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L’abandon des ABCD de l’égalité va-t–il signifier la fin de la lutte contre les inégalités entre filles et garçons ? Sans polémique ni dramatisation, une petite collection, Égale à Égal, reprend les questions essentielles du débat dans un style simple et explicite. Publiée en partenariat avec le Laboratoire de l’Égalité par les éditions Belin, la collection s’enrichit en septembre d’un nouveau titre, Les métiers ont-ils un sexe ? par Françoise Vouillot, docteure en psychologie et enseignante à l’Institut National d’Étude du travail et d’orientation Professionnelle (INETOP-Le CNAM). Une analyse concise et efficace des mécanismes de cloisonnement des métiers, tels qu’ils persistent au sein du système de l’orientation scolaire et professionnelle, malgré les tentatives d’ouverture initiées par les pouvoirs publics.

Naturalisme et prédilection

Les filles et les garçons ne sont pas censés avoir naturellement les mêmes aspirations, estime-t-on. On croit en lire la preuve dans les différences d’activité et de comportements des enfants, considérées comme innées et structurantes. Question de gènes, croit-on, ou bien d’hormones, ou de ce que l’on voudra, pourvu que ce soit inscrit dans les racines de l’espèce, ou bien gravé dans le marbre des traditions séculaires, qui sont – forcément – pleines de sagesse. Pourtant, explique Françoise Vouillot, la répartition sexuée des travaux et des métiers est loin d’être universelle, que ce soit dans le temps (travaux des champs et artisanats étaient beaucoup plus mixtes au Moyen-Âge qu’aujourd’hui), ou dans l’espace (les dévolutions de compétences diffèrent selon les pays). Alors, pourquoi les habitudes sont-elles si fortes que les campagnes volontaristes des pouvoirs publics échouent toujours à rendre aux métiers la mixité qu’ils devraient enfin avoir ? Ne faut-il pas y voir l’empreinte des habitudes sociales sur les modèles et les pratiques de l’orientation ?

Des croyances qui perdurent sous la mixité scolaire

Difficile de l’ignorer, les filles réussissent mieux à l’école, en général, que les garçons, mais moins bien dans leur vie professionnelle. La mixité, décrétée officiellement en 1975, n’a pas réussi à endiguer le partage sexué des savoirs et du travail. L’orientation, soutient l’auteure, n’y parvient guère et constitue un « butoir » de la mixité : l’évitement d’une filière ou d’une formation par un sexe est la principale cause de la sur-représentation de l’autre sexe. Les choix personnels des acteurs sont donc déterminants dans cette répartition, mais ces choix sont largement influencés par le contexte social et culturel. Les enjeux de reconnaissance et d’identité, alimentés par l’image des métiers que conservent les méthodes et les outils de l’orientation, maintiennent les obstacles qu’ils sont censés lever. Reflétant les propensions supposées « naturelles » des filles et des garçons, ces méthodes et outils n’auraient pas vraiment su se dégager de l’idéologie traditionnelle : suprématie intellectuelle des hommes et sensibilité des femmes, lieu commun des sciences, de la philosophie et de la psychologie du XIXème siècle, dont les démentis de la recherche peinent encore à débarrasser l’opinion. Les neurosciences ont beau montrer la plasticité neuronale du cerveau et l’absence de différences cérébrales significatives entre les sexes, l’imagination collective n’en démord pas : la différence, partant l’inégalité innée de compétences, reste la norme à laquelle on doit se conformer pour trouver sa juste place dans la collectivité. Il ne s’agit même pas d’y croire, mais de reconnaître qu’elle domine les mentalités.

La « passivité habillée en respect des différences »

Cette concession rassurante se renforce de constats quotidiens : on remarque aisément les différences caractéristiques de comportement et d’aptitude entre filles et garçons dès le plus jeune âge, en oubliant de voir les différences éducatives récurrentes qui les entretiennent. Il ne faudrait pas « dénaturer » les enfants en forçant leur spontanéité. Cette croyance, rassurante par son conformisme traditionnel, permet d’oublier ce que l’on sait pourtant parfaitement du poids des attentes implicites des parents, des enseignants, du groupe social, sur le « naturel » des enfants. Difficile de s’opposer à ce que les faits semblent corroborer et que les habitudes érigent en principes identitaires. Comme le souligne Marie Duru-Bellat, citée par l’auteure, la « passivité habillée en respect des différences », est « plus à craindre » aujourd’hui que le sexisme affirmé. La très prudente neutralité des acteurs institutionnels, notamment dans le monde éducatif, conforte par « abstention » les préjugés identitaires que l’on croyait dépassés au lieu de susciter la discussion. A trop se garder d’interférer dans les choix des familles et des élèves, on laisse l’orientation se jouer sur les mêmes modèles répétitifs et réducteurs.

Des méthodes d’orientation « scientifiques » et objectives ?

Une des explications de l’impuissance des politiques publiques menées depuis, remarque Françoise Vouillot, peut résider dans les origines du « mouvement de l’orientation ». Conçu davantage pour répartir les jeunes garçons de milieux modestes, en fin de scolarité obligatoire, dans l’artisanat et l’industrie, au début du XXème siècle, l’orientation s’appuie sur des méthodes positivistes et techniques (tests psycho-techniques, évaluation scientifique de compétences, mesure de QI, etc) qui se veulent objectives. Calibrée pour une insertion professionnelle rapide et plutôt masculine, elle s’est appliquée sans grand recul au public de l’école devenue mixte et d’une société économiquement transformée. Depuis le début des années 80, les actions publiques en faveur de la mixité dans l’orientation se sont succédé sans réel effet, faute d’un travail de réflexion critique sur les modèles et les valeurs sous-jacents qu’elle transmet de manière structurelle.

Pour l’auteure, tous les éléments sont aujourd’hui réunis pour dépasser le constat : les travaux de recherche sur la lutte contre les stéréotypes sont largement diffusés et accessibles, les acteurs institutionnels sont prêts à réviser leurs méthodes, le système est capable d’évoluer, le public est majoritairement disposé à l’admettre. Encore faudrait-il établir et transmettre les programmes de adéquats dans les ESPE, pour permettre aux personnels éducatifs de mesurer les enjeux et d’éviter les erreurs préjudiciables. Un objectif qu’il serait dommage d’abandonner pour apaiser les cris d’orfraie d’une minorité réactionnaire.

Jeanne-Claire Fumet

Les métiers ont-ils un sexe ? Pour sortir des sentiers battus de l’orientation des filles et des garçons, Par Françoise Vouillot – Collection Égale à Égal, éditions Belin.

Parution : septembre 2014 – 72 pages.

Entretien avec Françoise Vouillot : « J’en veux aux adultes d’imposer la transgression aux adolescents ! »

Maîtresse de conférences à l’ INETOP-CNAM, Françoise Vouillot est aussi membre du Haut conseil à l’égalité F/H.

Les méthodes de l’orientation sont-elles responsables du manque de mixité professionnelle ?

Françoise Vouillot : Elles ne sont responsables de rien, simplement elles restent enchâssées dans la vision traditionnelle de la société dans laquelle elles s’exercent. Il faut se garder, sur ce sujet, des positions tranchées et sans nuances qui déforment les idées. La difficulté est de dire les choses sans donner à croire qu’on est dans le « tout ou rien ». On m’a fait remarquer le ton très nuancé de ce livre : mais il faut être nuancé. On parle de moyennes statistiques, pas de données tranchées : c’est la seule manière de débouter les stéréotypes naturalistes.

Mais déroger à la moyenne statistique, n’est-ce pas difficile pour des jeunes gens ?

F.V. : Évidemment, et c’est bien le noyau de résistance : le problème d’identification aux attentes collectives de la société. J’en veux énormément aux adultes qui prétendent faire peser sur les jeunes tout le poids d’une transgression qui est si problématique à l’adolescence. Pourquoi faudrait-il qu’ils transgressent ce qu’on leur a appris et ce qu’on attend d’eux depuis l’enfance, alors qu’ils sont dans l’incertitude et le changement ? Ce n’est pas le moment pour eux, de faire des choix engageants, comme ceux de l’orientation, à contre-courant des attentes qui pèsent sur eux. Plus encore pour les garçons : aux filles, on demande de rester « filles » en faisant des métiers dits de « garçons ». Mais les garçons cessent d’en être s’ils se tournent vers des activités « féminines ». On voit bien, dans la communication sur la mixité dans les métiers, ces images de filles dans des métiers techniques – mais avec « féminité ». Ce n’est pourtant pas le seul modèle possible ! On ne sort pas des stéréotypes.

Comment entendez-vous les réactions très violentes que soulèvent l’idée de l’égalité entre filles et garçons ?

F.V. : Ce sont les signes d’une résistance très forte d’une partie de la population, qui voit dans l’ordre social un ordre sexué et inégalitaire à maintenir. Ils admettent que c’est une construction mais ne veulent pas y toucher. Ils sont violents parce qu’ils savent que le construit peut être déconstruit – ce ne serait pas le cas s’il s’agissait d’une réelle différence biologique, elle ne risquerait pas de changer ! On entend parfois que les enfants ont besoin de stéréotypes pour se construire. Leur faut-il aussi des stéréotypes racistes ? Cette idée d’une différence radicale, naturelle, renvoie à une certaine vision de l’ordre.

Pensez-vous que les ESPE vont réussir à mettre en place une formation pour les enseignants ?

F. V. : Nous l’attendons de la ministre et nous le lui rappelons. Je fais partie du Conseil à l’égalité, c’est donc une question qui m’importe particulièrement. Laissons-lui quand même quelques jours pour respirer… Ce qui est certain c’est qu’il ne suffira pas de 3h de conférence sur un an de formation. Les ABCD n’ont pas fait l’objet d’une formation suffisante auprès des enseignants, ni d’une information auprès des parents : le Ministère aurait dû prévoir des réunions d’information avec eux pour leur montrer ce qu’on fait. Pour certains, ce n’est pas audible. Mais nulle part, il n’y a eu de dérives particulières. Les choses progressent, à force de transmettre l’information et de montrer, de manière raisonnable et nuancée, le sens de ce que l’on fait pour lutter contre les inégalités liées aux stéréotypes sexistes. Il faudrait se résoudre à cesser d’élever des « filles » ou des « garçons » mais éduquer des personnes, de jeunes humains.