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Et si Gargantua avait connu Twitter ? Et si le géant de légende s’était confronté à la contrainte moderne des minuscules 140 caractères ? Et si le héros du roman de Rabelais avait tweeté une des ses journées auprès de son précepteur humaniste Ponocrates ? Des élèves de 1ère du lycée de l’Iroise à Brest se sont lancé cet amusant défi : réécrire collectivement via le célèbre réseau social un chapitre du livre publié en 1534. L’activité les amène à s’approprier le texte par immersion, selon un savoureux jeu de rôle et d’écriture. Elle constitue aussi une « forme-sens » pédagogique tant elle cherche l’adéquation entre l’objet et les modalités mêmes de l’enseignement, tant elle éclaire ce que pourrait être une éducation humaniste au 21ème siècle. L’activité sera évoquée dans un atelier consacré au projet i-voix lors du colloque qui se tient cette semaine à Grenoble autour de l’éducation aux médias.

Un joyeux atelier d’écriture

L’atelier d’écriture, ou de « twittérature », est mené dans le cadre d’une séquence en 1ère L autour de l’humanisme : une heure suffit pour le mener à bien. Les élèves, préalablement initiés au fonctionnement et aux règles d’usage du réseau Twitter, se répartissent par groupes différents moments de la journée « scolaire » du géant telle que Rabelais la décrit dans le chapitre 23 : un compte, celui de « @gargantua21 », a été spécialement créé pour l’occasion, le système des hashtags doit permettre de retrouver et de classer aisément les tweets des uns et des autres.

La consigne est de « rendre compte des diverses activités du héros » : il s’avère que les élèves ont su sélectionner celles qui leur ont paru les plus emblématiques, autrement dit exercer discernement et esprit de synthèse. Ils sont aussi conviés à « insérer des réflexions de Gargantua », à souligner ce que ces activités ont selon lui (et donc selon eux) d’original, d’intéressant, d’ « humaniste » : ainsi l’écriture devient-elle une modalité renouvelée, plus ludique et plus active sans doute, de la lecture analytique. Il est convenu par tous qu’il faut donner l’impression que les tweets sont vraiment écrits par Gargantua : on peut voir combien les élèves ont modifié en ce sens pronoms et temps du chapitre original tout en cherchant à introduire une certaine authenticité, historique et littéraire, ce qui les a conduits parfois à se promener dans des dictionnaires en ligne. Enfin, une ambition est collectivement formulée, celle de faire le moins d’erreurs orthographiques possibles pour « ne pas fâcher le précepteur Ponocrates » et ne pas gâcher l’œuvre collective, que tous espèrent belle : les échanges à ce sujet ont été efficaces, il en reste peu.

D’un bout à l’autre de la séance, les élèves ont témoigné par leur dynamisme de leur bonheur de lire Rabelais et de leur passion d’écrire : l’humour souvent présent constitue comme un hommage au registre rabelaisien et une manifestation de ce « gai savoir ». Le logiciel en ligne « Storify », simple à utiliser, permet ultérieurement à l’enseignant de rassembler et d’organiser les tweets pour retrouver la continuité de la journée et valoriser le travail des lycéens par une production aboutie.

Une expérience numérique de l’humanisme

Des élèves réécrivant Rabelais sont-ils de simples moines copistes réalisant un palimpseste numérique ? Ou plutôt de jeunes humanistes du 21ème siècle retrouvant le plaisir du texte, celui de l’accès personnel à l’œuvre et de la libre élaboration du sens ?

Par-delà l’outil choisi, mais aussi grâce à lui, l’activité invite en effet à découvrir en les expérimentant certains principes essentiels de la pédagogie préconisée par Rabelais : contre la scolastique médiévale, contre la culture de la glose et les apprentissages mécaniques dont il a préalablement décrit les ravages sur son héros, il prône, rappelons-le, une éducation concrète et vivante, gourmande et joyeuse, conduisant l’élève à s’approprier les anciens par l’innutrition et la nature par la promenade, à entrer en relation directe avec les livres, le monde, les autres.

Ainsi les lycéens de 2014 tweetent-ils au nom du héros de la Renaissance :

« Observer puis déduire, tel est le propre de l’humanisme, les amis ! »

« Je me divertis en apprenant. Je me réjouis en me cultivant… Je vais devenir savant ! »

« Physiquement, psychologiquement, philosophiquement et philologiquement, l’enseignement de Ponocrates me passionne véritablement !! »

« Après une fort bonne toilette, Pono insiste pour que nous dissertions autour de quelques branchages et autre feuillage verdoyant. »

« Éducation très originale que m’apporte Pono. On ne naît pas géant, on le devient ! »

Ainsi peut-être, fidèles à Rabelais, invitent-ils l’apprentissage du français à dépasser (enfin ?) la culture scolaire (scolastique ?) du commentaire et de la mémorisation, la pédagogie de l’enseignant en chaire, celle que met trop souvent en œuvre notre système gangrené par le bachotage, celle qui formate les êtres au lieu de les mettre en activité et de libérer leur capacité à se construire.

Une expérience de l’humanisme numérique

Alors « quoi de neuf », comme on dit sur Twitter, depuis 1534 ? Evidemment le support, puisque la page de l’écran, mouvante et fragmentaire, remplace ici celle du livre, statique et linéaire. A la solitude de l’élève Gargantua dans ses apprentissages se substitue aussi la dimension collaborative de l’activité : il faut avoir entendu la quantité et la qualité des interactions entre les lycéens durant la séance pour saisir combien cela donne au travail enjeu, plaisir et efficacité. Citons par exemple ce vif échange entre deux groupes, l’un invitant l’autre à rectifier un de ses tweets, lui demandant de remplacer le mot « astrologie », malencontreusement employé, par le mot « astronomie », figurant chez Rabelais : le débat a fait émerger l’idée que l’humanisme est cette pensée qui cesse de livrer le destin de l’homme à des forces supérieures pour affirmer sa liberté, son pouvoir, son savoir…

La nature même des activités est encore modifiée, complexifiée, enrichie. Quand Gargantua tantôt lit (« puis par troys bonnes heures luy estoit faicte lecture »), tantôt écrit (il apprenait à « bien traire et former les antiques et Romaines lettres »), ses avatars actuels simultanément lisent, écrivent et même publient : ils détricotent le texte pour le retisser instantanément sur la toile, c’est par l’écriture qu’ils en éclairent le sens, c’est par l’immédiate diffusion qu’ils le mettent à la lumière. L’humanisme né de l’imprimerie a libéré la lecture : elle a cessé d’être le privilège des clercs ; elle est devenue un moyen offert à chacun de construire sa réflexion et de se confronter au monde. L’humanisme né avec le numérique libère de surcroît l’écriture : elle a cessé d’être l’apanage des professionnels de la littérature et du savoir ; elle est devenue un moyen offert à tous de participer à l’intelligence collective des œuvres et du réel ; elle s’exerce même désormais là où le monde nous traverse et où nous le traversons : en ligne.

Enfin, faut-il le souligner, l’éducation de Gargantua, comme dans beaucoup de traités pédagogiques de la Renaissance, est aristocratique : fils de roi, il doit se perfectionner dans l’art de la chevalerie et acquérir la capacité à bien gouverner. La réécriture menée via Twitter (et sans aucun doute le numérique en général) présente un enjeu bien plus démocratique : elle veut aider chacun à faire sien un texte désormais difficile parce que relevant de la culture scolaire et savante. Comme le souligne Milad Doueihi, les scholies, en l’occurrence ici créatives, ne sont plus réservées au maître : l’humanisme numérique est « le résultat d’une convergence entre notre héritage culturel complexe et une technique devenue un lieu de sociabilité sans précédent », « la fragmentation qui accompagne le numérique constitue un tournant culturel majeur car elle met en scène un imaginaire lettré, hérité de nos pratiques savantes, désormais à la portée de tous. »

Jean-Michel Le Baut

En version Storify

En version livre numérique

L’essai de Milad Doueihi « Pour un humanisme numérique »

Le colloque de Grenoble