion, qui suppose une élaboration conjointe des éléments entre eux, plutôt que d’intégration ou d’assimilation, qui sous-entendent une asymétrie entre une majorité légitime et une minorité forcée. Mais pas à la faveur d’une rhétorique ad hoc : les déclarations de principe ont fait la preuve de leur impuissance face aux réalités sociales. C’est pourquoi le rapport préconise des « leviers » concrets d’évolution, d’abord transversaux, mais aussi dans le domaine scolaire (entre autres, un discours clair et assumé sur les mécanismes de discrimination, une « alliance avec les publics de l’école », un développement des coopérations et régulations entre enseignants, élèves et parents) et dans le domaine de l’emploi.

Pourquoi un tel tollé sur la question du voile ?

La proposition de suppression de la loi sur le port du voile à l’école n’est qu’un des leviers transversaux proposés par Fabrice Dhume ; mais on comprend, au regard de l’ensemble du rapport, qu’il la tienne pour une condition indispensable à l’assainissement des conditions de la réforme. Cependant, l’adoption de cette loi, dont il dénonce le trucage et la manipulation idéologiques, a rigidifié des clivages dont il serait utopique de penser qu’ils s’aboliraient du même coup. Le problème n’est d’ailleurs pas tant religieux, comme il le souligne, que traditionaliste. L’antagonisme n’est pas entre les religions (qui s’accordent assez bien sur le conservatisme moral) ni entre religions et État (qui entretiennent un accord consensuel), mais entre une tradition nationale dominante et la menace (supposée) d’une rivalité « étrangère ».

Or ce n’est pas ainsi que les défenseurs du principe de laïcité scolaire risquent de l’entendre, mais plutôt comme le désaveu de leurs efforts pour assurer une culture commune partagée qui ne cède pas aux réquisits d’une religion quelle qu’elle soit. Le danger d’une suppression vécue comme une abdication des principes, fussent-ils mal établis, est la menace d’un affaiblissement d’autorité, là où le rapport de force est instauré entre représentants de l’autorité publique et tenants de l’autorité confessionnelle.

Peut-être est-ce d’ailleurs la meilleure preuve de la justesse des analyses de Fabrice Dhume : en posant la question des mobilités sociales non pas sous le jour attendu de la « panne d’ascenseur social », dont il réfute l’intérêt théorique, mais sous celui d’une fixation identitaire nationale, dont il propose le dépassement comme remède à une sclérose dont pâtit la population dans son ensemble, il prend le risque (et le gouvernement commanditaire du rapport avec lui) de se heurter à une violente réaction des forces de blocage qu’il met ainsi face au miroir. Mais la réalité sociale est aussi tissée de ces rapports de représentation au sein desquels se trament les rapports et les tensions ; la responsabilité du politique est aussi de veiller à n’en pas déchirer trop brusquement le maillage, mais à en dénouer patiemment les arcanes.

Jeanne-Claire Fumet

Le rapport