Print Friendly, PDF & Email

Quand Cupidon arrive en classe le maître est bien embarrassé. Comment transférer la séduction de l’enseignant vers sa discipline ? Petits moments de vie scolaire…

Le cours de français s’achève sur une question qui travaille l’humanité depuis des lustres : Qu’est-ce que l’amour ? Le prof, M. Serres lâche enthousiaste : Le besoin de sortir de soi … Il ponctue en donnant ses sources : Baudelaire ; Mon cœur mis à nu, 1867 … Il continue … Sous le nom d’amour, on peut désigner toutes sortes de synergies qui font exister un être dans sa corrélation prégnante à autrui… L’interclasse sonne. Les élèves déguerpissent. Dans le brouhaha le prof bourre son cartable avec ses petites affaires et dans le fouillis il découvre un message sur un bout de papier …  » Je me permets de vous écrire, car je pense que c’est le moyen le plus simple et le plus discret. Je souhaiterais vous parler. Vous pourrez m’appeler sur mon mobile. Mes coordonnées sont dans la fiche que vous avez fait remplir en début d’année. J’avoue avoir une certaine attirance pour vous et surtout beaucoup d’admiration. Anaïs de première L 3. »

En salle 256, avec la Première L3, la question-réponse de Baudelaire, Qu’est-ce que l’amour ? Le besoin de sortir de soi… a soulevé un lièvre, qui a pris la forme de ce poulet rédigé à l’encre bleue avec des points sur les i comme une salve de bulles fragiles prises dans une tourmente. Serres croit d’abord à une erreur de destinataire. Mais il doit se rendre à l’évidence, Anaïs le vise ; l’allusion aux fiches de début d’année est une preuve.

Il confie son désarroi aux ancêtres de la salle des profs qui sirotent un café en se plaignant du ministre. Les plus en verve invoquent Freud et Œdipe ainsi que quelques caractéristiques de l’adolescence. Un prof d’EPS espiègle évoque ses débuts, il y a trente-cinq ans. Jadis, les jeunes mâles fraîchement entrés dans le métier béaient de temps à autres à la splendeur de quelques lycéennes. Il admet volontiers avoir joué avec les nerfs de certaines pour entretenir une ambiguïté toute platonique.

Benoît s’accuse. Un bon prof devrait voir venir ce genre de phénomène. En plus, c’est la deuxième fois que ça arrive. Il y a deux mois, aux interclasses, le tableau se couvrait régulièrement d’un cœur avec ses initiales. Le mystère a été levé quand Pauline s’était fait surprendre par un pion. Alors Monsieur Serres avait grondé la donzelle, qui s’était engagée illico à ne plus dessiner de cœurs ; l’affaire en était restée là.

Lui qui voudrait être reconnu pour sa culture, sa rigueur intellectuelle et son plaisir d’enseigner, le voilà perçu sous l’angle de la séduction. Il doit faire face aux soupçons. Non seulement quelques collègues pensent qu’il n’y a pas de fumée sans feu ; mais de surcroît, les lycéennes qui ne sont pas ses fans, insinuent que leurs copines amoureuses tentent de fausser l’objectivité des notes en faisant du gringue au prof. Benoît ne sait pas comment calmer l’affection impétueuse de ses groupies de première 3. Mais, les circonstances vont lui donner un petit coup de pouce.

Le 15 janvier dernier, M. Serres est revenu au lycée après onze jours d’absence règlementaire pour la naissance de son premier enfant. En Première L3 son retour fut l’occasion d’un changement de vénération. Les fans l’entourent, lui offrent une peluche qui couine pour le bébé, s’intéressent au poids de naissance, font l’interprétation cabalistique du prénom et sont incollables sur l’efficacité de la péridurale. Elles en profitent pour tenter d’arracher des détails sur Madame Serres : nom, prénom, profession, blonde, brune … ? Il est craquant quand il parle de sa fille et même les quelques cernes qu’ils gardent de ses premières nuits de jeune papa l’auréole de gloire.

Tout ce que Benoît dit ou ne dit pas le magnifie à leurs yeux. Rien n’est vraiment réglé pour les groupies, mais rien non plus n’est déréglé. La suite appartient à la patine. La succession des années creusera un écart d’âge entre Benoît et ses élèves. Comme pour tant d’autres le temps marquera ses traits, épaissira ses formes et raréfiera ses cheveux et son professionnalisme grandissant lui permettra de séparer méthodiquement, l’attrait indispensable que doit exercer son enseignement, de la séduction suffragante que laisse échapper sa belle personne.

Gilbert Longhi