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« Comme dans les programmes précédents, l’approche de l’écrit est mieux précisée que celle de l’oral », remarque Philippe Boisseau, spécialiste de l’apprentissage oral. Il dénonce par exemple les incitations à pratiquer une expression qui ignore les étapes de l’apprentissage du langage. « Tenter d’inculquer directement les formes de base de l’écrit dans l’oral enfantin coûte cher aux enfants des milieux défavorisés. Inculquer trop précocement la déclarative simple, l’atome de base de l’écrit, non de l’oral, est une erreur stratégique considérable ».

Un projet de nouveau programme pour la maternelle commence à être diffusé depuis le 3 juillet 2014.

Une place primordiale est toujours accordée au langage, oral et écrit. Concernant l’oral, de multiples recommandations et conseils judicieux sont proposés pour apprivoiser le jeune enfant à la prise de parole avec des publics de plus en plus étoffés. Il est cependant regrettable que ces propositions positives ne soient pas concrétisées par des exemples de productions enfantines auxquelles elles peuvent mener. Elles seront probablement interprétées de diverses façons selon qui les lira. On ne peut pas faire des instructions sur le langage comme ça, il faut que le discours encadre quantité d’exemples de productions d’enfants, tangibles, réelles. Sinon elles sont trop imprécises pour pouvoir être efficaces.

La nécessité de travailler en petits groupes est affirmée mais sans que soit précisées les manières de s’organiser pour y parvenir. On devine qu’on ne pense qu’à la classique organisation en ateliers. Or on sait que cette organisation n’assure pas la disponibilité mentale suffisante pour prendre en charge efficacement les enfants qui en ont le plus besoin. D’autres organisations, par exemple le décloisonnement de toute l’école une ou deux fois par semaine avec de multiples intervenants : enseignants, assistant d’éducation, Atsem, parents bénévoles, animateurs sportifs dans le cadre d’un CEL…, assurent une bonne prise en charge de groupes de 6 enfants dont les 3 les plus en difficulté de telle classe. Ce supplément d’âme peut permettre aux enfants de 5 ans encore en grande difficulté de sortir de l’ornière sur la durée de la GS.

Il n’y a pas non plus de programmation de la syntaxe (ni du vocabulaire) à conquérir tout au long de la maternelle au regard desquelles les productions pourraient se préciser à chaque niveau : par exemple, diversification du jeu de pronoms sujets dont dispose l’enfant, construction de son système des temps, complexification progressive de ses structures syntaxiques. Souvent de bonnes situations sont évoquées pour asseoir tels progrès mais sans que ces progrès syntaxiques soient clairement définis. Ainsi, concernant la construction progressive du système temporel de l’enfant, l’opposition intéressante évocation / projet devrait indiquer quels temps elle permet de travailler : alternance imparfait / passé composé pour le langage d’évocation, futur / futur antérieur pour le projet… La complexification est à peine évoquée : « une syntaxe plus précise pour ce qui est de la causalité, de la supposition… ». Les complexités à conquérir auraient pu être détaillées : en MS parce que mais aussi que / infinitif (je veux que tu manges / je veux manger), pour infinitif, qui relatif ; en GS pour que (à côté du pour infinitif déjà conquis), quand / gérondif, si, comme, que et où relatifs. (*)

Concernant la complexification, pas plus que les programmes précédents, celui-ci ne précise clairement le problème oral / écrit. Son modèle reste « un oral correct », « le français oral standard » dont la phrase de base, la déclarative simple, est en fait le modèle de l’écrit et non un modèle à grande fréquence de l’oral. Or ce modèle ne permet pas l’émergence des phrases complexes qui mènent à l’efficacité oratoire. Section de moyens d’une maternelle de ZEP. Une fillette de 4 ans est en train de « restituer » « La petite poule rousse » qui a été présenté précédemment plusieurs fois à sa classe. Elle commence une phrase complexe en POUR QUE mais sa tentative échoue :

Elle fermait bien sa porte POUR… POUR QUi… POUR…

Comme ça i pouvait pas rentrer, le renard.

Elle s’empare spontanément d’un feedback bien dans l’oral qui lui est proposé :

Elle fermait bien sa porte POUR QU’i(l ne) rentre pas, le renard.

alors que, l’instant d’avant, un feedback plus académique, relevant plutôt de l’écrit :

Elle fermait bien sa porte POUR QUE le renard ne rentre pas.

s’est révélé inopérationnel.

Pour une enfant comme elle qui possède les phrases simples de notre langue orale :

Elle fermait bien sa porte.

I pouvait pas rentrer, le renard.

et qui est en train d’entrer dans la conquête des formes complexes, l’aide adulte en restant bien dans l’oral s’est révélée bien plus efficace qu’en versant d’emblée dans un académisme prématuré qui relève plutôt de l’écrit (et pourra être cultivé plus tard quand la complexification sera bien installée à l’oral). Ce n’est pas la complexité à acquérir qui pose problème à l’enfant dans la forme académique puisqu’elle parvient à s’emparer du POUR QUE si on reste dans l’oral mais le fait qu’elle exige qu’elle parle comme un livre. Or c’est la conquête des phrases complexes qui à l’oral assure l’efficacité oratoire.

Aussi, judicieusement, les instructions de 1977 affirmaient clairement que l’apprentissage de l’oral ne se confond pas avec celui de l’écrit : « Ainsi s’élabore, sous l’impulsion dynamique de l’affectivité, un langage enfantin, à l’origine, qu’il faut éviter d’enfermer trop tôt dans des structures syntaxiques rigoureuses et définitives imposées par le code. Il est regrettable de constater que, trop souvent, on invite les enfants à s’exprimer oralement en leur imposant des formes qui relèvent du code écrit. » Pas plus que les précédents, le projet de nouveau programme n’a cette sagesse.

Tenter d’inculquer directement les formes de base de l’écrit dans l’oral enfantin coûte cher aux enfants des milieux défavorisés. Souvent chez eux la complexification de la syntaxe est très peu avancée. C’est le taux de phrases complexes qui fait considérablement différence entre les enfants des milieux défavorisés et ceux des milieux favorisés, très peu celui des formes académiques (déclaratives simples, inversion interrogative) qui marquent nullement les cp des zep, mais très peu aussi ceux des zones favorisées. Les exigences académiques rendent très difficile pour les enfants des milieux populaires l’accès aux formes complexes qui assurent l’efficacité oratoire. Pour les enfants de milieu favorisé qui disposent souvent assez vite et à bonne fréquence de ces formes complexes que leur famille leur apprend, l’académisme pose évidemment beaucoup moins problème. Même pour eux cependant, il ralentit la complexification.

Inculquer directement les modèles concentrés de l’écrit dans l’oral enfantin est particulièrement dangereux pour les enfants des milieux populaires. Pousser les enfants à enlever leurs pronoms. Ne pas dire :

Alexandre, il arrive à grimper.

mais :

Alexandre arrive à grimper.

Ne pas dire :

Elle passe par l’échelle, ma copine.

mais :

Ma copine passe par l’échelle.

Les pousser à s’interdire les y’a ou les y’a…qui. Ne pas dire :

Y’a mon copain qui s’cache dans la maison.

mais :

Mon copain se cache dans la maison.

autrement dit, inculquer trop précocement la déclarative simple, l’atome de base de l’écrit, non de l’oral, est une erreur stratégique considérable qui pour les enfants complique considérablement la complexification qui peut seule leur assurer l’aisance oratoire. Ils sont capables de :

J’vais arriver la première parce qu’elle passe par l’échelle, ma copine.

J’arrive à la maison où y’a mon copain qui s’cache.

bien avant d’être capables de :

J’vais arriver la première parce que ma copine passe par l’échelle.

J’arrive à la maison où mon copain se cache.

Les i, les pronoms, les y’a, les ya…qui, c’est comme de l’huile dans les rouages de la complexification qui peut seule les mener à l’efficacité oratoire. Parler en une suite de déclaratives simples n’a jamais assuré à personne une quelconque efficacité à l’oral. Inculquer la déclarative simple de l’écrit dans l’oral enfantin, c’est substituer au matériau qui était disponible pour permettre dans les meilleures conditions la partie la plus importante de la construction qu’ils ont à réaliser un autre matériau dont ils sont incapables de se servir.

Concernant le vocabulaire, on fait confiance « aux échanges verbaux contextualisés » mais aussi « à l’écoute-compréhension des histoires » dont l’adulte paraphrase les mots nouveaux. Mais la programmation amorcée dans le programme précédent : 350 mots en PS, 700 mots de plus en MS… est abandonnée ici. Cependant, une telle programmation avait son utilité parce qu’en maternelle, il est prioritaire de découvrir pour les comprendre et les utiliser les mots les plus fréquents, les enfants de 3 et 4 ans les plus démunis ne possédant pas une bonne partie de ces mots. Si on tente de réformer l’enseignement du vocabulaire, c’est pour aider à la réussite scolaire de tous. Une programmation a donc son utilité : à 3 ans les 750 mots les plus usuels, 1500 mots à 4 ans, 2500 à 5 ans… (**)

Comme dans les programmes précédents, l’approche de l’écrit est mieux précisée que celle de l’oral. Du coup, on peut se demander si les rédacteurs sont vraiment différents. La prime accordée à la déclarative simple est plus propédeutique à l’écrit que favorable à la construction de l’oral. C’est toujours l’angoisse de l’échec sur la lecture qui pèse, portée par les spécialistes de l’écrit, quitte à perturber la conquête d’un oral efficace. Il faut que la maternelle parvienne à assumer les deux objectifs : aider certes les enfants à entrer dans l’écrit mais tout en continuant à les assister tous dans la conquête d’un oral efficace que les enfants de milieu favorisé apprennent à la maison. Inculquer la déclarative simple peut à court terme améliorer les résultats en lecture pour faire plaisir aux évaluations mais sans que l’aptitude des enfants à raisonner, expliquer, argumenter, s’exprimer à l’oral comme à l’écrit s’améliore pour assurer vraiment leur réussite scolaire.

Philippe Boisseau

Auteur de « Enseigner la langue orale en maternelle » (Retz).

Voir également :

Sur le langage en maternelle

Sur le rapport Bentolila

Notes :

(*) Voir la progression syntaxique de « Enseigner la langue orale en maternelle » (Boisseau, Editions Retz) p. 202 à 204 ou, pour plus de détails, la totalité du chapitre 1 de la 3ème partie de ce livre.

(**) C’est aussi le vocabulaire travaillé dans « Enseigner la langue orale en maternelle » : 750 mots à 3 ans, 1750 mots à 4 ans, 2750 mots à 5 ans.