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D’où viennent les « jeux sérieux » ? Quels sont leurs usages ? Comment les sauvegarder ? La BnF organise une série de manifestations autour de cette nouvelle forme d’apprentissage. En clôture, une après-midi d’étude, centrée sur les sujets de société, a réuni le 5 février concepteurs de jeux, enseignants-chercheurs et experts de la BnF pour analyser ce phénomène en plein essor, de l’école au travail, de la formation professionnelle à l’éveil à la citoyenneté.

Mission inédite : conserver un média singulier et éphémère

« Il arrive au législateur d’être visionnaire. Avec l’instauration du dépôt légal pour les logiciels et les jeux vidéo en 1992, nous avons un exemple qui oblige la Bibliothèque nationale de France depuis son ouverture en 1994 à relever le défi » souligne Christophe Gauthier, directeur du département audiovisuel. Ainsi la BnF est-elle une des rares bibliothèques patrimoniales au monde qui recense et collecte les « serious games ». Cette obligation implique plusieurs missions pour l’établissement public : asseoir la légitimité de ces nouveaux « objets » par leur entrée dans le champ patrimonial ; appréhender leurs modèles économiques en évolution ; interroger les mutations des métiers induits par ces productions, y compris les métiers de bibliothécaires ; mettre à la disposition du public des « objets » qui ne durent pas et qui changent vite de supports comme de contenus ! En bref, proposer à tous des outils de compréhension et d’appropriation de nouvelles formes de la culture de masse.

Nommer et raconter l’histoire des « jeux sérieux »

Outre les questions de terminologie et de néologie exposées par Aurélia Rostaing de la BnF, le recensement et l’examen des titres reçus permet de remonter aux sources des « jeux sérieux » et à leur préhistoire, comme l’explique Elodie Betrand en charge de ces questions. Selon elle, l’intérêt du monde éducatif pour les possibilités des jeux vidéo remonte au début des années 70 avec la première console, l’Odyssey de Magnavox, offrant aux enfants la possibilité de reconnaître les animaux dans « Fun Zoo » ou les différentes parties du corps humain avec « Simon says ». En France, l’année 1985 a vu fleurir ce genre de productions avec l’édition de programmes ludiques utilisables par les enseignants, au moment du lancement du plan Informatique pour tous : « Feu vert, le village de la prévention rurale », « Cap sur l’aluminium » co-édité par le CNDP et la chambre syndicale de l’aluminium.

Julian Alvarez, membre du Play Research Lab, laboratoire Recherche et développement en ludologie (Université Lille 1 et Chambre de commerce et d’industrie du Grand Hainaut), situe la véritable naissance du « serious game », à la croisée du jeu et de l’application utilitaire, avec le lancement en 2002 par l’armée américaine de « America’s army » destiné aux soldats. Loin de cette « vocation » initiale, le terme s’est répandu pour désigner « un jeu avec des règles et des objectifs pour informer et apprendre, un artefact numérique ou non visant un marché s’écartant du pur divertissement ». Les avancées technologiques permettent régulièrement de renforcer les atouts spécifiques de ce médium dans l’acquisition de connaissances. En plus des jeux sérieux strictement pédagogiques (« Eonautes , le Français langue étrangère, jeu d’aventures par immersion, 2012, par exemple), Julian Alvarez recense différentes catégories : des jeux pour véhiculer des messages à tendance humanitaire, (« Darfour is dying », 2006), éducative (« Mobiclic », code de la route), sanitaire ( « Happy night », contre la consommation excessive d’alcool, 2008, ou « Times out », gestion individuelle du diabète) ; d’autres « serious games » à fonction d’entraînement physique, cérébral… ; d’autres encore propres à favoriser l’échange de données scientifiques entre chercheurs.

Diversification des applications, de la formation à l’information

Selon une étude récente du Play Research Lab, dans les années 2000, l’éducation représentait 65,8% de la part des domaines couverts par les « serious games » tandis qu’aujourd’hui l’éducation représente 25,7% des domaines concernés (santé, environnement, humanitaire, formation, information…). Un phénomène en plein essor encore à la recherche de modèles économiques tant il parait difficile de comparer le mode de financement d’un « serious game comme « Invaders » vantant les mérites d’une boisson américaine et celui de « Food force », le jeu de simulation d’une famine sur une ile déserte causée par la faim et une guerre civile, destiné aux 8-14 ans, crée en 2006 par le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations Unies et présenté par Agathe Visier du bureau France.

L’atelier « formation professionnelle », organisé par le lab BnF, fait la démonstration d’autres usages des serious games : « Rescue Sim », simulation en 3D d’une situation d’urgence (l’incendie dans un centre commercial) pour la formation des pompiers, « I-care », programme porté par l’université de Toulon avec Airbus Europter, application avec interface de vol, 3D en temps réel pour préparer les pilotes d’hélicoptère à gérer crashs et crises, « Ambassador », présentation ludique et interactive -en 5 langues-des métiers aux nouveaux arrivants dans l’entreprise Suez Environnement.

« News games » et citoyenneté

L’essor des « serious games » interroge aussi les voies d’accès à l’information et ouvre des pistes inédites selon les jeunes créateurs et diffuseurs en ligne venus témoigner de leur expérience. Eric Brown, co-fondateur du studio américain Impactgames, explique la conception de « peacemaker », un jeu de simulation, sensé, non violent et innovant pour choisir la paix entre Israël et la Palestine, élaboré après consultation d’experts des deux pays, notamment. Ce créateur insiste sur les témoignages recueillis chez les joueurs (y compris dans les deux pays concernés), leur compréhension nouvelle des enjeux du conflit, du rôle de la censure et du caractère inconfortable de la vérité… Alexander Knetig, chargé de programmes web pour Arte France, partage les mêmes exigences dans l’élaboration de « news games », lesquels, selon lui, peuvent mettre au jour des mécanismes socio-économiques et politiques. Il détaille la conception du jeu documentaire au cœur de l’industrie pétrolière, tourné par David Dufresne au Canada à Fort McMurray, 3ème réserve mondiale de l’or noir. Dans cette ville où il suffit de brûler le sable pour en tirer le pétrole, provoquant un désastre écologique, des milliers de gens affluent dans l’espoir de faire fortune. Le jeu, intitulé « Fort Mc Money », dont le deuxième épisode vient d’être mis en ligne, confronte le joueur à des situations et des personnages réels et à des choix « qui vont déterminer son expérience » de la réalité et sa prise de conscience. Comme Florent Maurin, journaliste et concepteur de news games (« Primaires à gauche », récemment, « Municipali » aujourd’hui, pour le site du quotidien Le Monde), cette nouvelle génération met l’information au cœur du métier avec l’ambition de développer l’esprit critique en utilisant la dimension ludique et la longue durée propres aux « serious games » : il s’agit, selon eux, d’inventer « une grammaire de l’interactivité », applicable à d’autres domaines.

La richesse du débat donne, en effet, un aperçu de tous les prolongements éducatifs de ces jeux en devenir. Certains comparent d’ailleurs l’expérience des serious games aux travaux pratiques, compléments indispensables aux formes d’expression et de communication linéaires. Le foisonnement des questions suscitées conduit à s’interroger sur les modes de diffusion des jeux sérieux après leur première exploitation puisqu’il s’agit de créations qui meurent.

D’où le rôle important de la BnF en matière de recensement, de conservation (au-delà des questions de confidentialité et de concurrence économique) et d’exposition en direction du public le plus large afin que les idées originales dans ce domaine ne soient pas perdues et nourrissent la conception des futurs jeux sérieux.

Samra Bonvoisin

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