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« Tout parle en mon ouvrage » : tel est le nom du projet présenté par Alexandre Martin-Gomez, professeur-documentaliste au collège Ausone à Bazas. En collaboration notamment avec Sophie Scalieri, professeure de lettres, le travail a permis de faire produire par des élèves de sixième des livres numériques à destination des publics de l’établissement en difficulté. Les collégiens ont réalisé l’ouvrage de 74 pages sur tablette : écriture, enregistrements audio, mixage, illustrations, visuels, montage et diffusion. Le projet a permis de développer des compétences interdisciplinaires, en particulier en lettres, arts plastiques et documentation. « Tout parle en mon ouvrage » : est-ce à dire que la tablette numérique, loin d’être l’ennemie du livre, serait à même de réconcilier certains avec la lecture ? Le projet est présenté au 7ème Forum des enseignants innovants.

Dans quel contexte votre projet est-il né ?

Après avoir mené de nombreux projets divers ensemble, sur des thèmes plus classiques (littérature, poésie, médias, presse…etc.), Mme Scalieri et moi-même cherchions comment faire travailler nos élèves sur la littérature et l’édition tout en concernant d’autres élèves de l’établissement. Comme nous exercions dans un établissement rural semi-isolé, à fort taux de « CSP défavorisées », il nous est apparu qu’il fallait également lutter contre une forme de « fracture numérique » pouvant s’installer entre campagnes et villes.

Le public de l’établissement, composé de sections générales mais également d’une SEGPA (4 niveaux) et d’une ULIS, nous paraissait être le terreau idéal pour concilier à la fois littérature (Mme Scalieri étant professeur de lettres et moi-même professeur documentaliste), TICE (un de mes spécialités puisque membre de différents groupes de formation en TICE et en Documentation au niveau Académique) et édition d’un ouvrage.

La tablette nous a paru être le format idéal, puisqu’outil « tout-en-un », lecteur naturel de livres numériques (les fameux eBooks…), mais également intuitif dans son utilisation et très mobile, nous permettant de nous affranchir des espaces et des contraintes souvent liés aux matériels informatiques. Puis en réfléchissant et en affinant le projet, il nous a semblé comme une évidence d’y associer d’autres matières, afin de donner un sens global aux enseignements distillés par l’Education Nationale. Avouons également que Mme Scalieri est, à ce jour, la seule professeure à même de supporter et croire les différentes idées, parfois farfelues, susceptibles de naître de mon côté « ingénieur pédagogique du secondaire ».

Pour ce projet, nous avons reçu l’entier soutien de notre hiérarchie qui s’est démenée pour que nous puissions le mener à bien de A à Z. Notre projet a donc reposé au final sur plusieurs volontés : utilisation des TICE, littérature, édition numérique, pluridisciplinarité et autonomie des élèves tout en respectant les ‘contraintes’ liées aux programmes scolaires et à l’environnement socio-économique de notre établissement. C’est un peu notre IDD à nous.

Quelles ont été les étapes et modalités de travail avec les élèves ?

Plusieurs étapes ont été nécessaires. La première étape fut celle du montage de projet auprès des services du CATICE (Cellule Académique TICE) pour obtenir du matériel. Cette étape indispensable fut nécessaire car déterminante pour notre calendrier. Ainsi notre projet dut-il s’échelonner dans un temps très court, à savoir d’octobre (date de remise du matériel) à tout début avril (date donnée par les services académiques comme butoir pour un compte rendu de projet). Nous avons donc dû réaliser tout cela dans un laps de temps de 6 mois, vacances et formation incluses. C’est très court.

De fait, nous avons donc dû renoncer à la création des textes par nos élèves, devant nous rabattre vers une série d’œuvres au programme de Lettres de la classe de sixième. Notre choix s’est naturellement porté vers les Fables de La Fontaine, œuvre au programme, mais également patrimoine de la littérature française et également libre de droits.

Limité par notre matériel (10 tablettes – 30 élèves), il nous a fallu déterminer 10 groupes d’élèves et trouver des textes idéalement équilibrés dans la narration (en général 2 personnages et 1 narrateur) afin de rester « juste » et équitable dans la participation orale de chaque élève. Pour faciliter le choix des textes et éviter les conflits pouvant éventuellement naître lors des choix de fables, nous avons écarté volontairement les plus célèbres : Le Corbeau et le Renard ainsi que La Cigale et la Fourmi ne font pas partie de notre ouvrage.

Nous distinguons ensuite 4 étapes. Octobre – Novembre : choix des fables, création des groupes, prise en main des tablettes, choix des outils, auto-formation (des professeurs) puis formation des élèves. Décembre – Février : rédaction des textes, réalisation des illustrations et prises de sons. Mars : formation des élèves de l’ULIS à l’utilisation des tablettes et à la lecture numérique (formation assurée par les élèves de sixième eux-mêmes), assemblage des différentes parties de l’ouvrage, corrections, reprises de certaines parties audio. Avril : finalisation de l’ouvrage et présentation / compte-rendu de projet auprès des services académiques. Le laps de temps imparti (6 mois) nous a obligés à renier quelque peu nos ambitions de départ, à savoir toute la partie d’enrichissement textuel (définitions des termes, liens externes…), au profit d’un très grand soin apporté à l’enrichissement audio de l’ouvrage.

Résultat : un ouvrage de 74 pages avec lecture pilotée.

Le projet amène à faire travailler ensemble différents partenaires : quel a été le rôle de chacun ? Quels vous semblent les intérêts de telles collaborations ?

Le projet en lui-même est déjà le fruit de la réflexion et du travail en commun de deux professeurs, l’un de lettres (Mme Scalieri), l’autre de documentation (M. Martin-Gomez). Ce projet ne peut se réaliser sans l’un ou l’autre des partenaires, car il y perdrait une partie de son sens. Ce projet a, de plus, été conçu dans une optique d’ouverture la plus large possible, devant faire sens aux différents enseignements ; ainsi a-t-on tenté de créer une chaîne explicative des enseignements scolaires, répondant aux diverses questions souvent posées par les élèves (à quoi servent les Arts plastiques ? Pourquoi apprend-on la musique ? …etc.).

Ce projet pluridisciplinaire a été conçu avec la possibilité d’y intégrer l’Education musicale (illustrations sonores), les langues (traduction en divers langages) et également l’Histoire-Géographie (enrichissement sur les noms de lieux, les personnages historiques…etc.). Dans sa forme réalisée ce projet intègre ainsi les Lettres (choix des textes, rédaction, oralisation…), Arts plastiques (illustrations et visuels), Documentation (recherches, TICE, publication et édition d’ouvrages), Administration (soutien sans failles, heures dédiées au projet, coordination journalière), Catice (fourniture du matériel, formation des professeurs aux tablettes, accompagnement de projet)

Le projet amène à tisser des liens aussi entre des élèves de classes et niveaux différents : comment et pourquoi ?

Le projet a été pensé comme une création d’élèves à destination d’autres élèves. Donc, oui, c’est un projet qui tisse des liens entre les différents acteurs de la communauté apprenante de l’établissement. Nos élèves de sixièmes (producteurs) ont ainsi pris eux-mêmes en charge la formation des élèves dits ‘à besoins particuliers’ à savoir les élèves de l’ULIS de l’établissement (13 élèves). Un temps entier (une matinée) a ainsi été consacré à la formation des élèves d’ULIS par leurs pairs de sixième, sous l’œil avisé et bienveillant de M. Massé, IA-IPR Lettres. Cette formation a concerné non seulement l’usage des tablettes (iPads mais aussi Samsung sous système Androïd) et la prise en main de l’ouvrage lui-même avec sa lecture pilotée et ses visuels.

Cette formation ayant connu un fort succès, de l’avis de tous les observateurs (enseignants, enseignants spécialisés, administration et IA-IPR), les élèves de SEGPA mais également d’autres classes ou niveaux de l’établissement ont voulu connaître l’ouvrage et, comme le dit en son temps Rabelais, en dévorer « la substantifique moelle ». Ajoutons à cela que tous les élèves ont voulu voir l’ouvrage produit et ont exprimé leur fierté de voir que, en milieu rural aussi, on pouvait être novateurs voire en pointe, technologiquement et pédagogiquement parlant (de leurs avis personnels, et non du nôtre…). De telles collaborations ont un intérêt dans la mesure où elles permettent la mixité culturelle, l’échange de pratiques mais aussi la découverte des uns par les autres, et favorisent pleinement le rôle intégrateur de l’école républicaine de la nation française.

Au final, quel bilan tirez-vous de votre projet ? Quels conseils donneriez-vous à des collègues tentés par votre démarche ?

Nous en tirons, à titre professionnel et personnel, un bilan extrêmement positif. D’un point de vue strictement professionnel, ce projet nous a confortés dans nos certitudes qu’il est réellement possible d’enseigner et transmettre des savoirs différemment, pour peu que l’on se donne la peine de penser et laisser mûrir un projet. Nous en tirons également satisfaction du point de vue des apprentissages, ayant pu observer une nette amélioration des compétences orales de nos élèves (progrès en lecture à haute voix évidents, prise de parole facilitée à l’oral, participation accrue lors des cours de lettres et de documentation…), ainsi qu’au niveau de leur autonomie (travail en dehors des heures projet, prise d’initiative, suggestions à l’équipe enseignante sur l’atteinte d’une meilleure efficience des heures projet, répartition facilitée du travail entre les élèves dans les autres matières en cas de travail en groupe…), appréhension facilitée des TICE et des outils informatiques, amélioration de la perception globale des élèves des enseignements (faire le lien entre les apprentissages…) et lien renforcé avec les enseignants du projet (plus grande confiance, échanges facilités, changement de regard sur l’enseignant et son rôle de passeur des savoirs…).

Ce projet nous a également prouvé qu’il était possible d’être ambitieux et novateurs, quel que soit le niveau concerné, pour peu d’y mettre de l’énergie, du temps, de la passion et d’être à l’écoute les uns des autres. Le bémol que nous apportons toutefois concerne la réalisation incomplète de notre ouvrage, la période dévolue pour ce projet étant un peu courte (6 mois), cela ne nous a pas permis de faire exactement ce que nous voulions, à savoir un ouvrage dont les textes seraient des créations originales d’élèves et largement enrichi (sens des mots, localisation éventuelle des lieux, personnages…etc.) mais également d’y apporter un enrichissement musical. Cela aurait également nécessité une articulation beaucoup plus complexe des emplois du temps (classes / professeurs).

Si nous avions quelques conseils à donner à d’autres collègues, le premier serait de ne jamais brider leur créativité pédagogique. Tout est possible, tout est envisageable et il faut être un minimum ambitieux pour impliquer et intéresser leurs élèves. Nous leur conseillerions également d’obtenir tout le soutien possible de leur hiérarchie, voire l’impliquer comme partie intégrante du projet, ceci permettant de s’alléger de certaines tâches administrativo-financières pour se concentrer pleinement sur le projet. Enfin, nous pourrions leur dire d’avoir confiance en eux, en leur capacité et surtout d’accorder une grande confiance en leurs élèves et en leur investissement.

Et, en terme plus personnel, d’avoir toujours à ses cotés un partenaire de projet capable de prendre le relais dans les moments de moins bien (il y en a…), de comprendre les chemins parfois tortueux de votre cerveau et en qui vous ayez une totale confiance, qui puisse vous remplacer, vous freiner parfois, et qui soit investit nuit et jour dans la même optique : donner aux élèves et enrichir leurs savoirs et savoir-faire. Enfin le dernier conseil que l’on pourrait donner est de ne pas compter les heures et le temps passé sur le projet, d’adopter au quotidien une posture de veille pédagogique et technologique et d’avoir des conjoints conciliants au niveau des horaires, qui vous laissent passer des journées en réunion et des nuits à tester les outils, les logiciels, leurs fonctionnalités et corriger les travaux d’élèves.

Le livre produit est-il disponible en ligne ?

L’ouvrage est actuellement en cours de dépôt sur les plateformes académiques de l’Académie de Bordeaux, à savoir Selinum et MédiaCad. Nous rencontrons quelques difficultés techniques inattendues, inhérentes au poids du livre (13Mo avec enrichissement aussi) et à sa parfaite compatibilité multi-plateforme (l’ouvrage est à la norme epub 3.0, pas encore supportée par tous les systèmes mobiles ou fixes, ou qui n’offrent pas, toutes, les mêmes fonctionnalités avancées.). Deux versions seront cependant prochainement disponibles : une version PDF / ePub classique, n’intégrant pas les parties audio, sur le serveur Selinum ; une version ePub 3.0 version iPad (13Mo) sur le serveur MediaCad, entièrement fonctionnelle. Les versions Androïd, Windows et Linux devraient suivre dans quelques temps.

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut