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Sous les dehors convenus d’une fiction centrée sur la crise adolescente d’un jeune garçon « mal dans sa peau », d’où vient le charme envoutant du premier film d’Hélier Cisterne ? Comment son héros, timide et apprenti le jour, intrépide et graffeur la nuit, parvient-il à nous entraîner dans son sillage rebelle ? Sans négliger la dimension sociale, le jeune cinéaste surmonte les pièges du naturalisme et nous immerge dans l’imaginaire créatif et l’univers secret d’adolescents révoltés. A rebours des clichés, les graffitis urbains dévoilent sous nos yeux leurs beautés secrètes comme des gestes artistiques, des territoires de liberté, arrachés à la nuit des villes par des jeunes qui tentent de tracer leur route dans l’existence.

Le poids des conditions sociales

Crissement de pneus, traînée de fumée blanche dans la nuit, griserie de la vitesse, hurlement jouissif du jeune conducteur…d’une automobile « empruntée » par Chérif, 15 ans. Regard lourd, visage fermé, le garçon n’en mène pas large dans le bureau de la juge et face à sa mère quand il s’agit d’expliquer son acte. Les premiers plans paraissent nous installer en terrain connu : un jeune sur la pente de la délinquance, le rappel à la loi, la faillite familiale et la séparation nécessaire. Le garçon en souffrance est en effet accueilli chez son oncle et sa tante à Strasbourg pour y préparer un CAP de maçonnerie, ville où il retrouve son père, d’origine algérienne, travailleur dans le bâtiment, sur le chantier où ce dernier propose à son fils de faire son stage en alternance. Choc des cultures avec cet homme qui parle aussi arabe avec des collègues sur son lieu de travail, échanges difficiles avec sa « famille d’accueil », bagarres dans la cour et décrochages en tous genres…le parcours de formation est saisi par une caméra attentive dans ses soubresauts et ses impasses, sans simplisme ; ainsi affleurent en particulier l’impuissance attentionnée du père qui essaie de partager l’intérêt pour son métier, le rapprochement impossible avec une mère déchirée face au mutisme de son fils ou l’affection contrariée avec le petit frère à travers un échange à distance par « skype ». Jamais ces moments de réalisme, d’une grande intensité, n’ont le temps de peser sur le rythme de l’ensemble car « la vraie vie » est ailleurs. Thomas, son cousin, figure apparente du bon garçon, ouvre à Chérif de nouveaux horizons, insoupçonnés.

La société secrète des graffeurs urbains

Comme pour sceller un pacte, le premier initie le second à sa passion : un petit film visionné ensemble nous montre les exploits d’un graffeur inconnu qui parvient à taguer les murs les plus inaccessibles de la ville avant de poster sur internet les vidéos ainsi réalisées ; l’inconnu signe « Vandal » et la bande d’amis graffeurs dont Thomas fait partie lance le défi de démasquer le taggueur insaisissable. D’un seul coup, l’existence banale de Chérif bascule dans une autre dimension, souterraine et onirique. Au fil des expéditions nocturnes dans les rues de la cité, armés de bombes à peinture et de lampes torches, les jeunes insurgés bondissants rusent avec l’interdit et sa transgression, -de l’échappée réussie à la poursuite d’un vigile et de son chien jusqu’à la chute tragique d’un corps sur la voie ferrée – ; à toute vitesse, ils impriment les murs de leurs arabesques étranges, aux couleurs vives et aux formes détourées de noir, telles des fresques à déchiffrer sur les parois de grottes modernes. Rites de passage, codes vestimentaires, repaire pour initiés et performances artistiques partagées…Nous faisons, avec Chérif, l’expérience d’une plongée saisissante dans une forme de culture adolescente, transcendée par une mythologie héroïque, un romantisme noir.

La grâce féline d’une mise en scène inquiète

C’est en brisant les règles communes et la loi du silence que le héros fragile fait aussi son premier apprentissage sentimental : à Elodie, la jolie métis camarade d’apprentissage, il dévoile sa passion du graff et ouvre la porte du repaire. Une « trahison » majeure qui le voue à la mise au ban et à la solitude. Sous l’effet de l’emballement du désir, nous sommes alors emportés dans l’ultime métamorphose de cette fiction d’apprentissage, du réalisme discret au lyrisme intempestif. Chérif, multipliant les audaces, retourne taguer de nuit, tout seul. L’aube se lève et nous le retrouvons perché sur le toit d’un immeuble, assis les jambes dans le vide, à côté d’un pan de mur fraîchement tagué. Une fin ouverte, déconcertante à l’image de la démarche d’Hélier Cisterne, réalisateur de 32 ans qui revendique ainsi l’origine de sa création : « Je trouve bouleversant au sens esthétique et intellectuel du terme que ces [adolescents] souvent très jeunes risquent des amendes, la prison et même leur peau pour déployer leurs lettres sur un mur en assumant les contradictions et la vanité de ce geste gratuit. C’est un geste magnifique parce qu’il est vital et pulsionnel ». Avec une rare maîtrise, le cinéaste s’empare en effet d’éléments constitutifs d’une culture jeune de la rue (les tags du graffeur Lokiss, des musiques électro-rythmiques, du hip-hop et du rap), puis s’en affranchit et nous offre, à travers une mise en scène nerveuse, au rythme félin, aux couleurs fauves, la vision, à la fois documentée et hallucinée, d’une jeunesse inquiète en quête d’accomplissement.

Samra Bonvoisin

Sortie en DVD de « Vandal », film d’Hélier Cisterne édition Blaqout, avec les courts métrages et une interview du réalisateur.

Prix Louis Delluc du premier film, Prix de la critique de Los Angeles