Print Friendly, PDF & Email

Sur le site HAL d’« hyper articles en ligne », les chercheurs Eric Delamotte, Vincent Liquete et Divina Frau-Meigs consacrent une étude à « la translittératie ou la convergence des cultures de l’information ». Le terme savant de « translittératie » recouvre des compétences essentielles sur les plans culturel, citoyen ou professionnel, et donc désormais au cœur des missions de l’Ecole : « l’ensemble des compétences d’interaction mises en œuvre par les usagers sur tous les moyens d’information et de communication disponibles », de l’oral au livre, en passant par les différents médias et bien entendu les environnements numériques. Les auteurs de l’étude éclairent certaines difficultés rencontrées en la matière par les jeunes, et leurs comportements lors de dispositifs scolaires comme les TPE et les PPCP : de quoi inciter l’Ecole à renouveler ses pratiques, voire ses règles…

Favoriser une réflexivité sur les usages

Certaines lacunes ont ainsi été repérées chez les élèves. Ils ont du mal à apprécier les possibilités de l’outil numérique qu’ils utilisent : ils « supposent plus le potentiel qu’ils ne le testent réellement, et découvrent souvent très tardivement des offres et des fonctionnalités pourtant à leur disposition », il convient alors de développer la « capacité à se projeter et à les auto-expertiser par soi-même ». Ils ont aussi des difficultés à construire leur savoir-faire sur le long terme : « les diverses stratégies et actions mises en œuvre par les adolescents s’inscrivent sur la réalisation de tâches dans le contexte d’apprentissage ou de découverte donnés, mais moins dans l’organisation et la pérennisation de mémoires personnelles de travail ». Enfin, les usages s’avèrent trop souvent routiniers et répétitifs : « l’enjeu consiste à se détacher de sa capacité à chercher et à recevoir l’information, menée parfois de manière systématique, voire mécanique », il s’agit de favoriser le « discernement de ce qui pourrait être fait autrement ».

TPE et PPCP au cœur de la question

Les auteurs s’intéressent particulièrement à des dispositifs qui au sein de l’Ecole mettent en œuvre des pratiques translittéraciques : les Travaux Personnels Encadrés et les Projets Pluridisciplinaires à Caractère Professionnels. Dans ces activités qui restent hélas encore à la marge du système français, l’élève travaille de façon plus autonome pour construire son propre parcours de recherche et de réécriture de l’information, organiser ses tâches et son processus de travail, produire lui-même le contenu. L’étude montre que la plupart des séances constituent non des « temps privilégiés de travail », mais plutôt « un moment de communication spécifique où les élèves croisent entre eux leurs résultats et données recueillies », tandis que « les adultes régulent entre eux leurs niveaux d’exigence et de suivi des projets engagés ».

Stratégies de répartition des tâches

Le dispositif amène souvent à une distribution très précise des tâches entre les élèves du groupe. Cette répartition se fait en fonction de différents critères : « les supposées compétences et habiletés techniques de certains élèves par rapport aux autres membres du groupe, la disponibilité de certains élèves à pouvoir se déplacer et se rendre sur les lieux fournisseurs d’information, extérieurs de l’établissement, et enfin, la capacité de synthèse et de qualité rédactionnelle de certains élèves ». A l’intérieur du groupe, un élève assure en général « une fonction d’intégrateur des contenus, principalement fournis par les autres : il alimente peu à peu le résultat des recherches menées par le collectif ». Par ailleurs, un « élève-leader » est souvent chargé des tâches essentielles (élaborer le plan, réécrire, comparer et enrichir les données recueillies) et d’organiser la vie du groupe (planification et répartition du travail). Il apparaît que « la plupart des élèves-leaders utilisent moins que les autres l’ingénierie technologique mise à disposition par les enseignants responsables du TPE, se qualifiant même parfois de « technophobes » ou d’adolescents particulièrement maladroits. ». Les auteurs soulignent l’écart « entre compétences opérationnelles d’une part et compétences éditoriales et organisationnelles d’autre part » : « une translittératie aboutie peut tendre à une meilleure intégration des deux ».

Stratégies d’élaboration du contenu

L’étude souligne par ailleurs la complexité du travail de recherche et de traitement de l’information. Pendant les séances de TPE, de nombreuses activités cognitives sont mobilisées : lecture en survol, sélection et prélèvement des extraits de documents qui seront ensuite retenus ou rejetés pour la rédaction finale, réécriture partielle débouchant sur des « formes d’hybridation plus ou moins complexes ». Pour réaliser ce work in progress, il faut « un environnement numérique de travail stable et fonctionnel, appelé à être utilisé dans et hors de l’établissement, au fur et à mesure de l’avancée de la tâche ». On observe en moyenne cinq versions différentes de la production, d’où un « dialogue pédagogique parfois difficile », car élèves et enseignants, « lors de temps de rencontre et de régulation, ne font pas appel au même contenu ».

Stratégies d’externalisation

Il apparaît encore que l’environnement numérique de l’établissement n’est pas le lieu le plus souvent choisi par les élèves pour communiquer et partager : il y a « externalisation de la production scolaire ». Raisons avancées par les élèves : « l’austérité des environnements mis à leur disposition, certaines limites de fonctionnalités, et surtout, l’impossibilité pour eux de fermer leurs pages personnelles à la lecture des enseignants et donc de rendre invisible leur travail pendant la première période d’élaboration du sujet ». D’où des stratégies de contournement sont mises en œuvre : les comptes Facebook personnels sont utilisés « pour stocker les informations, données et documents, repérés lors des séances de travail dans l’établissement, pour ensuite y revenir, hors temps scolaire, les lire, les annoter, les compléter et mettre en alerte les camarades membres du même groupe » ; des pages personnelles ou des blogs servent à « enrichir les liens repérés, par la production de résumés et de diverses indications justifiant de la sélection et de l’intérêt porté à la ressource sélectionné » ; la messagerie personnelle sert « d’alerte pour des documents repérés par un élève lors de navigations web ». Autrement dit, le travail scolaire s’émancipe de l’Ecole, mais échappe aussi à son pouvoir pédagogique : « ces trois usages révèlent un ensemble de dispositifs sémio-techniques qui échappent à la lecture et l’appréciation des adultes, sur lesquels aucune régulation ou apprentissage ne vient se greffer ».

Les réflexions d’Eric Delamotte, Vincent Liquete et Divina Frau-Meigs sont susceptibles d’aider les enseignants à comprendre les pratiques translittéraciques des élèves dans le cadre scolaire : celles-ci restent bel et bien à améliorer, enrichir, affiner. C’est dire si l’Ecole, en matière de cultures de l’information et de la communication aussi, a un rôle éducatif essentiel à jouer. Encore faut-il qu’elle le comprenne et le permette…

On conclura à ce sujet sur une anecdote. Dans un lycée breton, un groupe de TPE a choisi de réécrire via Facebook le film de David Lynch « Elephant Man » pour interroger la façon dont le réseau construit l’image de soi : le site est filtré au lycée, le travail y devient donc impossible. De nombreux élèves confient utiliser le même réseau pour partager textes, documents, réflexions, liens : le site est filtré au lycée, un tel travail de construction collective des savoirs y est donc lui aussi impossible. Dans le même temps, les élèves montrent à leurs enseignants ébahis comment ils accèdent d’un clic à des sites de petites annonces de prostitution ! Faire d’internet à l’Ecole, des réseaux sociaux en particulier, tout à la fois un objet d’étude et un outil d’apprentissage, sera-ce longtemps encore une utopie ?

Jean-Michel Le Baut

L’étude