Print Friendly, PDF & Email

La « stratégie numérique » de V. Peillon va-t-elle désembourber le char du numérique éducatif en France ? Les trois auteurs répondent aussi aux questions sur les avancées réelles du numérique, la place des ENT et le retard français lu à travers le cas des pays qui ont réussi leur transition numérique.

Vous êtes des acteurs et des observateurs du numérique éducatif. On sait que la France est en queue de peloton pour les usages du numérique en classe. Peut-on identifier les freins ?

Nous avons souhaité dans notre livre adopter une démarche comparative internationale afin de prendre du recul sur ce qui marche et ce qui ne marche pas. La mesure des usages en classe ne fait pas tout le numérique à l’école, et beaucoup reste à dire sur la façon dont elle est effectuée. Pour autant, le constat n’est pas contestable. Les freins limitant le développement du numérique dans l’éducation sont nombreux… Mais le frein le plus important pour la France est certainement le découpage complexe des compétences et la multiplicité des acteurs, notamment au niveau du primaire, qui se traduit par un émiettement de l’action publique et rend difficile la mise en place de politiques numériques cohérentes. La question de la formation, notamment continue, des enseignants au et par le numérique est encore très prégnante (ce sont toujours les cordonniers les plus mal chaussés !). Enfin la question de l’évaluation est essentielle (au Danemark les élèves ont droit à Internet au moment du bac).

Est-ce que c’est « rentable » scolairement d’investir dans le numérique quand on est un acteur local ?

Beaucoup ont cherché à établir des corrélations entre le numérique et les résultats scolaires pour montrer la « rentabilité » de tels investissements. C’est de fait très compliqué. Car d’une part la technologie en elle-même n’est rien. Elle n’est rendue efficace qu’avec une pratique d’enseignement adaptée. D’autre part, les méthodes d’évaluation traditionnelles des élèves ne prennent que peu ou pas en compte – et c’est le cas en France – les compétences et les apports liés au numérique.

Pour autant, nombreux sont les acteurs locaux qui, de par le monde, investissent dans le numérique éducatif et, de fait, certains programmes comme les écoles éloignées en réseau au Québec ont des résultats avérés pour les élèves, les familles et, au delà, pour l’aménagement du territoire. Bien entendu, il existe également des contre-exemples. Nous avons souhaité écrire ce livre pour donner des clés à tous ceux qui souhaitent comprendre comment le numérique peut apporter des solutions à l’école.

Après tout, que peut-on attendre du développement du numérique dans l’école ? Une meilleure lutte contre les inégalités ou des inégalités nouvelles ? Plus d’efficacité ? Moins de coûts ?

La lutte contre les inégalités est un élément essentiel du développement du numérique à l’école. En effet, dans un contexte de quasi généralisation du numérique chez les jeunes, les établissements scolaires restent le dernier rempart contre les deux fractures numériques ; la fracture d’accès qui est d’autant plus grave qu’elle est résiduelle (ainsi tous les enfants doivent avoir accès au numérique à l’école dès le plus jeune âge), mais surtout la fracture d’usage (l’utilisation éducative et intelligente du numérique étant essentiellement le fait des enfants des familles favorisées). Les études européennes les plus récentes montrent – aux dires même des élèves – que l’école a un rôle fondamental dans la confiance qu’ils ont dans leurs compétences à utiliser le numérique. Par ailleurs, le numérique permet de surmonter des difficultés qui sont mal adressées pour l’instant (comme les enfants ayant des difficultés d’apprentissage, ou les « décrocheurs »). Enfin, il nous semble que le numérique est aussi l’occasion de repenser en profondeur les mécanismes de transmission des savoirs. Nous avons essayé de lister quelques modèles émergents pour repenser les lieux d’accès à la connaissance, la pédagogie, ou même inventer des établissements qui sortent du modèle de l’école « caserne » du 19ème siècle.

Quelles avancées avez vous constaté en France ces dernières années ?

Ce qui a radicalement changé, c’est le contexte. Les enfants passent plus de temps devant les écrans qu’à l’école. Penser le numérique comme un support au développement des enfants est plus que jamais essentiel. Le problème de la France, comme des autres pays, n’est pas que l’on n’a pas avancé, mais que la déferlante numérique dans la vie privée et professionnelle a complètement changé la donne en quelques années, sans que l’école ait eu les moyens de mettre cette déferlante à son service.

La France a choisi de développer depuis plus de 10 ans des ENT. Est ce une réussite ? Un des défauts reproches aux ENT c’est leur ignorance des acteurs de terrain. Quelle place pour eux dans la diffusion du numérique ?

Le concept d’ENT, prolongement numérique de l’établissement à l’accès sécurisé, sans publicité, et sans exploitation commerciale des données personnelles est porteur. En France, leur déploiement dans le secondaire est quasiment achevé et on peut parler à ce titre de réussite. Pour autant, les usages, qui sont globalement en constante progression, sont très inégaux d’un endroit à l’autre.

Les facteurs explicatifs sont nombreux, car les ENT, souvent appelés « chaînon manquant » sont le révélateur du fait que les cinq rouages d’une politique numérique éducative (infrastructures, équipement, services numériques et contenus, et conduite du changement) sont bien enchassés. Les acteurs de terrain ont une place centrale dans la diffusion du numérique. Hélas, il existe très peu d’études pour décrire la place que peut avoir chacun. Nous avons essayé, à partir de nos expériences, de commencer à qualifier ce que nous avons appelé l’accompagnement humain. Il s’agit, à notre sens, désormais de la première brique d’une politique numérique et c’est pour cela que nous avons débuté notre description des composantes du numérique par là.

On a l’exemple de pays qui ont réussi une certaine intégration du numérique dans l’éducation. Je pense à la GB. Que peut-on en tirer ?

La GB a beaucoup investi dans le numérique avec de vrais résultats. Ce pays a su conjuguer une vision, une stratégie, des budgets publics importants, une constance des efforts dans le temps (au moins à moyen terme), de l’évaluation par les usagers et un vrai dialogue entre le secteur public et le secteur privé. Tout cela avec la claire conscience (et c’est aussi le cas aux Etats-Unis aujourd’hui) que le numérique éducatif est non seulement un facteur essentiel de modernisation du pays mais aussi mais aussi une filière industrielle stratégique en pleine croissance. Cependant, il nous semble que, parmi les trois modèles d’organisation du numérique que nous avons décrit, aucun n’émerge comme un modèle meilleur que les autres. Nous avons préféré proposer des grilles méthodologiques pour qualifier des projets qui peuvent avoir un impact.

Vincent Peillon a lancé une « stratégie du numérique » qui vient après de nombreux plans. Est ce vraiment une démarche nouvelle ?

La nouveauté est d’aborder cette thématique par la question de la gouvernance qui est un point dur en France sur les questions numériques. Le service public du numérique est consacré par la loi comme un élément clé de la refondation de l’école. La répartition des compétences entre l’Etat et les collectivités locales est clarifiée. La formation initiale des enseignants au et par le numérique est mise en avant. Par ailleurs, le soutien à l’innovation est prolongé que ce soit du côté des enseignants ou du côté des industriels dans le cadre du programme des investissements d’avenir. Reste maintenant à savoir comment le numérique va être intégré dans les programmes. La redéfinition actuelle par le Conseil des programmes du socle commun de connaissances et des programmes qui en découlent, est absolument essentielle à cet égard. Il est donc encore trop tôt pour savoir si la démarche entamée atteindra ses ambitions d’un point de vue numérique.

Propos recueillis par François Jarraud

Joël Boissière, Simon Fau, Francesc Pedró, Le numérique Une chance pour l’école, Armand Colin, ISBN 9782200279844

Commander