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L’un des principaux changements apportés par les moyens du numérique (informatique, télématique, audiovisuel) c’est la communication entre les humains. Si l’on regarde l’histoire des communications et interactions humaines on peut mesurer, outre leur importance, leur évolution. Du coureur de Marathon venu annoncer la victoire des Athéniens, aux webcams, yeux dans le monde entier accessible instantanément depuis n’importe quel point du globe, on mesure l’évolution, l’écart. Mais on peut aussi mesurer les transformations qu’apporte cette évolution. Et l’une des principales est l’évolution de la proximité que chacun entretien avec les humains et les objets et services qui sont disponibles sur l’ensemble de la planète.

Si l’on regarde l’évolution de l’ensemble des moyens de communication, on constate que deux dimensions sont à prendre en compte : l’automatisation/mécanisation et l’externalisation. En d’autres termes le support et le transport ont radicalement évolué dans deux directions la rapidité et la quantité/qualité. Transporter des objets du monde physique s’est constamment transformé et accéléré, en particulier depuis la fin du XVIIIè siècle. Quand aux objets abstraits que sont les informations, les connaissances, les savoirs ils se sont externalisés de l’être humain et se sont matérialisés sous des formes physiques d’abord (peintures, papier, vitraux etc…) puis sous des formes analogiques ou digitales (ondes, numérique…). Ainsi donc que ce soit sur un plan physique ou non, la relation à l’autre, aux autres a subit une transformation spectaculaire : nous sommes potentiellement proche de l’ensemble des humains de notre terre.

Si le terme proximité fait penser au mot distance, nous voulons évoquer ce que signifie aujourd’hui pour un enfant, un jeune, un adulte, la proximité avec l’autre. Lorsque j’utilise les moyens de visioconférence l’autre m’apparaît sur l’écran, et sa voix me parvient simultanément sans qu’à aucun moment je ne puisse percevoir autre chose que la proximité, visuelle et auditive, que me procure ce vecteur. Autrement dit la proximité numérique rend invisible la perception de la distance physique qui me sépare de l’autre. Ce qui peut paraître une évidence n’est pas sans conséquences. Nombre de témoignages nous prouvent que les moyens numériques autorisent une proximité humaine sans avoir besoin de s’appuyer sur la présence physique et donc affectent le sens de la perception. Celle-ci doit être reconstruite en fonction de l’environnement technique.

C’est un renversement historique essentiel qui s’est installé dans le paysage social, cognitif et psychique au cours du siècle dernier et qui est désormais une « évidence ». Ce renversement c’est celui de la présence simultanée, la proximité physique comme éléments incontournable indispensable de tout échange humain. Avec l’écrit imprimé, il y a une mise en différé de la proximité à l’autre, comme lorsque je lisais) une lettre d’un ami. Avec les médias de masse, la proximité vient de l’intrusion de l’autre dans mon espace personnel : la radio ou la télévision dans la cuisine ou le salon. Lorsque je lis un livre, l’autre, l’auteur est proche de moi et pourtant si distant, presque abandonnant. Avec le téléphone filaire, la proximité s’incarne par le poste téléphonique, son contexte et la voix qui y est associée. Avec le téléphone portable le « t’es où ? » cher à Maurizio Ferraris, nous indique que la proximité se joue du contexte, l’interroge, le reconstruit. Avec l’informatique et Internet (le web en général) on passe une nouvelle étape qui rapproche tous ces moyens techniques (convergence), amplifie les moyens de ces proximités médiées. Autrement dit les moyens techniques numériques à notre disposition changent la perception, mais elles ne changent pas l’humain pour autant.

Dans une éducation renouvelée, la question de la proximité se repose avec de nouveaux repères : entre le maître et l’élève, entre les parents et l’établissement scolaire, entre l’école et le monde extérieur, entre les élèves eux-mêmes. La proximité s’exprime désormais par de multiples moyens. Quand un(e) élève sort de la classe et de l’établissement et que la connexion aux réseaux sociaux est faite il (elle) reconstruit une proximité qui vient d’être perdue physiquement. La continuité communicationnelle est désormais supportée par différentes modalités qui ne sont pas neutres et qu’il est nécessaire de bien connaître pour mieux vivre avec (ou sans). Quand on parle de l’éducation au et par le numérique, on oublie souvent l’humain. Comme si les objets techniques se substituaient alors qu’en réalité ils ne font que prolonger, augmenter, enrichir, modifier. Or c’est bien de l’humain qu’il faut repartir si l’on veut éduquer aux technologies et non pas des technologies elles-mêmes.

Cette thèse qui veut proposer une entrée par l’humain, n’exclut pas la connaissance de la technologie, bien au contraire. Mais comme dans les objets techniques, c’est de l’humain embarqué qui les pilote, il est indispensable de connaître ce qu’est l’humain. Comme par exemple dans un algorithme qui favorise l’apparition sur l’écran de vos amis les plus fréquentés (les plus proches ?). Ainsi l’utilisation d’un réseau social sur un ordinateur ravive la proximité (cf. Stéphana Broadbent) alors qu’il y a distance, voire séparation. En proposant simultanément le synchrone et l’asynchrone, ces sites cumulent l’histoire de la distance et de la proximité en proposant de multiples formes pour nous rappeler l’autre à notre esprit. Car la proximité de l’autre est d’abord dans l’esprit humain, avant même qu’elle le soit dans son « intelligence » (pris au sens de compréhension du monde). L’émotion suscitée par un écrit ou une photo reçue sur Internet est parfois très importante, elle témoigne de la proximité de l’autre, comme s’il était présent, alors qu’il est simplement représenté.

Eduquer à la proximité c’est non seulement faire connaître les fondements techniques de la communication/information numérique, mais c’est aussi faire connaître ses fondements humains. Parmi ceux-ci, il en est une qu’il est urgent de travailler, et en premier pour les adultes, les « plus âgés » : c’est la séparation. Qu’elle que soit la distance, la proximité numérique c’est d’abord la marque de l’absence physique de l’autre et son remplacement par l’avatar et l’artefact : « lorsque tu m’appelles sur mon smartphone, je t’ai en main, je te « sens » là ! ». Il semble bien que nous perdions progressivement le sens de l’absence, celui de la séparation. La valeur proximité a pris une telle importance fondée sur des moyens très puissants, que nous en oublions le silence, la distance de l’autre. Dans un monde numérique, éduquer à la proximité c’est d’abord revisiter la complexité humaine.

Bruno Devauchelle

La chronique de B Devauchelle