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Le débat sur l’Ecole en France peut-il se réduire à l’opposition entre « républicains » et « pédagogues » ? Si, oui comment s’est-il constitué ? Yann Forestier, professeur d’histoire-géographie, responsable du Crap, un bastion des « pédagogues », a soutenu fin juin une thèse d’histoire sur « la presse face aux enjeux pédagogiques » depuis 1959.

Basé sur l’analyse statistique d’importants échantillons sélectionnés au sein d’un corpus de 8500 articles, son travail s’attache à relier le contenu de ces textes aux réalités dont ils prétendent rendre compte, mettant en évidence les représentations qui sont élaborées et mobilisées. Dans le même temps, il examine les conditions de construction de l’information sur l’Ecole. Pour lui, depuis trente ans, le débat médiatique sur l’Ecole s’est constitué autour de l’opposition « républicains / pédagogues »ou plutôt autour des attaques des seconds par les premiers. Ainsi s’est constitué un véritable lexique qui est en permanence recyclé pour lire l’École. Cette construction résulte en partie d’une évolution de la presse écrite qui facilite la prise de controle des médias par certains lobbys.

Juste après sa soutenance, Yann Forestier s’explique sur cette lecture de l’histoire de l’Ecole et des médias et sur sa méthodologie.

L’école est-elle bien traitée par la presse ?

C’est difficile de donner une appréciation univoque. La presse nationale d’information générale correspond à plusieurs réalités. Il y a des rubriques éducation mais aussi des pages d’ouvertures, où les journalistes spécialisés n’ont pas accès, qui sont tenues par des journalistes généralistes qui s’y expriment. L’École est traitée par d’autres journalistes encore et des intervenants extérieurs. Par conséquent la qualité est très variable. Les journalistes spécialisés ont en général une compétence technique élevée. Mais ils sont contraints de s’adapter aux exigences de leur journal pour faire accepter leurs papiers et que leurs écrits soient en cohérence avec l’esprit et les normes du journal. Ces normes, qui dépendent de la rédaction, ne facilitent pas toujours l’expression des enjeux du débat éducatif.

La presse est passée par trois modèles en 50 ans. Le modèle du salon, qui domine encore dans les années 1960, voit dans le journal un rassemblement de personnalités réunies par un mentor bienveillant. Dans les années 1970, le journal veut être un carrefour des débats. Il ressemble à une arène. Il organise la confrontation. Dans les années 1980-90, on passe au « cirque » : la presse a perdu des lecteurs et est concurrencée. Cela l’encourage à essayer de recourir à des recettes. Par exemple l’exagération, la dramatisation, la recherche d’un angle plus exigeant dans le traitement de l’information. En même temps on impose des articles de format plus petit. Ce « cirque » apparait en même temps que les pages d’ouverture comme les pages « Horizons » du Monde qui donnent le ton. Ces pages sont ouvertes aux intervenants extérieurs. Le choix de l’angle devient quelque chose de plus déterminant. L’expertise des journalistes spécialisés compte moins qu’avant. On parle éducation aussi hors de la rubrique.

Sous l’angle du rapport au pouvoir, le Ministère a-t-il une influence sur ce que dit cette presse ?

Il y a eu un gros effort du ministère pour contrôler sa communication. A partir des années 1970, le ministère se dote d’un service de presse. Les dossiers de presse veulent orienter la presse dans le sens voulu par le ministère. Les journalistes se prémunissent contre cette tentation. Pour cela ils disposent de sources alternatives : les syndicats. Je ne suis pas inquiet sur les risques de manipulation par le pouvoir.

Le vrai problème, c’est la capacité d’un certain nombre d ‘intervenants à imposer certains thèmes de débats. Les orientations des ministères successifs manquent de lisibilité . Par exemple entre Ferry, Fillion et Robien chacun doit mettre en oeuvre la loi d’orientation. Or chacun a des priorités différentes. Cela témoigne de la difficulté du pays à déterminer un consensus sur la politique scolaire. Si le MEN n’affiche pas clairement une orientation, ça ouvre la voie à de nombreux acteurs qui peuvent imposer leurs craintes. On peut voir des débats très forts et très vifs orientés par certains lobbys sur lesquels les journalistes les plus compétents ont peu de capacité d’action. Le problème du rapport au pouvoir est plutôt là.

Vous organisez cette histoire de la presse en périodes par rapport à un débat central entre « républicains » et « pédagogues ». Est-ce vraiment justifié ?

C’est le débat le plus central pour cette presse. J’en ai fait la constatation statistique en dépouillant les articles de journal sur une cinquantaine d’années. Deux chiffres : 56% des articles du corpus peuvent être des prises de position dans cette querelle. 36% des articles d’opinion de mon corpus sont des prises de position délibérée dans cette querelle. Donc numériquement, ça occupe une grande place. Elle suscite les plus grandes polémiques et devient une véritable passion française. Dans les années 1960, par exemple, la baisse du niveau est utilisée par les deux camps. A partir de 1971, on a une première cristallisation car on associe ces opinions dans des ensembles qui construisent un véritable lexique. Et en 1984, avec Chevènement, l’idéologie est clairement identifiée. A chaque tension on monte vers ce débat. Par exemple, en janvier 1989 L. Jospin propose une revalorisation qui fait débat car elle est subordonnée à une transformation du métier. A partir de mars 1989 l’essentiel des tribunes dans les journaux s’inscrivent dans la continuité de ce débat. C’est toujours l’antipédagogue qui lance le débat et les réformateurs qui se justifient.

Mais n’est-ce pas un effet de votre corpus d’articles ? Vous retenez environ 8500 articles soit l’équivalent d’environ deux années de publication pour 50 ans. C’est un petit échantillon que vous triez par élimination de certains médias (la télé, la radio, internet, les agences de presse). Puis vous faites encore un tri. Finalement on arrive à corpus très sélectionné.

J’exclus internet, la radio, la télévision car on ne peut pas tout étudier. Et la presse écrite de référence joue un rôle prescripteur important. Je n’ai retenu que les articles critiques, polémiques ou problématiques. Donc le fait qu’il y ait des polémiques est bien un choix de départ. Mais que ces débats reviennent toujours au même type de querelle me parait intéressant. Ces débats pourraient ne pas se résoudre a cette querelle.

Ce débat n’occulte-t-il pas les vrais problèmes de l’École ?

Je cherche à comprendre comment une polémique aussi éloignée des enjeux déterminants de l’école peut être aussi vive. Pourquoi les médias participent à cet aveuglement collectif en faisant écho à une querelle qui ne permet que très imparfaitement d’avancer. Cette querelle s’appuie fondamentalement sur le refus de débattre. La priorité de l’expression anti pédagogique vise à dénier aux pédagogues la compétence voire le droit de s’exprimer. On débat pour dénoncer. D’où la réponse des pédagogues qui s’auto justifient. Pendant ce temps on parle peu des questions centrales, comme l’échec scolaire par exemple.

Est-ce facile de travailler sur un sujet comme celui-là quand on est soi-même acteur dans ce débat ?

Ce n’est pas facile. C’est pourquoi j’ai essayé de mener une analyse sur le temps long (50 ans) et un travail d’analyse quantitative avec une certaine exhaustivité dans les sources.

Propos recueillis par François Jarraud