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Pourquoi 79% des professeurs de lettres sont des femmes quand ce n’est seulement que 39% des philosophes ? Pourquoi seulement 45% des professeurs de maths, 43% des enseignants de physique-chimie, 6% des enseignants d’informatique appartiennent au sexe féminin quand c’est le cas de 83% des professeurs de langues ou 65% de ceux d’arts ? Pour Claude Lelièvre, historien de l’éducation, cela a à voir avec l’histoire des disciplines. Cela vient de loin….

L’enseignement secondaire féminin, créé à l’initiative de Camille Sée dès 1880 avec l’appui décisif de Jules Ferry, se différencie nettement du secondaire masculin de l’époque. Comme c’est une création de toutes pièces, sans antécédent, les différences sont d’autant plus significatives et révélatrices. Et elles durent.

Il est vrai que cet enseignement secondaire pour les femmes a rencontré l’incompréhension d’un certain nombre de contemporains, voire une hostilité plus ou moins goguenarde. On pourrait dresser un florilège rétrospectivement accablant des préjugés, voire des insanités énoncés alors sans retenue sur la place publique. On se contentera d’un exemple pour donner le ton. Le « Mémorial d’Amiens », un quotidien de la droite modérée, commence benoîtement par mettre en valeur (déjà !) que « les instituteurs américains – qui admettent les deux sexes dans leurs écoles – ont reconnu que les jeunes filles sont meilleures écolières, plus dociles et plus attentives que les garçons, plus intelligentes même ». Mais c’est pour mieux faire valoir que « les Américains nous ont appris aussi qu’à partir de 16 ans la proportion change brusquement. La jeune fille revêt alors des qualités très brillantes, mais d’un ordre non scientifique, et l’inaptitude de la femme aux études théoriques saute aux yeux. Ce qui montre d’ailleurs cette inaptitude des femmes aux études théoriques, c’est qu’on ne les a jamais vues se diriger vers celles qui leur ont toujours été permises : on ne voit pas de femmes mathématiciennes, ni chimistes, ni même compositrices de musique. Il y a juste assez d’exceptions pour confirmer la règle : les femmes savantes sont des exceptions, comme les femmes à barbe, mais plus rares » (26 juillet 1883) .

Jules Simon, philosophe spiritualiste, ancien ministre de l’Instruction publique, l’alter ego de Jules Ferry au Sénat, n’hésite pas à annoncer que si on offre la possibilité aux jeunes filles de faire des études philosophiques, « elles y gagneront ou que la folie les étreindra à bref délai, ou qu’elles deviendront athées. Les femmes supérieures qui se sont occupées de philosophie n’ont été sauvées que par la religion. Il faut, en effet, pour se livrer fructueusement aux études philosophiques, des cerveaux d’hommes mûrs déjà préparés ( interview dans « L’Abbevillois » du 28 juillet 1882).

Finalement, la philosophie et les humanités classiques (qui sont alors les fleurons du secondaire masculin ) ne sont pas au programme du secondaire féminin. Pour l’essentiel, il s’agit d’un enseignement de lettres et de langues vivantes modernes. En mathématiques, il est préconisé « un programme essentiellement distinct » de celui des jeunes gens ; Maitrot, le rapporteur dans cette discipline, s’en explique clairement : « il serait inutile, et même fâcheux de développer chez les jeunes filles l’esprit d’abstraction ; d’autre part, elles n’ont que faire des mathématiques appliquées puisqu’elles ne deviendront pas ingénieurs ». Quant aux programmes de sciences naturelles et physiques, ils doivent être restreints : les sciences pourraient dessécher les jeunes filles, amoindrir leur grâce et leur sensibilité…

On ne devrait donc pas s’étonner outre mesure que le taux de femmes soit très élevé parmi les professeurs actuels de lettres et de langues modernes, médiocre pour ce qui concerne les mathématiques et la physique, et encore plus bas relativement pour la philosophie.

Claude Lelievre