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« Au-delà de la mythologie institutionnelle du « donner plus à ceux qui ont moins », l’éducation prioritaire connaît une situation très préoccupante ». Choukri Ben Ayed continue, avec cette seconde partie, son analyse de l’éducation prioritaire. Dans cet article il met en évidence le manque de soutien pour l’éducation prioritaire. L’Insee , puis la Cour des comptes ont montré que l’Etat investit au final moins dans les établissements prioritaires que dans ceux de centre ville. Comment comprendre cette situation ?

Dès lors que l’on examine soigneusement le principe de « donner plus à ceux qui ont moins », à propos de l’éducation prioritaire, la situation apparaît bien complexe. Lorsque, sans pour autant être spécialiste, on consulte les écrits juridiques relatifs à la notion de discrimination positive en France, on est surpris de constater que l’éducation prioritaire retient peu l’attention, voire nullement. Nous faisons bien évidemment ici référence à une conception stricte de la discrimination positive donnant lieu à l’écriture de lois constitutionnelles, ou relevant de la jurisprudence constitutionnelle. Le principe de l’égalité de traitement étant toujours très structurant dans le droit français, les exceptions sont rares. Les terrains d’élection des juristes sur ce plan ne sont nullement l’éducation prioritaire mais des sujets d’une toute autre nature comme la parité en politique, les emplois « réservés » handicap, ou encore le statut particulier des collectivités d’Outre mer ou de la Corse. Pour le dire clairement, au sens d’une application stricte du principe de discrimination positive : l’éducation prioritaire en France n’existe pas. Le mot « prioritaire » n’a en effet pas de consistance juridique particulière. Si l’on convoque certaines sources officielles, nous ne sommes pas surpris de ce constat.

Ce qui est en revanche surprenant c’est que ces informations semblent peu impacter les débats publics à propos de l’école. Plus préoccupant encore, des principes comme « donner plus à ceux qui ont moins » ou « l’éducation prioritaire constitue une politique de discrimination positive », continuent d’être enseignés comme principes intangibles ou sont mentionnés, sans recul critique, dans certains manuels de sociologie ou de sciences de l’éducation.

L’étude de l’Insee

Les faits sont pourtant têtus. La première publication de l’INSEE de 2004, dans la revue Économie et statistique (Bénabou R., Kramarz F., Prost C., 2004, « Zones d’éducation prioritaires : quels moyens pour quels résultats ? », Revue Économie et statistique, n° 380), nous apporte les démentis suivants :

• « Les subventions de l’État ne sont pas plus importantes pour les collèges en ZEP, sauf pour les bourses, mais pour des différences faibles. Il n’y a pas de priorité non plus de la part des départements qui assurent le budget de fonctionnement. Finalement, les recettes des collèges sont même plus importantes hors ZEP ».

• « C’est dans les zones prioritaires que l’on compte le plus d’enseignants de moins de 35 ans et de non titulaires ; les salaires moins élevés de ces professeurs compensent probablement, en partie, le surcoût des ZEP résultant des postes supplémentaires et des crédits indemnitaires ».

• « Les résultats obtenus jusqu’ici permettent donc de tirer deux conclusions principales quant à l’impact de la politique des ZEP sur les « inputs » pédagogiques quantitativement mesurables mis en oeuvre. Premièrement, les moyens accordés aux zones prioritaires sous forme de postes et heures supplémentaires sont très faibles. Deuxièmement, les primes, ou avantages en termes de promotion, attribuées aux enseignants de ZEP n’ont pas permis de stabiliser le personnel enseignant de ces établissements ».

Nous sommes donc là face à des informations cruciales : non seulement cette publication d’économistes suggère que l’éducation prioritaire n’est en rien prioritaire, et que loin d’être sur dotée, elle serait en réalité sous dotée ! On comprend alors que cette politique retienne peu l’attention des juristes spécialistes de la discrimination positive.

Le rapport de la Cour des Comptes

La publication en avril 2012 du rapport de la Cour des comptes, « Égalité des chances et répartition des moyens dans l’enseignement secondaire », (Cour des comptes, avril 2012) confirme largement les observations de l’INSEE. Ce rapport s’intéresse aux conditions de réalisation de la rentrée de 2011, en comparant notamment les académies de Paris et de Créteil (qui regroupe les départements de Seine-et-Marne, de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne).

Certes il s’agit d’une échelle plus large que celle de l’éducation prioritaire mais l’une des académies choisie, celle de Créteil, compte parmi celles les plus en difficulté en France, comme l’on montré plusieurs travaux sociologiques. Le rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale de janvier 2003 consacré à « l’Évaluation de l’enseignement dans l’académie de Créteil », décrit ce territoire en ces termes : « L’académie de Créteil est confrontée à des difficultés majeures » ; « un environnement socio-économique très contrasté et extrêmement pauvre dans certaines zones » ; « les problèmes des banlieues, la paupérisation, les violences, une immigration déjà ancienne, marquée par l’arrivée récente de nombreux non-francophones ». Bref, un territoire exemplaire pour éprouver la validité du principe de « donner plus à ceux qui ont moins ».

En dépit de ces caractéristiques voici le constat de la Cour des comptes : à la rentrée 2011, l’académie de Créteil accueillait 3 836 élèves de plus dans le second degré et perdait 426 postes, alors que l’académie de Paris qui accueillait 1 000 élèves de plus en gagnait 20. La Cour estime le coût d’un élève du 1er degré à 2 861 euros dans l’académie de Créteil contre 3 134 euros à Paris. Le coût d’un élève dans le 2nd degré est de 47 % plus élevé à Paris que dans l’académie de Créteil.

La scolarisation des 2-3 ans est de 0,9 % dans le département de la Seine-Saint-Denis alors que la moyenne nationale est de 13,4 %. La proportion d’enseignants de moins de 30 ans dans l’académie de Créteil est de 21,6 % contre 9,2 % pour la moyenne nationale. La Cour formule alors l’appréciation suivante, au combien lourde de sens pour notre propos :

• « Au vu de ces chiffres et de leur évolution récente, aucun élément attestant d’une politique particulière en matière de réduction des inégalités n’apparaît donc de manière flagrante. (…) Alors même que les outils sont disponibles, le ministère ne se met pas en position d’analyser précisément les inégalités territoriales, leurs causes et leurs moyens de les limiter. (…). Si le ministère souhaite réellement lutter contre les inégalités géographiques de résultats des élèves, une profonde inflexion de ses politiques et une réforme de son mode d’allocation des moyens apparaissent indispensables ».

Dans le référé qui accompagne le rapport, la Cour des comptes précise davantage ses griefs : il n’y a aucune corrélation entre les difficultés des élèves et le mode d’allocation des moyens d’enseignement (en dépit de trois décennies d’éducation prioritaire et de la promulgation de plusieurs loi d’orientation et de programmation sur l’école pourrions nous ajouter) :

• « La Cour observe une absence de corrélation entre les difficultés scolaires constatées sur le terrain et les moyens d’enseignement alloués par le ministère de l’éducation nationale, voire même des situations paradoxales, dans la mesure où des établissements confrontés à un échec scolaire important peuvent être moins bien dotés que des établissements qui ont des taux de réussite plus élevés (…). De même, les collèges confrontés aux situations les plus difficiles du point de vue des résultats scolaires peuvent disposer d’une dotation globale horaire et d’un nombre d’adultes pour 100 élèves, qui peuvent être moins élèvés qu’ailleurs »

• « Dans la mesure où ces modèles de répartition ne se fondent pas sur les difficultés scolaires constatées ni sur leur intensité variable selon les territoires, ils ne peuvent compenser les inégalités scolaires en allouant les moyens publics en faveur des élèves qui en ont le plus besoin »

Quel meilleur exemple que cette conclusion de la juridiction financière pour constater à quel point le régime de l’éducation prioritaire est pour le moins sous-administré, si ce n’est sous-réglementé. Et surtout qu’il n’a nullement impacté en profondeur les modalités d’allocation des moyens d’enseignement. Le mot « prioritaire » devient de plus en plus chimérique.

Comment comprendre cette situation ?

Plusieurs hypothèses pourraient être formulées qui iraient de la mauvaise volonté des dirigeants à faire évoluer la situation, à des considérations comptables qu’il conviendrait d’examiner de près. Nous ne pourrons examiner toutes ces hypothèses par manque de place, nous nous arrêterons sur une seule dans la lignée de notre propos général. D’aucuns pourraient en effet considérer que s’il n’existe pas en France de réelle politique de discrimination positive en matière d’éducation prioritaire, ce serait pour des raisons de droit, un peu comme si le droit que nous évoquons pour protéger et promouvoir les plus faibles se retournerait contre eux. L’argument d’une absence de différenciation pour motifs de droit est-il valable ?

Choukri Ben Ayed

Université de Limoges, Groupe de Recherche et d’Études Sociologiques du Centre Ouest

A suivre dans une dernière partie demain

Education prioritaire : Pour une mise en ordre conceptuelle