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Nul besoin d’être fin connaisseur d’Ovide, ni amoureux de la latinité antique ou fanatique des mythes grecs pour goûter l’audacieuse et réjouissante transposition des ‘Métamorphoses’ imaginée par le cinéaste Christophe Honoré. Ce dernier fait en effet le pari de rendre accessibles, et de belle façon, des histoires « connues de tous : Narcisse, Pan, Orphée, Jupiter, Europe…, matrices originelles de nos récits encore aujourd’hui ». Dans notre France contemporaine, « devant son lycée, une jeune fille se fait aborder par un garçon très beau mais étrange. Elle se laisse séduire par ses histoires, des histoires sensuelles et merveilleuses où les dieux tombent amoureux de jeunes mortels. Le garçon propose à la fille de le suivre ». Elle, c’est Europe, lui, Jupiter.

Une fois acceptée cette surprenante coexistence du prosaïque et du merveilleux, de l’ordinaire et du surnaturel, nous voici entraînés sans coup férir dans les pas de la jeune héroïne, Europe. Nous traversons avec elle une expérience inédite, celle de la confrontation des dieux et des mortels, jusqu’au premier matin du monde. Pour son 11ème film, Christophe Honoré s’éloigne du romanesque (« Les Bien-aimés »), du drame ‘chanté’( « Les chansons d’amour») et du conte moderne (« Non, ma fille tu n’iras pas danser »), pour explorer un territoire totalement neuf. Son acte de foi dans la puissance d’évocation du cinéma actualise avec bonheur certains épisodes du poème d’Ovide par friction et hybridation avec des représentations décalées de jeunes des cités d’aujourd’hui. ‘L’héritage grec dans la France contemporaine’ selon les termes du cinéaste. Une incarnation, charnelle, sensuelle, originale, de notre imaginaire ‘méditerranéen’.

La grande rousse et le cerf

Quelques premiers plans de toute beauté- forêts, prairies, lacs, rivières- enchâssant la citation d’Ovide (‘Je me propose de dire les métamorphoses des formes en des corps nouveaux’) nous installent dans les terres de la fiction et de son étrangeté confortée par un prologue déroutant. Un jeune chasseur regarde dans un bois une femme nue à la longue chevelure rousse. Cadrée en plan large de dos, la belle se retourne. Un échange de regards plus tard, il s’enfuit, se traîne au sol, abandonne son fusil. Dans le plan suivant, un cerf se dresse devant nous. L’animal est pris dans une chasse à courre. Au bord d’une autoroute, un homme pointe son arme et tire sur le cerf. Variation sur le destin d’Actéon, transformé en cerf et mort d’avoir contemplé la nudité de Diane, qu’importe ! Nous voici à l’orée d’un autre monde qui se métamorphose sous nos yeux, irrésistiblement…

Le Chapitre I ‘Europe et Jupiter’ met bientôt en scène une jeune lycéenne, d’origine maghrébine, blouson à carreaux rouges et sac à dos, cheminant en bordure d’un coin de verdure animée par le bruissement du vent dans les feuilles, sur fond de cité en béton. Un camion au conducteur invisible, après être passé devant l’établissement scolaire, s’est arrêté sur un parking avant de repartir dans un nuage de fumée. La porte du véhicule, de nouveau immobilisé, s’ouvre et la fille s’approche tandis qu’un long travelling s’attarde sur de grands ensembles urbains. Dans l’herbe, la fille et le garçon, maintenant nus, échangent des caresses et le ‘séducteur’ prononce quelques mots d’une voix atone : ‘tu as compris qui j’étais ; je t’enlève, ta vie ne sera plus jamais comment avant’. Au-delà de la dimension donjuanesque, il s’agit de s’abonner, de songer qu’une autre vie est possible, à condition de croire à la parole d’un dieu, Jupiter en l’occurrence. Deux autres chapitres ‘Europe et Bacchus’, ‘Europe et Orphée’, fruits fictionnels du premier nous offrent les visions des récits merveilleux racontés par Jupiter à son amoureuse.

Territoires péri-urbains et métamorphoses en tous genres

Difficile de restituer ici l’extraordinaire virtuosité du cinéaste dans la capacité à suggérer, sans autres effets spéciaux que le tranchant du montage, les transformations d’une jeune fille en vache, de deux amants en lions ou d’un vieux couple aimant en branches jointes d’un tronc noueux. Son propos n’est pas tant de rendre visibles à l’écran des phénomènes surnaturels que de nous amener à porter un autre regard sur notre quotidien, notre monde. Le réalisateur choisit en effet de tourner ses ‘métamorphoses’ à la périphérie de Nîmes, Montpellier et Avignon, aux abords de cités où la nature peut surgir à quelques pas des constructions. Des territoires, dits de banlieues, usés par le regard normatif des médias, où la beauté peut advenir à la lisière des champs, des rivières, au milieu des herbes folles.

Le choix des acteurs (des jeunes non-professionnels recrutés dans la région, vierges de toute pratique du cinéma, ouverts à toute forme d’interprétation), la cohabitation à l’écran de tous les types de corps, souvent saisis dans leur nudité, et de tous les âges de la vie, l’étrangeté des parlers et leur diversité font naître des ensembles composites dans la coalescence et l’impureté. Une alchimie qui interroge de façon décapante notre représentation du monde.

L’expérience initiatique d’une fille d’aujourd’hui, Europe

Point de message directement politique dans ces aventures extraordinaires d’une jeune lycéenne telles que Christophe Honoré les a rêvées à partir du poème d’Ovide. Sa démarche de création suscite pourtant une grande jubilation : des garçons et filles des cités portent avec innocence et panache les grandes figures de la mythologie grecque, prennent à bras le corps des récits légendaires et fondateurs ‘sans se la jouer’. C’est ici que se situe le tour de force de ‘Métamorphoses’ : que des jeunes Français, venus d’ailleurs, s’approprient l’héritage antique, en investissant des mythes qui font partie de notre culture commune. Et leur incarnation à l’écran, parfois stupéfiante de beauté et de poésie, -magnifiée par des morceaux de Mozart, Ravel, Schonberg et Boulez, notamment-, donne à voir notre pays (aujourd’hui menacé par le séparatisme social) comme une communauté de destins, un territoire, payant ‘sa dette grecque’, renouant avec les origines de son histoire. ‘Europe vit dans une cité, c’est une jeune Française d’aujourd’hui. Elle est initiée à un passé qui peut l’accueillir, non pas comme une étrangère, mais telle une personne légitime, une méditerranéenne, présente à ces mythes, même inconsciemment’, nous dit Christophe Honoré. Avec ‘Métamorphoses’, cette légitimité saute aux yeux.

Samra Bonvoisin

« Métamorphoses », film de Christophe Honoré, en salle le 3 septembre

Compétition officielle, Mostra de Venise 2014