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Et si tous les élèves avaient entre leurs mains un précieux outil pédagogique que l’Ecole aurait intérêt à exploiter plutôt qu’à interdire ? C’est le pari d’Eric Floerke, professeur de lettres au lycée Théodore Deck de Guebwiller : pour mieux s’approprier les ressorts du genre romanesque, les élèves ont été invités à réaliser des séquences vidéos à l’aide de l’objet tant décrié : leur smartphone. En transgressant ainsi un tabou, Eric Floerke nous livre quelques précieuses leçons : pour développer les connaissances, il faut favoriser les activités créatives et collaboratives ; le professeur de français a pour mission la maîtrise réfléchie non seulement de la langue, mais aussi du langage de l’image et des outils numériques ; rien de ce qui appartient au monde des élèves ne saurait être étranger à l’Ecole …

Dans quelques jours, les 16 et 17 mai, le 7ème Forum des enseignants innovants, organisé par Le Café pédagogique, accueillera une centaine de professeurs sélectionnés par leurs pairs des associations professionnelles. Il nous donne l’occasion de faire connaitre dès maintenant quelques uns de ces projets.

Votre projet utilise un outil prohibé dans la plupart des établissements scolaires : le portable. Pourquoi un tel choix ?

A l’ère du numérique et de l’usage intempestif du téléphone portable, il m’a semblé urgent de créer en classe un espace d’apprentissage mêlant développement des connaissances littéraires et usage formateur du portable – le mot « formateur » étant ici employé en opposition à l’usage déformant et toxique imposé par le marketing, et dont nous constatons tous les jours certains méfaits chez les élèves : dispersion de l’attention, formatage des comportements de consommateurs, isolement, passivité, addiction. En tant que professeur de lettres, j’ai donc imaginé un projet permettant d’intégrer le portable à une activité d’apprentissage du cours de français. Outre l’usage du portable, ce projet prend aussi en compte l’omniprésence de l’image dans l’environnement quotidien des élèves.

Concrètement, quels usages en ont été faits dans le cadre de vos cours ?

Mené en seconde dès les premières semaines de cours, le travail proposé est le suivant : aborder les principales composantes du genre romanesque (l’action, le cadre spatiotemporel, les personnages, la voix narrative) par le biais d’une séquence vidéo de 5mn. Par groupes de 6, les élèves doivent réaliser une séquence vidéo avec le téléphone portable. La classe comptant 36 élèves, 6 groupes sont constitués. La tâche est la suivante : illustrer une expression lexicalisée mentionnée par le dictionnaire Le Robert, et faisant intervenir le mot « aventure » (« dire la bonne aventure », « avoir une aventure », « une mauvaise aventure », « aller à l’aventure », etc.). Des critères d’appréciation sont élaborés collectivement : le jeu des acteurs, la cohérence de l’action proposée, le choix des cadrages, de la musique, le montage et la gestion du temps. Par le biais du dispositif « lycéens au cinéma », la classe est initiée à la nature et à la fonction des différents plans (plan large, rapproché, champ/contrechamp, etc.). Pour répondre aux questions d’ordre technique de ses camarades, un élève de première que j’ai par ailleurs en cours et qui travaille la vidéo avec son père, est venu présenter dans la classe une de ses réalisations (par le biais du vidéoprojecteur). Le calendrier de travail est ainsi fixé : l’élaboration collective demandant aux élèves de se rencontrer hors des cours, j’ai programmé la séance de restitution des travaux après les congés de la Toussaint pour permettre aux élèves, pendant les congés, d’être plus libres d’organiser leurs rencontres selon les disponibilités de chacun.

Au final, quel vous semblent les intérêts d’un tel projet ?

Le projet permet de développer un usage formateur, socialisant, du téléphone portable (contre le pouvoir du marketing auquel cette technologie est malheureusement abandonnée aujourd’hui, de façon souvent irresponsable au vu des effets toxiques générés – dont notamment la baisse tendancielle de la capacité d’attention et de concentration), Par usage formateur, il faut d’ailleurs entendre les principales missions de l’école : la formation du jugement, le recul critique, l’émancipation – autant de capacités ruinées par l’orientation mercantile des usages dominants. Les élèves développent aussi leur maîtrise technique des outils : ils partagent leurs connaissances et leurs usages des logiciels gratuits disponibles, qu’ils soient de montage, de scénarisation, d’intégration d’effets visuels ou sonores (par exemple Celtx, Sony Vegas Pro, Audacity, Windows Moviemaker, After Effect).

Cette formation au numérique est articulée avec des objectifs disciplinaires : le travail permet d’acquérir des connaissances requises en lettres pour l’étude du genre romanesque, par exemple, mais aussi pour ce qui concerne les compétences orales, il permet aussi de développer un regard critique sur la production vidéo et cinématographique.

Enfin, le projet nous livre certains enseignements : il faut donner une part plus importante à la créativité dans la formation, ainsi qu’à l’autonomie et au sens du travail collectif, il faut réduire l’écart existant entre l’Ecole et les pratiques quotidiennes des élèves en matière d’usage du numérique.

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut