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Un projet de programme pour l’école maternelle a été publié début juillet et il sera débattu par les enseignants courant octobre. Il prend la forme de deux textes, l’un de 23 pages qui s’intitule « Projet de programme » et dont 2 pages (p. 19 et 20) traitent des apprentissages numérique et l’autre de 70 pages qui s’intitule « Projet de programme et recommandations » avec 8 pages (p. 51-58) consacrées au nombre. Le texte court est évidemment le plus important puisque c’est celui qui aura un statut réglementaire. Il reprend à quelques modifications près le chapeau du texte long avant de fournir directement les attendus de fin de cycle maternel.

Ces documents abordent donc bien d’autres aspects de l’école maternelle que les premiers apprentissages numériques (1/10 environ de chaque texte y est consacré) mais il vaut la peine de s’attarder sur la façon dont ceux-ci sont traités parce que diverses recherches aux résultats plutôt étonnants conduisent à penser que le sujet est loin d’être anodin. C’est tout d’abord une recherche de la DEPP publiée en 2008 (1) qui montre qu’en 1987 des élèves de CM2 n’ayant eu aucun apprentissage numérique avant décembre au CP, surclassaient ceux d’aujourd’hui qui commencent ces apprentissages dès la PS de maternelle .(2) C’est ensuite une autre recherche de la DEPP publiée en 2014 (3) qui montre que lorsque les élèves entrant au CP progressent de manière étonnante dans l’usage du comptage pour lire et écrire les nombres et pour résoudre des problèmes, deux ans plus tard, à l’entrée au CE2, ces progrès apparents ont fait long feu parce qu’on observe une stagnation, voire une régression lorsque les tâches proposées font appel à la décomposition des nombres. Les deux recherches précédentes ont la caractéristique commune de conduire à penser que certains progrès observés à l’école maternelle ne sont qu’apparents parce que sur le long terme, ils conduisent à un retard. C’est enfin tout un ensemble de recherches qui montrent que la France, si elle dispose de brillantes individualités en mathématiques, voit le niveau général des élèves se situer à la baisse et, surtout, les inégalités de performances se creuser.

Ainsi, lorsqu’on examine la façon dont le projet de programme traite des premiers apprentissages numériques, il convient de le faire en essayant de répondre à la question : est-il susceptible d’enclencher une dynamique vers une réduction de l’échec scolaire et des inégalités ? Nous allons voir que ces deux textes contiennent des avancées importantes par rapport aux programmes pour l’école maternelle de 2002 et de 2008 et, de ce fait, il est utile qu’ils existent. Ils ont cependant un défaut majeur : ils sont incohérents et mettent les enseignants en situation d’injonction contradictoire. Cela s’explique probablement du fait que les auteurs se sont donné un objectif inatteignable : plutôt que d’expliciter qu’il existe des choix didactiques différents concernant les apprentissages numériques, ils ont essayé de concilier des propositions pédagogiques contraires en les faisant coexister à différents endroits des textes.

Il convient aussi d’insister sur un autre défaut de ce projet : qu’il s’agisse du texte court ou du long, on est constamment conduit à de se demander ce que les auteurs veulent dire quand ils utilisent les mots « quantité », « cardinalité », « nombre », « dénombrement », etc. Ces notions, en effet, semblent être utilisées sans avoir été pensées de façon coordonnée.

Aller vers une plus grande précision lexicale

Donnons des exemples. Dans les attendus de fin de cycle qui figurent à la fois dans le texte court et le long, une section s’intitule : « Dénombrer une collection » L’usage de stratégies de décomposition-recomposition n’apparaît pas dans cette section alors qu’il apparaît dans une autre qui s’intitule : « Associer des quantités à des symboles verbaux et écrits ». Serait-ce que les auteurs ne considèrent pas les stratégies de décomposition-recomposition comme relevant du dénombrement mais seulement du traitement des quantités ? Auquel cas, ils se tromperaient gravement parce que nous allons voir que l’usage de telles stratégies est, au contraire, caractéristique de l’accès au nombre. Pour répondre de manière plus assurée à la question précédente, on est évidemment conduit à aller chercher dans le texte long une éventuelle définition de ce que les auteurs du projet appellent un dénombrement. Là, on nous renvoie à un texte à venir qui constituera un document d’accompagnement des programmes longs (page 54). La question reste donc en suspens.

Autre exemple : le programme long utilise le mot « cardinalité », anglicisme qui n’est retenu dans aucun dictionnaire de la langue française. C’est vraisemblablement ce qui explique que ce soit l’une des rares notions qui y soit définie : on nous dit que « la cardinalité est l’expression de la quantité » (page 52) et que « la cardinalité est une propriété des collections » (page 52). Lorsqu’on essaie de penser de façon coordonnée ces deux propositions, on en déduit que « l’expression de la quantité » serait « une propriété des collections ». Est-ce bien cela que les auteurs veulent dire ? Est-il vraiment nécessaire d’introduire cette nouvelle notion de cardinalité ? Celle de quantité ne suffirait-elle pas ? Par ailleurs, le mot quantité étant omniprésent (il apparaît 20 fois dans les 2 pages du programme court), ne serait-il pas judicieux que les auteurs essaient de préciser comment ils différencient la quantité et le nombre ? Bref, une plus grande précision lexicale serait une aide précieuse pour les enseignants qui vont devoir étudier ces textes.

Des avancées importantes par rapport aux programmes de 2002 et de 2008

Dans le préambule du « programme court », on lit : « (La construction du nombre) est conduite à partir de collections dont l’enseignant pourra raisonnablement, en fonction des approches qu’il utilise et des caractéristiques des élèves, limiter le cardinal entre 10 et 20 en grande section. »

Notons que les auteurs auraient pu remplacer le mot « cardinal » par « nombre » mais l’essentiel est ailleurs : les professeurs des écoles maternelles vont retrouver la liberté de n’étudier que les 10 premiers nombres à l’école. Et il est précisé que cela se fera : « en fonction des approches ». L’implicite est évidemment qu’il n’y a pas qu’une approche possible des nombres à l’école maternelle et cela renvoie bien évidemment à l’opposition entre comptage-numérotage et comptage-dénombrement.

Cette dernière expression figure d’ailleurs dans le texte court, la première figurant seulement dans le texte long, avec la préconisation suivante : « les activités de dénombrement doivent éviter le comptage-numérotage », recommandation qui apparaît pour la première fois dans des programmes pour l’école maternelle. Pourquoi cette recommandation d’éviter le comptage-numérotage ? Parce que cette façon de compter permet de garder la mémoire des quantités mais qu’elle fait obstacle à leur mise en relation, c’est-à-dire à l’accès au nombre (4).

En effet, le comptage-numérotage permet de résoudre le type de problèmes que les pédagogues utilisent généralement afin d’apprécier la compétence de leurs élèves à garder la mémoire d’une quantité : si un enfant se trouve face à une collection de coquetiers et s’il doit aller chercher autant d’oeufs qu’il y a de coquetiers, par exemple, il lui suffit de compter-numéroter les coquetiers « le 1, le 2, le 3, le 4, le 5, le 6 » et de procéder à l’identique avec les œufs. La fin du comptage-numérotage des coquetiers fournit à l’enfant le dernier numéro, 6, et s’il est attentif à bien s’arrêter au même numéro quand il compte les œufs, la correspondance terme à terme entre les coquetiers et les oeufs est alors assurée. Lorsque les enfants apprennent ainsi, dans un premier temps, ils ne savent pas dire qu’il y a 6 coquetiers, ils pensent qu’il y en a 1, 2, 3 4, 5, 6. Cela se comprend aisément : d’une part ils ont utilisé tous ces mots pour représenter la quantité et, donc, tous leur semblent nécessaires, d’autre part la collection de tous les numéros exprime mieux l’idée de la pluralité de coquetiers que le seul dernier numéro. Puis ils apprennent que quand on a compté ainsi, on peut isoler le dernier mot prononcé et dire : « Il y a 6 coquetiers ». Grâce à l’ordre, en effet, il suffit de se souvenir du dernier numéro pour garder la mémoire de tous ceux qui l’ont précédé.

Cependant, que les enfants accordent ou non un statut spécial au dernier mot prononcé ne change pas fondamentalement la façon dont ils se représentent la quantité. En effet, qu’ils isolent ou non le dernier numéro, dès que le comptage-numérotage leur permet de représenter la quantité, c’est une COLLECTION D’ENTITES NUMEROTEES qui, fondamentalement, représente cette quantité. En fait, il y a deux possibilités : soit l’expression « 6 coquetiers » renvoie à la collection des coquetiers numérotés (le coquetier 1, le coquetier 2, le coquetier 3, le coquetier 4, le coquetier 5, le coquetier 6), soit cette expression renvoie à la collection des numéros eux-mêmes, l’enfant raisonnant de manière plus abstraite parce qu’il considère qu’il y a autant de coquetiers qu’il y a de numéros dans la collection 1, 2, 3, 4, 5, 6. Que ce soit la collection des coquetiers numérotés ou celle des numéros eux-mêmes qui serve de symbole quantitatif, on est dans l’un et l’autre cas très loin d’une représentation numérique de la quantité.

En effet, les psychologues développementalistes s’accordent aujourd’hui pour considérer qu’on ne peut pas parler de représentation numérique de la quantité avant que l’expression « 6 coquetiers » ne renvoie à la collection obtenue en ajoutant 1 coquetier à une collection de 5 coquetiers : « 6 coquetiers, c’est 5 coquetiers et encore 1 ». Une question se pose cependant : cette connaissance permet de former une collection de 6 coquetiers en partant d’une collection de 5, mais comment forme-t-on une collection de 5 coquetiers ? En ajoutant 1 coquetier à une collection de 4. Et comment forme-t-on une collection de 4 coquetiers ? En ajoutant 1 coquetier à une collection de 3, etc. Il est important de noter que le projet de programme, dans le même temps qu’il recommande d’éviter le comptage-numérotage, insiste sur cette façon de construire des collections ayant un nombre donné d’unités. En effet, on lit page 54 : « Les enfants doivent comprendre que toute quantité s’obtient en ajoutant un à la quantité précédente (ou en enlevant un à la quantité supérieure) et que sa dénomination s’obtient en avançant de un dans la suite des noms de nombres ou dans l’écriture des chiffres. »

Ce paragraphe est présent dans le projet de programmes long et il serait important qu’il le soit également dans le programme court, celui qui aura un statut réglementaire. Qu’il figure dans le texte long n’est pas une surprise : alors que les psychologues développementalistes anglo-saxons étaient auparavant très éloignés de cette idée, ils se sont eux-mêmes récemment mis à insister sur le fait qu’on ne peut pas parler d’un début de compréhension des nombres tant qu’on n’observe pas un début de compréhension de la relation entre le nombre N et le suivant (ou le prédécesseur) de N. Il est en effet fondamental qu’un enfant sache que 2 c’est 1 et encore 1, qu’il sache que 3 c’est 2 et encore 1, que 4 c’est 3 et encore 1, que 5 c’est 4 et encore 1, etc. On remarquera qu’aucun des mots-nombres ou chiffres utilisés pour exprimer ces relations, n’a le statut de numéro, tous réfèrent à des pluralité (sauf 1, évidemment). Susan Carey et d’autres psychologues contemporains appellent souvent cette propriété le « principe de succession », Jean Piaget, lui, parlait dans les années 1970 d’« additivité du comptage » et Pierre Gréco, autre grand psychologue contemporain de Piaget, parlait d’« ITERATION DE L’UNITE ». C’est cette dernière expression que le programme long a retenu (page 53). Là encore, parler de la propriété d’itération de l’unité dans un programme pour l’école maternelle est une nouveauté dont il faut se réjouir.

On peut aussi considérer que cette propriété est évoquée dans la forme courte du programme à travers l’emploi de la notion de « comptage-dénombrement », autre nouveauté. En effet, on appelle ainsi un comptage dans lequel l’enseignant théâtralise le calcul sous-jacent (c’est-à-dire l’itération de l’unité). Lorsqu’il s’agit de compter-dénombrer pour former une collection de 4 jetons, par exemple, l’enseignant dit : « 1 jeton (il le déplace à l’écart des autres). Et encore 1 jeton, 2 jetons (en entourant avec le doigt les 2 jetons qui ont été regroupés). Et encore 1 jeton, 3 jetons (en entourant les 3 jetons avec le doigt). Et encore 1 jeton, 4 jetons (en entourant les 4 jetons avec le doigt)». Cette façon d’agir et de s’exprimer correspond à la manière la plus explicite qui soit d’enseigner le comptage-dénombrement afin de former une collection de 4 jetons. Cette pratique pédagogique est très différente de l’enseignement du comptage-numérotage. Les mots utilisés sont les mêmes du point de vue de leur sonorité, mais ils n’ont pas la même signification : alors qu’ils correspondent à de « vrais nombres » dans le comptage-dénombrement, ce ne sont que des numéros dans le comptage-numérotage.

La recommandation d’enseigner le comptage-dénombrement plutôt que le comptage-numérotage n’est pas nouvelle. On la trouve par exemple en 1962 sous la plume de René Brandicourt, instituteur d’école d’application et pédagogue dont la renommée était bien établie à l’époque puisqu’il est co-auteur d’un ouvrage consacré aux premiers apprentissages numériques avec Me Bandet, Inspectrice Générale des écoles maternelles et Gaston Mialaret, l’un des créateurs des Sciences de l’Education en France. Il écrit dans cet ouvrage (5): « A ce sujet, comme pour d’autres exercices qui suivent, nous signalons le danger qu’il y a, dans le comptage, à énoncer les nombres en prenant les objets un à un. C’est en posant la 2e assiette sur la 1re que je dis 2, non en la prenant en mains (la 2e n’est pas 2, elle est 1) ; ibid. pour la 3e, la 4e… C’est en examinant la pile constituée que j’énonce 2, 3 , 4… 6. »

Et, quelques lignes plus loin dans le même texte : « C’est la même raison qui nous fait écarter, dans cette période d’acquisition de la notion de nombre, les exercices cependant amusants qui consistent à enregistrer par audition : 6 coup à l’horloge, 6 chocs à la porte, 6 chutes d’objets… Car on n’entend jamais qu’un bruit à la fois, et on a beau compter les bruits un à un, on ne perçoit que le 1er, le 2e, le 3e… le 6e, jamais les 6 ensemble, qu’on ne pourrait d’ailleurs pas distinguer. » Il est important de noter que, selon René Brandicourt, ces recommandations valent pour l’école maternelle comme pour le début du CP.

Allons plus loin : maîtriser les nombres, ce n’est pas seulement comprendre l’itération de l’unité, c’est en maîtriser les décompositions : six, c’est cinq-et-encore-un, mais c’est aussi trois-et-encore-trois, par exemple. Rappelons que cette définition du nombre est celle qui prévalait avant 1986 : comprendre un nombre, c’est savoir « comment il est composé en nombres plus petits que lui » (Canac (6), 1955). En fait, cette définition était celle des plus grands pédagogues du nombre des cent premières années de l’école de la République : Ferdinand Buisson, Henri Canac, René Brandicourt, etc. Autre avancée majeure du projet de programme : il insiste sur les décompositions puisqu’on lit dans les attendus du texte court : « Parler des nombres à l’aide de leur décomposition ». Et dans le texte long, la même idée est précisée au sein des repères de progression en faisant malheureusement un usage imprécis du mot « quantité » parce que celui du mot « nombre » aurait été préférable : « Entre 2 et 4 ans : la décomposition et recomposition des petites quantités (trois c’est deux et encore un ; un et encore deux ; quatre c’est deux et encore deux ; trois et encore un ; un et encore trois) » Et, plus loin : « Après 4 ans, les activités de décomposition et recomposition se poursuivent sur des quantités jusqu’à dix ».

Mais une incohérence majeure…

À lire la section précédente on pourrait croire que tout va pour le mieux parce que le nouveau programme met l’accent sur des aspects cruciaux de l’acquisition du nombre, parce qu’il offre aux enseignants la possibilité de favoriser chez leurs élèves une entrée directe dans le nombre, sans le détour risqué de la quantification à l’aide du comptage-numérotage. Si tel était le cas, une dynamique serait initiée dont tout laisse à penser qu’elle conduirait à terme à une réduction de l’échec scolaire et à de moindres inégalités de performances entre enfants. Mais ce n’est malheureusement pas le cas : les avancées précédentes sont en effet disséminées dans des développements dont la lecture provoque étonnement et incompréhension. De plus, nous verrons plus loin que le programme court, celui qui aura une valeur réglementaire, retient très peu de ces avancées.

Le texte long est celui qui devra fonctionner comme texte professionnel de référence en formation initiale et continue dans les ESPE, ainsi que comme document de travail pour préparer le concours. Est-il raisonnable qu’il n’explicite pas l’existence de deux choix didactiques contraires qui se sont succédés depuis la naissance de l’école de la République ? Rappelons succinctement ces deux choix :

• Soit l’on n’enseigne pas la quantification à l’aide d’un comptage-numérotage parce qu’on enseigne d’emblée les nombres en s’appuyant sur l’itération de l’unité et les décompositions. Dans ce cas, les mots-nombres sont d’emblée utilisés comme désignant des nombres, la quantification est d’emblée numérique et il n’y a pas d’étape intermédiaire durant laquelle une quantification non numérique, celle qui résulte du comptage-numérotage, est valorisée à l’école.

• Soit l’on enseigne la quantification à l’aide d’un comptage-numérotage. Les enfants utilisent alors des collections de numéros comme symboles quantitatifs (pour eux, 6 renvoie à 1, 2, 3, 4, 5, 6), l’accès au nombre se faisant dans un second temps, quand ils accèdent à l’itération de l’unité, c’est-à-dire quand ils ont surmonté l’obstacle que crée la polysémie des mots-nombres inhérente à ce choix. Dans le cadre d’un tel choix, en effet, lorsque l’enseignant dit un mot-nombre, l’enfant doit l’interpréter soit comme renvoyant à une pluralité (ce mot désigne alors une quantité), soit comme renvoyant à une individualité (il est alors un numéro).

De plus, pour comprendre l’itération de l’unité, il convient que les élèves fassent les bonnes interprétations alors que les deux sortes de significations sont inextricablement mêlées. En effet, pour qu’un enfant comprenne que « 6, c’est 5 et encore 1 » alors que pour lui le mot 6 renvoie à 1, 2, 3, 4, 5, 6 et le mot 5 renvoie à 1, 2, 3, 4, 5, il faut non seulement qu’il considère 6 et 5 à la fois comme des numéros et des pluralités mais, de plus, il faut qu’il comprenne que le numéro 6 doit être considéré comme 1 (c’est le « 1 de plus »).

Il n’est guère étonnant que les enfants les plus fragiles restent longtemps dans l’incompréhension. Avec une telle progression, ceux-ci accèdent tardivement à la mise en relation des quantités, ils accèdent tardivement au nombre. Certains n’y accèdent jamais. Les enseignants japonais rejettent cette progression parce qu’elle nécessite trop d’abstraction .(7) On comprend leur jugement.

Avant 1986, le premier choix didactique était prôné par le ministère de l’éducation nationale. Depuis cette date, c’est le second qui l’est. Ce changement de choix didactique est, à ce jour, la seule explication qui ait été avancée de l’effondrement des performances en calcul observé depuis chez les enfants de CM2 (8). L’obstacle que crée la polysémie des mots-nombres et, donc, l’importance de la façon dont les enseignants parlent les nombres à l’école, ont vraisemblablement été sous-estimés. Lequel des deux choix possibles le projet de nouveau programme met-il en avant ? Quand on y regarde de près, on s’aperçoit que ces textes contiennent une injonction contradictoire, recommandant alternativement l’un et l’autre des deux choix alors qu’ils sont contraires.

Nous avons vu en effet qu’il est dit dans le texte long que les enfants doivent comprendre l’itération de l’unité et qu’il convient d’éviter de leur enseigner le comptage-numérotage. Nous avons vu également que dans les attendus du programme comme dans les repères de progressivité, le projet insiste sur le fait que les enfants doivent s’approprier les décomposition des nombres d’abord jusqu’à 5, ensuite jusqu’à 10. Ceci est conforme au choix didactique d’enseigner directement le nombre à l’école, permettant aux enseignants de renouer avec la culture pédagogique de l’école française d’avant 1986 (choix n°1).

Cependant, on lit page 52 du texte long que : « L’essentiel du travail de l’école maternelle va consister à établir et consolider la précision des quantifications par l’élaboration du nombre comme moyen de contrôler, mémoriser et utiliser une quantité et un rang dans le cadre d’activités diverses. Cette construction s’appuie sur un code verbal et sur des codes écrits provisoires (bâtonnets dessinés pour mémoriser une quantité, écriture type 12345 pour signifier 5 paquets) pour aboutir au code écrit définitif (le dernier mot-nombre : 5). » Dans cet extrait, le cheminement vers le nombre décrit est celui où la quantité est d’abord représentée par une collection de numéros, il s’agit donc du cheminement qui s’appuie initialement sur un comptage-numérotage. Ce cheminement est décrit comme allant de soi alors qu’il est conforme au choix didactique n°2 et qu’il invite à avoir une pratique pédagogique dans la continuité de celle qui étaient recommandée dans les programmes de 2002 et de 2008.

On est typiquement face à une injonction contradictoire. Et bien d’autres exemples pourraient être donnés. Dans la rubrique « Dénombrer une collection » du programme, on trouve l’attendu : « Associer le dernier mot-nombre prononcé à la quantité dénombrée ». Or, si la quantité (ou la collection ?) a vraiment été dénombrée, cela signifie que l’enfant maîtrise l’itération de l’unité et, dans ce cas, non seulement le dernier mot prononcé renvoie à une quantité mais, de plus, chacun des mots-nombres prononcés renvoie également à une quantité (le comptage est un comptage-dénombrement). Dans cet attendu, insister sur le statut particulier du dernier mot prononcé, c’est situer le programme dans le cadre théorique d’un enseignement initial du comptage-numérotage après avoir recommandé de l’éviter. Or, il n’y a rien de pire que la présence d’injonctions contradictoires dans un programme parce que les enseignants se trouvent alors dans une situation professionnelle sans issue : on pourra toujours leur reprocher de ne pas avoir eu une pratique pédagogique conforme à l’une des parties du programme.

… et un oubli grave : celui de la notion de collection-témoin organisée

Une notion essentielle est oubliée dans le programme, qu’il s’agisse de sa version courte ou longue : celle de « collections-témoins organisées ». En fait, elle apparaît une seule fois, dans une partie des attendus du programme où l’on nous dit que les « constellations » devraient être considérées comme des symboles analogiques des quantités. Or, ce qu’on appelle « constellations » (les configurations de points qu’on trouve sur les faces d’un dé, par exemple), ne constituent qu’une petite partie des collections-témoins organisées et, de toute façon, les auteurs n’utilisent pas les mots appropriés en les considérant seulement comme des symboles quantitatifs : nous allons voir en effet que ces constellations, quand les enfants savent les analyser à l’aide d’une décomposition-recomposition (ils savent que pour dessiner 5 points en quinconce, par exemple, on peut en dessiner 2 en haut, 2 en bas et encore 1 au milieu), peuvent fonctionner comme d’authentiques symboles numériques, justifiant le fait qu’on les appelle souvent : « nombres figuraux ». Dans l’expression « collections-témoins organisées », le mot « organisées » est fondamental parce que, là encore, ce qui est en jeu est la distinction entre quantité et nombre. Montrons pourquoi.

Considérons ainsi, le berger de Mésopotamie qui, en 3500 avant J.C., prenait possession d’un troupeau de moutons. Il était capable d’en apprécier la grandeur visuellement, mais il préférait mesurer cette grandeur en réalisant une correspondance terme à terme : 1 mouton – 1 cailloux. Il obtenait une collection de cailloux (ou de billes d’argile) qui symbolisait la quantité, ce qu’on peut appeler une collection-témoin de la quantité :

Qu’apporte cette représentation de la quantité de moutons par rapport à la simple perception de la grandeur du troupeau ? Elle est définie à 1 unité près : on n’est plus dans l’approximation. En utilisant une correspondance terme à terme, le propriétaire des moutons aura la possibilité, au retour du berger, de savoir s’il rapporte moins, autant ou plus de moutons. Alors que la notion de grandeur évoque l’idée d’approximation, la notion de quantité, elle, évoque l’idée d’exactitude à 1 unité près (Cf. le « Vocabulaire technique et critique de la philosophie » d’André Lalande, par exemple). Donnons un autre exemple : on sait qu’à sa naissance le bébé différencie les grandeurs discrètes lorsque celles-ci ont des tailles suffisamment différentes. Le bébé utilise évidemment un traitement approximatif de ces grandeurs, il ne traite ni les quantités, ni les nombres.

La collection-témoin de cailloux précédente représente une quantité de moutons mais peut-on dire qu’elle en représente le nombre ? Le moins que l’on puisse dire est qu’en présence d’une telle quantité de cailloux, on connaît très mal le nombre de moutons ou, du moins, on ne le connaît pas immédiatement. On est donc face à un symbole quantitatif qui n’est pas encore un symbole numérique. La situation change du tout au tout lorsqu’on utilise cet autre symbole pour représenter la même quantité de cailloux :

Avec une collection-témoin organisée (cas de celle ci-dessus), la quantité est toujours représentée à 1 unité près mais, de plus, l’accès à la quantité ne nécessite plus une longue correspondance terme à terme, il est direct. Il n’y a aucun risque de confondre la quantité correspondante avec celle qui la précède ou celle qui la suit. Avec une collection-témoin organisée, ce n’est pas seulement la quantité qui est symbolisée, ce sont aussi les différences de 1 entre deux quantités successives, c’est-à-dire l’itération de l’unité. Dans ce cas, on peut parler de symboles qui fonctionnent de manière numérique. On notera qu’une telle collection-témoin organisée ne donne pas seulement accès à la décomposition correspondant au dernier ajout de 1 (seize-et-encore-1) parce l’évocation d’autres décompositions est facilitée : c’est dix-et-encore-7, c’est trois-fois-5-et-encore-2 et, en dénombrant successivement les points de la ligne du haut, celle du bas et du milieu, c’est deux-fois-7-et-encore-3…

Ces dernières années, de manière générale, les différents auteurs n’accordaient guère le qualificatif de « numérique » à ce type de représentation analogique (l’auteur de ces lignes n’est pas irréprochable de ce point de vue), mais c’est une erreur. D’une part, en effet, ce type de représentation est celui que les mathématiciens pythagoriciens, puis Pascal, Fermat… appelaient des « nombres figuraux » et ceux-ci leur ont permis de démontrer des théorèmes de haute volée en théorie des nombres (on pourra, sur ce sujet, se reporter à un très bel article de François Bresson (9)). D’autre part, il est clair que lorsque les enseignants et les enfants utilisent de telles collections-témoins organisées, ils commentent verbalement l’usage qu’ils en font : les pratiques verbales correspondantes consistent alors en l’explicitation des décompositions sous-jacentes, il s’agit bien de pratiques numériques.

Considérons par exemple ces enfants de MS qui reçoivent une carte postale d’une classe avec laquelle ils correspondent. Sur la carte, on voit un grand nombre de mouettes et les élèves se demandent combien il y en a. La proposition de les compter est évidemment avancée par certains enfants mais l’enseignant demande de trouver un autre moyen parce que tous ne savent pas compter aussi loin (certains ne comptent pas au-delà de 5). La solution est avancée par plusieurs enfants : et si on cherchait combien ça fait de mains ? Ils trouvèrent qu’il y avait beaucoup de mouettes sur la carte postale, il y en avait comme sur 2 mains et encore 3 doigts. Il faut l’affirmer : cette façon de dénombrer qui trouve son origine dans l’usage de collections-témoins organisées de doigts et qui repose sur une description verbale de celles-ci à l’aide d’une décomposition, est préférable à la quantification sous la forme d’une collection de numéros résultant d’un comptage-numérotage. Ceux qui penseraient que ces enfants sont moins avancés parce qu’ils ne connaissent pas encore le nom « treize », se trompent : sauf cas de handicap mental gravissime, je n’ai jamais vu d’enfants qui n’apprenaient pas la suite verbale des mots-nombres alors que les enfants qui n’accèdent pas aux décompositions des nombres constituent la quasi-totalité des enfants en échec grave et durable, une population beaucoup trop importante aujourd’hui.

En fait, la mise en œuvre du premier choix didactique (entrée directe dans le nombre) est difficilement imaginable sans l’usage de collections-témoins organisées. De façon plus précise, lorsqu’on fait un tel choix à l’école maternelle, il est raisonnable de se limiter à l’étude de trois types de décompositions des nombres entre 6 et 10 : celles qui résultent de l’itération de l’unité, celles qui utilisent le repère 5 et, enfin, celles qui expriment des doubles. Ainsi, 6 doit être compris comme 5-et-encore-1 et comme 3-et-encore-3 ; 7 doit être compris comme 6-et-encore-1 et comme 5-et-encore-2 ; 8 doit être compris comme 7-et-encore-1, comme 5-et-encore-3 et comme 4-et-encore-4), etc. Dès lors, l’usage de collections-témoins qui sont organisées comme les doigts (repère 5) et de collections-témoins organisées à l’aide des doubles (les dominos de Me Herbinière-Lebert, par exemple) semblent évidemment des aides incontournables.

Ces nombres figuraux étaient systématiquement utilisés à l’école maternelle avant 1970. Jean Piaget en a fait une critique sévère mais celle-ci ne tient pas lorsque leur usage s’accompagne d’une verbalisation des décompositions-recompositions qui sont favorisées par l’organisation. À cet égard, citons François Bresson (10): « Il ne peut y avoir de représentation que par les conduites qui les établissent et les font fonctionner ». Les collections-témoins organisées ne sont pas des représentations numériques en elles-mêmes, tout dépend de la façon dont on les introduit en classe et dont on les fait fonctionner (11). Précisons encore cette idée en considérant ces collections de points :

Ces collections ne sont pas organisées de manière classique et pourtant, dès qu’un enfant analyse chacune de ces figures comme ayant 4 points sur la gauche et 1 point sur la droite, ou bien encore comme ayant 3 points en haut et 2 points en bas, il faut considérer ces collections comme des collections-témoins organisées. En effet, le mot « organisé » renvoie avant tout à une organisation mentale et c’est en variant l’organisation figurale que l’enfant accède à l’organisation mentale, jusqu’à analyser ainsi des collections qui n’ont plus aucune organisation figurale, l’enfant formant lui-même les groupements. Ainsi, si l’on voulait être précis, il faudrait parler de collections dont l’enfant sait analyser l’organisation figurale pour, dans un second temps, utiliser cette organisation alors qu’elle n’est plus preignante de façon figurale.

Dans le projet de programme proposé, l’absence d’évocation de la nécessité d’utiliser des collections-témoins organisées pour favoriser un accès direct au nombre, fait évidemment pencher le texte en faveur de l’enseignement du comptage-numérotage. En l’absence de ces outils, en effet, le projet de favoriser une entrée directe dans le nombre n’apparaît possible que jusqu’à 3 ou 4, grâce à ce qu’on appelle le subitizing qui permet l’usage de stratégies de décomposition-recomposition sans recourir à une quelconque organisation figurale. Au-delà de 3 ou 4, l’usage de collections-témoins organisées s’impose.

Certains objecteront : mais les collections-témoins structurées à l’aide du repère 5 ne sont pas absentes du projet de programme puisqu’il y est dit que les enfants doivent savoir montrer autant de doigts qu’il y a d’unités dans une collection et, réciproquement, construire une collection correspondant à un nombre de doigts donné. Certes, mais il y a deux façons de réussir ces tâches : soit en utilisant un comptage-numérotage des doigts, soit en mettant en œuvre une stratégie de décomposition-recomposition. Il est fondamental que ce dernier usage des doigts, celui où ils sont utilisés en tant que collections-témoins organisées, soit distingué du comptage-numérotage sur les doigts (12). Le fait que ces deux usages des doigts soient confondus dans le projet de programme n’est pas un hasard : visiblement, il n’entend pas trancher entre deux choix didactiques très différents et, pour ne pas trancher, il préfère que la nécessité d’un tel choix apparaisse le moins possible.

La première fonction du nombre est de mettre en relation les quantités

Le texte court comme le texte long sont structurés à partir de 2 fonctions du nombre : « garder la mémoire de la quantité » et « garder la mémoire des rangs ». On lit page 52 que : « La première fonction du nombre est de mémoriser les quantités… ». Or, s’il faut mettre en avant l’une des fonctions du nombre, il faut le considérer comme un moyen de mettre en relation des quantités, c’est ce qui distingue la quantification numérique de celle qui résulte d’un comptage-numérotage. Ainsi, contrairement à ce qui est affirmé dans le projet, la première fonction du nombre est de mettre en relation les quantités. Lorsqu’un enfant sait mettre en relation les quantités, garder la mémoire des quantités va de soi. En fait, avec l’affirmation de la primauté de la fonction de mémorisation des quantités, on est à nouveau face à ce qui a été analysé plus haut comme étant l’incohérence majeure de ces textes : dans certains passages l’accent est mis sur l’itération de l’unité, propriété essentielle du nombre, et il faut évidemment s’en féliciter, mais dans d’autres passages, une fonction subordonnée du nombre, la mémorisation des quantités, est présentée comme première. C’est malheureusement ce qui est fait dans le texte court, celui qui aura valeur réglementaire.

Concernant l’autre fonction : « garder la mémoire des rangs », elle est seconde en un sens plus profond encore. Cela demanderait un développement plus long (13) mais il ne fait aucun doute que le nombre nait de son usage cardinal (rappelons que le mot « cardinal » a pour étymologie : « pivot » ou encore : « Qui constitue la charnière sur laquelle s’appuie une chose ou un ensemble de choses » (14)).

En fait, l’usage des nombres pour représenter des rangs va lui aussi de soi dès qu’un enfant a compris les nombres. Si un enfant a compris que 7, c’est 5 et encore 2, il saura évidemment que l’entité qui est au 7e rang se situe après celle qui est au 5e, il saura de plus qu’elle se situe 2 rangs après. Or, depuis 25 ans environ, diverses démarches pédagogiques exigeant un grand nombre de séquences, sont recommandées parce qu’elle permettent que les enfants apprennent à « garder la mémoire de la position », celle d’une image située dans une file d’images, par exemple. Un problème permettant de travailler cet objectif consiste à mettre les élèves devant une file de cases vides dont les dimensions sont celles d’images d’animaux, par exemple. Par ailleurs, une « file modèle » d’images d’animaux est affichée dans un lieu éloigné. L’enseignant demande aux élèves de désigner sur la file vide la case où se situerait une image donnée, le lapin par exemple, si on la remplissait comme la « file modèle ». Pour réussir ce problème, il suffit de compter-numéroter les images de la file modèle jusqu’à l’image du lapin (la 1, la 2, la 3, la 4, la 5, la 6, par exemple) et de compter-numéroter à l’identique les cases de la file vide. Il n’est pas nécessaire de savoir comment le nombre 6 s’exprime en nombres plus petits que lui. Pour garder la mémoire d’un rang, l’usage de numéros suffit, le nombre n’est pas nécessaire. Dans tous les comptes rendus d’expérimentation de séquences du type « file des images d’animaux », c’est très exactement ce qu’on lit : les enfants y apprennent à désigner les rangs à l’aide de numéros.

Or, diverses recherches montrent que les enfants, notamment francophones, sont longtemps dans une confusion grave entre nombres et numéros (15). Dès lors une question se pose : pourquoi faudrait-il renforcer cette confusion en utilisant des numéros pour représenter les rangs alors que la langue française dispose de mots dédiés à cet usage, les ordinaux : le premier, le deuxième, le troisième, etc. D’un point de vue linguistique et cognitif, ce sont évidemment les noms ordinaux qui explicitent le mieux la notion visée. Ceci est particulièrement vrai lorsque la langue d’apprentissage est le français qui, contrairement à l’anglais, marque très mal les différences entre noms de nombres, ordinaux et numéros. En anglais, un numéro de chambre d’hôtel tel que « 205 », par exemple, ne se dit pas « deux-cent-cinq » mais « deux-zéro-cinq ». Quand une écriture chiffrée a le statut de numéro, on ne la lit pas en oralisant le nombre correspondant. On parle d’un avion Boing sept-zéro-sept, par exemple.

La seule recommandation pédagogique qu’il convient de faire concernant l’usage ordinal des nombres est d’inciter les enseignants à désigner les rangs en évitant l’usage des numéros. Notre langue possède des mots cardinaux (six, par exemple) et des mots ordinaux (sixième). À l’école, il est préférable d’avoir pour seul usage des mots cardinaux (six) celui où ils désignent authentiquement des nombres référant à des pluralités : il convient donc d’éviter leur usage en tant que numéros (le six). De même, dès qu’il s’agit de rang, il est préférable de faire un usage systématique des mots ordinaux (le sixième poteau, le sixième) et, donc, d’éviter l’emploi de cardinaux (six) utilisés en tant que numéros (le poteau numéro six, le six). Qui peut penser que la confusion verbale serait un bon outil pédagogique ?

Pas de nombre sans itération de l’unité : cela doit figurer dans le programme court

Cela a déjà été souligné : les psychologues développementalistes spécialistes des apprentissages numériques sont aujourd’hui unanimes pour considérer que tant que l’enfant n’accède pas à l’itération de l’unité, on ne peut pas parler d’un début de maîtrise du nombre. C’est une autre façon de dire que la première fonction du nombre est de mettre en relation les quantités. Or nulle part il n’est fait mention de cette propriété dans le programme court, celui qui aura un statut réglementaire. On pourrait objecter : mais on y parle de comptage-dénombrement. Malheureusement, on ne trouve aucune définition facilement compréhensible du comptage-dénombrement, ni dans le texte court, ni dans le texte long.

Or, il faut continuer à expliquer le plus clairement possible aux enseignants de maternelle la différence entre les deux façons d’enseigner le comptage que sont respectivement le comptage-numérotage et le comptage-dénombrement parce qu’ils sont nombreux à ne pas la connaître. Le texte de recommandations pédagogiques est évidemment un lieu privilégié pour le faire. Il est fondamental d’y insister sur le fait que les mêmes mots 2, 3, 4… n’ont pas la même signification dans chacune des façons d’enseigner le comptage. Dans la première façon d’agir et de s’exprimer, l’enseignant insiste sur la correspondance 1 mot — 1 objet (le 1, le 2, le 3…) et, donc, chacun de ces mots réfère dans la tête des enfants à un objet et à un seul : il fonctionne comme un numéro, d’où le nom de « comptage-numérotage ». Dans l’autre façon d’agir et de s’exprimer, celle où l’enseignant, par exemple, entoure les pluralités successives (1 jeton. Et encore 1, 2 jetons. Et encore 1, 3 jetons…), il insiste sur la correspondance entre chaque mot et la nouvelle pluralité engendrée par l’ajout d’une unité : l’enseignant théâtralise ainsi la propriété fondamentale du nombre, les mots qu’il utilise réfèrent à des pluralités et les enfants vont progressivement se les approprier comme des noms de nombres, et non comme des numéros, ce qui explique qu’on puisse parler de « comptage-dénombrement ».

Quand on explicite ces deux manières de faire comme il vient d’être rappelé, les enseignants comprennent généralement cette différence. Comment est-elle présentée dans le projet de programme ? Il est écrit que : « Cependant, les activités de dénombrement doivent éviter le comptage-numérotage et faire apparaitre, lors de l’énumération de la collection, que les rangs (quatrième ou cinquième) sont clairement démarqués des cardinalités (trois, quatre, cinq). » En s’exprimant ainsi, sans donner aucun exemple, comment peut-on espérer que les enseignants comprennent la différence entre le comptage-numérotage et le comptage-dénombrement ? Par ailleurs, dans le programme court, on trouve une section (4.2) qui s’intitule : « Le langage de l’enseignant pour apprendre ». Le texte en commence ainsi : « En maternelle, le langage de l’enseignant est déterminant parce qu’il est le vecteur d’apprentissages linguistique, cognitif et social ». Il n’y a probablement pas d’exemple plus probant de l’importance d’une expression verbale maîtrisée chez l’enseignant que la distinction entre les deux façons d’enseigner le comptage et les deux façons de parler qui leur correspondent : elles induisent des fonctionnements cognitifs radicalement différents chez les enfants. Or, dans le texte long, une section est consacrée au rôle du langage oral et écrit dans les apprentissages numériques et aucune allusion n’y est faite à ces deux façons de parler les nombres pour enseigner le comptage. Coupable absence !

Toutes les recherches disponibles montrent que dès qu’une langue favorise l’accès à la signification cardinale des mots-nombres et la décomposition des nombres, les apprentissages numériques s’en trouvent facilités et qu’au contraire, la polysémie crée du retard. Par exemple, le slovène et l’arabe d’Arabie Saoudite sont des langues qui favorisent la compréhension du nombre 2 parce qu’un élément grammatical permet d’en distinguer la signification cardinale .(16) Par ailleurs, dès que les nombres qui suivent dix se disent dix-un, dix-deux, dix-trois…, les décompositions correspondantes étant ainsi explicites dans la langue (c’est le cas des langues de l’Asie du sud-est, notamment), de bonnes compétences numériques sont observées. Au contraire, un retard s’observe en France du fait de la polysémie du mot « un » (17) (en anglais, un canard se dit « one duck » ou « a duck » selon la signification du mot « un »). Dans des civilisations anciennes qui se sont perpétuées presque à l’identique jusqu’à ce jour, les Oaksapmins de Nouvelle Guinée (18) et les Yupnos d’Australie ,(19) par exemple, les seconds ont des compétences numériques que n’ont pas les premiers et, là encore, cela s’explique aisément du fait que les mots-nombres des seconds renvoient directement à des quantités (5 se dit main, 6 main-et-un, 7 main-et-deux…)

Comment expliquer que le projet de programme long disserte de manière générale sur le rôle déterminant du langage pour les apprentissages cognitifs et qu’il passe sous silence le fait que certaines façons de s’exprimer en classe favorisent les apprentissages numériques parce qu’elles permettent de contourner l’obstacle que constitue la polysémie des mots-nombres ?

Quelle solution ?

Comment expliquer autant d’imprécision dans la façon dont le texte invite à penser l’articulation entre nombres, quantités et rangs, et autant de maladresse, voire de réticence, dans l’explicitation de la différence entre comptage-numérotage et comptage-dénombrement ? Une réponse vraisemblable est tout simplement que ces imprécisions, maladresses, réticences, etc. permettent de masquer qu’existent deux choix didactiques contraires concernant la pédagogie du nombre à l’école maternelle selon que la quantification est directement numérique ou non. Or, si l’on veut avancer, il convient de reconnaître cette diversité, elle constitue le réel des pratiques pédagogiques des enseignants.

Certes, dans la forme courte du texte, celle qui, à strictement parler, constitue le « Programme », il n’y a pas d’autre choix que d’aller vers un texte consensuel. Ce texte est celui qui sera lu par les parents et il n’est évidemment pas question d’y afficher ce qui relève du débat professionnel. En écrivant que : « (La construction du nombre) est conduite à partir de collections dont l’enseignant pourra raisonnablement, en fonction des approches qu’il utilise et des caractéristiques des élèves, limiter le cardinal entre 10 et 20 en grande section. », un pas important a été franchi. En l’état, le consensus n’existe cependant pas parce que le programme n’évoque ni l’itération de l’unité, ni les représentations numériques que constituent les collections-témoins organisées (nombres figuraux). Enfin, il n’est pas consensuel parce qu’il considère la mémorisation des quantités comme la première fonction du nombre et parce qu’il ne considère pas la mémorisation des rangs comme une fonction seconde.

En fait, dès les premiers mots utilisés dans cette partie du programme, le consensus est rompu puisque son titre même, « Organiser et structurer les quantités », contient un implicite dont il faut se méfier. Il laisse en effet penser qu’à l’école, dans un premier temps, les enfants accèderaient nécessairement à des quantités non structurées, celles résultant du comptage-numérotage, et que le progrès irait nécessairement de la non structuration des quantité à leur structuration. Ce n’est pas la seule possibilité et, du point de vue défendu ici, ce n’est pas la meilleure des possibilités : les enfants peuvent progresser à l’école en y accédant directement aux quantités structurées que sont les nombres, via l’usage de leurs décompositions. Dans ce cas, les collections qui servent de support à l’apprentissage des noms de nombres sont évidemment de plus petite taille mais les enfants ont la possibilité d’échanger entre eux et avec l’enseignant concernant de « vrais nombres », en faisant usage de leurs décompositions.

Cela ne devrait pas être difficile de rédiger un texte de programme d’une ou deux pages faisant consensus. En effet, qui pourrait s’opposer à ce que cette section s’intitule « Construire les premiers nombres » ou, mieux, « S’approprier les premiers nombres » ? Qui pourrait s’opposer à ce que l’objectif d’appropriation de l’itération de l’unité figure dans ce texte ? Idem concernant l’usage de collections-témoins organisées : je n’ai encore jamais rencontré de pédagogue, ni de didacticien spécialiste des premiers apprentissages numériques qui n’en ferait pas usage.

Dans le chapeau du programme, considérons le paragraphe : « L’essentiel du travail de l’école maternelle va consister à établir et consolider la précision des quantifications par l’élaboration du nombre comme moyen de contrôler, mémoriser et utiliser une quantité et un rang dans le cadre d’activités diverses ». Il ne peut pas être gardé à l’identique puisque, par définition, la quantification est d’emblée précise à 1 unité près (c’est ce qui la différencie de l’estimation des grandeurs). Ce paragraphe pourrait être remplacé par : « L’essentiel du travail à l’école maternelle vise à permettre l’accès aux nombres. Dans le cadre d’activités diverses, il s’agit de faire comprendre que toute quantité s’obtient en ajoutant un à la quantité précédente et que sa dénomination s’obtient en avançant de un dans la suite des noms de nombres ou dans l’écriture des chiffres ». Là encore, qui pourrait s’opposer à cela ? Répétons-le : rédiger un texte court consensuel ne devrait prendre que quelques heures.

Concernant le texte long, celui qui devrait devenir un document d’accompagnement des programmes, en revanche, cela demandera plus de temps. Il doit en effet être repris en distinguant clairement les deux choix didactiques énoncés plus haut, selon qu’à un moment quelconque de la scolarité maternelle, l’enseignant choisit d’enseigner le comptage-numérotage en insistant sur la correspondance 1 mot – 1 objet ou qu’il s’y refuse parce qu’il préfère privilégier systématiquement l’enseignement du comptage-dénombrement et l’usage de décompositions, de la PS à la GS. Il faut que les défenseurs de chacune des options prennent la plume, qu’ils argumentent sur les raisons de leur choix et qu’ils présentent des activités pédagogiques emblématiques de ce choix. Concernant la mémorisation d’un rang dans une file ordonnée, exemple de thème non consensuel, les uns et les autres expliciteront les raisons de l’approche pédagogique qui est la leur, ses points forts, ses points faibles. Seul un document d’accompagnement reflétant la diversité des options actuelles a une chance d’être pérenne parce que celles-ci y seront clairement exposées, parce que les enseignants pourront dès lors faire des choix professionnels en conscience et parce que leurs gestes professionnels s’en trouveront améliorés.

Aujourd’hui, le ministère est face à la nécessité de procéder à une décision politique. Soit il favorise la refonte des textes proposés qui vient d’être suggérée, allant vers un texte court consensuel et un texte long compréhensible, celui-ci explicitant les deux grands choix didactiques possibles, c’est-à-dire des voies différentes permettant d’atteindre les attendus contenus dans le texte court. Soit il considère que le texte actuel est, à des détails près, un compromis acceptable. Mais tolérer une si grande incohérence dans des textes à visée prescriptive présente de nombreux risques. Ainsi, on risque d’assister à une multiplication des conflits avec la hiérarchie, les enseignants se voyant reprocher tel ou tel choix alors qu’on les a mis en situation d’injonction contradictoire. On risque également de décourager les enseignants en ne leur permettant pas de comprendre les enjeux cognitifs des apprentissages numériques et en les laissant dans le flou quant à leur pratique pédagogique. Et puis, risque qui subsume tous les autres, on n’apporte aucune réponse, même hypothétique, à la question de l’échec scolaire et des inégalités grandissants, on ne crée aucune dynamique positive vers des pratiques professionnelles orientées vers la réussite d’un plus grand nombre d’enfants. Ce n’est pas ce qui augurerait du meilleur avenir pour l’école maternelle et, plus généralement, pour l’école primaire.

Rémi Brissiaud

Chercheur au Laboratoire Paragraphe, EA 349 (Université Paris 8)

Équipe « Compréhension, Raisonnement et Acquisition de Connaissances »

Membre du conseil scientifique de l’AGEEM

Notes:

* Ce texte est une version complètement remaniée de celui qui est paru dans le Café Pédagogique du 08/07/2014. Entre temps, en effet, les vacances d’été sont passées qui ont permis une analyse plus sereine et plus approfondie du projet de programme. De plus, ce texte a bénéficié de nombreux échanges avec Jean-François Richard dans le cadre d’un projet commun : celui d’écrire un Vocabulaire critique pour enseigner les nombres à l’école. Pour autant, comme il est coutume de le dire, les propos tenus ici n’engagent que leur auteur.

1 Rocher T. (2008) Lire, écrire, compter : les performances des élèves de CM2 à vingt ans d’intervalle 1987-2007. Note 08.38 de la DEPP ; décembre 2008.

2 Voir : Brissiaud, R. (2013) Apprendre à calculer à l’école – Les pièges à éviter en contexte francophone. Paris : Retz

3 Andreu, S., Le Cam, M., & Rocher, T. (2014) Evolution des acquis en début de CE2 entre 1999 et 2013 : les progrès observés à l’entrée au CP entre 1997 et 2011 ne sont pas confirmés. Note n°19-Mai 2014 de la DEPP.

4 Cf. Brissiaud, R. (2014) : « Les défenseurs des programmes de 2002 et les changements en vue » http://www.cafepedagogique.net/lesdossiers/Pages/2014/060614_RBrissiaud.aspx

5 Brandicourt R (1962). Des principes à la pratique pédagogique. In J. Bandet (Ed) : Les débuts du calcul, 87-108. Paris : Editions Bourrelier.

6 Canac, H. (1955) L’initiation au calcul entre 5 et 7 ans. In F. Brachet, H. Canac & E. Delaunay (ed.), L’enfant et le nombre, p.9-27. Paris : Didier.

7 Hatano G., Learning to Add and Substract : a Japonese Perspective, in T. Carpenter, J. Moser & T Romberg (Eds), Addition and Sustraction : a cognitive perspective, Hillsdale : Lawrence Erbaum.

8 Voir : Brissiaud, R. (2013) Ibid.

9 Voir Bresson, F. (1987) Les fonctions de représentation et de communication. In J. Piaget, P. Mounoud & J. P. Bronckart (Eds) Psychologie – Encyclopédie de la Pléiade, 933-982. Paris : NRF

10 Bresson, F. ibid

11 Les développements de cette section sont en cohérence avec un courant de recherche très influent aujourd’hui en psychologie, celui de la « cognition distribuée ». La thèse centrale de ce courant est que le fonctionnement cognitif (la cognition numérique, par exemple) ne s’explique pas seulement à partir de l’étude des représentations mentales des personnes parce que celles-ci sont dépendantes de représentations sociales externes (les systèmes de numération, par exemple), représentations externes qui ont une réalité matérielle qu’il convien d’analyser (agencements de points, de chiffres…). Un article fondateur concernant la cognition numérique étudiée de ce point de vue est celui-ci : Zhang, J., & Norman, D. A. (1995). A representational analysis of numeration systems. Cognition, 57, 271–295.

12 Brissiaud, R. (1991). « Un outil pour construire le nombre : les collections-témoins de doigts », in J. Bideaud, C. Meljac & J.-P. Fischer (éd.), Les chemins du nombre, p. 59-90. Lille : Presses universitaires.

13 Une argumentation développée se trouve dans un article publié sur le blog du journal Le Monde animé par Luc Cédelle, article qui inaugure l’« Acte 6 » d’un débat sur l’enseignement du calcul. Brissiaud, R. (2014) : http://education.blog.lemonde.fr/2014/04/19/enseignement-du-calcul-des-elements-pour-un-debat-66/

14 Recherche menée sur le Trésor de la Langue Française informatisé

15 Colomé, À., & Noël, M. P. (2012). One first? Acquisition of the cardinal and ordinal uses of numbers in preschoolers. Journal of experimental child psychology, 113(2), 233-247.

16 Almoammer, A., Sullivan, J., Donlan, C., Marušič, F., O’Donnell, T., & Barner, D. (2013). Grammatical morphology as a source of early number word meanings. Proceedings of the National Academy of Sciences, 110(46), 18448-18453.

17 Hodent, C., Bryant, P., & Houdé, O. (2005) Language-specific effects on number computation in toddlers. Developmental Science 8 (5), 420–423.

18 Saxe, G. (2014) Cultural development of mathematical ideas – Papua New Guinea Studies. NY : Cambridge University Press

19 Wassmann, J., & Dasen, P. R. (1994). Yupno number system and counting. Journal of Cross-Cultural Psychology, 25(1), 78-94.