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Ce texte vise à donner une opinion personnelle sur le projet de programme pour l’école maternelle publié le 3 juillet 2014. Ma contribution porte sur la partie concernant l’apprentissage de l’écriture, principalement du point de vue de son tracé, également sur les exercices graphiques ainsi que sur l’évaluation. Ils sont étayés, d’une part par une expérience personnelle en classe de maternelle (27 ans dont près de 20 ans dans une école située en ZEP), et, d’autre part, par mes propres recherches sur le graphisme et l’apprentissage premier de l’écriture (1) , sur l’évaluation, enrichies des recherches dans divers domaines, didactiques, pédagogiques, des neurosciences, de l’ergonomie, de la psychologie, de la psychomotricité, etc.

Premières impressions

J’approuve l’accent porté sur la relation écriture-lecture, l’importance accordée à la découverte du principe alphabétique par l’encodage, notamment au travers de productions autonomes. Cependant, j’émets des réserves au fait que l’enseignant explicite ce principe « dès la petite section » (cf. Les démonstrations explications de l’adulte, p 29). Pour être bien compris, cet énoncé nécessite, de mon point de vue, un réajustement, ou des propositions adaptées à ce niveau de classe. Dans ce domaine, particulièrement complexe, car abstrait, il s’agit d’être prudent. Jusqu’en grande section très souvent, le mot est encore étroitement lié aux objets qu’il désigne, l’objet concret, son nom et le mot sont une seule et même chose. L’aspect sonore est difficilement dissociable en tant que tel, il nécessite un certain degré d’abstraction. L’encodage par l’enfant permet sans aucun doute de franchir cet obstacle, mais encore faut-il qu’il soit prêt à considérer les mots d’un point de vue méta linguistique, les entraînements prématurés risquant d’être contre-productifs.

L’apprentissage de l’écriture

L’écriture en capitales

Dans un premier temps, je soulignerai la contradiction contenue dans le texte à propos de ce type d’écriture. En effet, il est dit p 30 : « En MS, les enfants apprennent d’abord à écrire leur prénom en capitales d’imprimerie, avec modèle puis sans modèle. En fin d’année, ils l’écrivent en cursive », mais, cinq lignes plus loin on peut lire que « l’écriture en capitales, plus facile graphiquement, ne fait pas l’objet d’un enseignement systématique. » Il est clair alors que l’on ne doit pas enseigner l’écriture en capitales, et avec quels arguments ? Retour au texte : « En effet, lorsque les enfants recopient des mots en capitales, ils tracent souvent les lettres dans un ordre aléatoire et peuvent ainsi aller jusqu’à désapprendre la valeur symbolique des lettres. » La remarque portant sur le soi-disant danger de l’ordre aléatoire semble suggérer que les enseignants négligent ce travail de régulation lors de la copie des mots, c’est leur faire injure !

Alors inutile vraiment l’écriture en capitales ? Non, pour de multiples raisons. Elle est effectivement facile à réaliser et ne demande pas une dextérité motrice élaborée comme pour la cursive. De jeunes enfants peuvent y arriver, et l’on sait le plaisir, la fierté qu’ils ont à écrire ainsi leur prénom, la valorisation pour les efforts déployés. Il ne faut pas ignorer l’aspect motivant de cette première écriture, d’autant plus qu’elle représente une importante source d’informations pour découvrir le fonctionnement du système alphabétique : choix et ordre des lettres non aléatoire, valeur sonore conventionnelle des lettres, mémorisation, correspondance entre la chaîne écrite et la chaîne parlée. Ce support est donc à privilégier pour une première prise de conscience phonique, si l’enseignant attire suffisamment l’attention sur les enjeux de la place des lettres (pour en revenir à la question de l’ordre aléatoire, il suffit à l’enseignant de lire à haute voix le mot, déformé ou non, pour attirer l’attention sur les sonorités et les enjeux de l’ordre des lettres).

En ce qui concerne le caractère supposé superflu de cette écriture, les neuro sciences montrent que les formes géométriques simples sont facilement identifiées par le cerveau : lignes droites verticales, horizontales, obliques, cercles et demi cercles. Il n’est donc pas inutile de proposer l’observation et la copie de l’écriture de mots en capitales, d’autant plus que l’usage des ordinateurs et autres supports numériques nécessitent la reconnaissance rapide de cette forme de lettres. Reste la question l’usage, peu fréquent de la capitale, si l’on pense à l’écriture manuscrite ultérieure qui nécessite rapidité et fluidité, donc une autre graphie.

Le texte a abondamment signalé les avantages de l’encodage et propose de commencer dès la MS : « À partir de la MS, l’enseignant fait des commandes d’écriture de mots ». Or, si l’écriture en capitale est délaissée au profit de la cursive, la centration sur la forme, sur le ductus (2) , les difficultés des liaisons entre les lettres, le manque d’anticipation mentale de l’action, les limites motrices, la préhension correcte de l’outil (la nature et la qualité de l’outil ont une incidence sur la maîtrise du tracé) choisir un « bon » outil n’est pas superflu) sont autant d’obstacles qui accaparent l’enfant, occultant ainsi la vision globale du mot et encore plus l’attention portée aux sonorités. S’il s’agit seulement pour l’enfant d’essayer de dessiner des lettres cursives, où est l’intérêt ? Refuser l’écriture en capitale en MS c’est refuser aux élèves l’accès à l’écriture autonome de mots simples, c’est aller à l’encontre du projet de faire découvrir aux élèves au fonctionnement du code, ce qui serait pour le moins paradoxal.

Signalons en outre qu’en cursive, il n’y a pas adéquation entre les syllabes et les séquences graphiques (le jeu des liaisons, du levé de main), ce qui complique les choses. Par ailleurs cette affirmation : « En effet, lorsque les enfants recopient des mots en capitales (…) (ils) peuvent ainsi aller jusqu’à désapprendre la valeur symbolique des lettres » me laisse perplexe, quand, comment ont-ils appris la valeur symbolique des lettres ? Ce point mérite un éclaircissement.

L’écriture cursive

De mon point de vue, le fait le plus critiquable porte sur le moment choisi pour l’apprentissage de l’écriture cursive. On peut sans doute discuter du choix de ce type de graphie (3) mais ce qui me semble alarmant c’est de proposer de commencer cet enseignement en moyenne section. C’est un choix que je juge contestable, sinon dangereux. Cet apprentissage, qui est difficile pour tous les élèves, nécessite une maturation du système neuro musculaire particulière, mais pas seulement, de nombreuses autres conditions sont requises (voir les livrets : Le langage à l’école maternelle, 2005 p 109 et 2011, annexe XXI p 201). Apprendre à écrire en cursive, se révèle particulièrement éprouvant pour ceux qui sont peu motivés pour l’écriture, ou en difficulté motrice. Le développement psychomoteur fait appel, à côté de l’expérience et de l’apprentissage, à la maturation neurologique, cet ordre de maturation est constant, ce que met en évidence la loi proximo-distale (le contrôle de la coordination fine des membres s’achemine du centre du corps vers la périphérie, l’enfant contrôle en premier ses bras, puis ses mains, puis ses doigts). Pour écrire en cursive, deux mouvements doivent se coordonner, le mouvement de translation (la main avance de gauche à droite pour écrire le mot) et le mouvement de rotation (les doigts, le poignet, sont mis à contribution pour tracer la forme de chacune des lettres). La coordination entre ces deux types de mouvement se réalisant grâce à l’appui que constitue l’avant-bras, met en jeu une spécialisation des segments du bras, de l’épaule, de l’avant-bras, du poignet, de la main et des doigts. Ainsi, l’écriture cursive, nécessite l’habileté et l’autonomisation des articulations des phalanges et du poignet, chose qui n’est possible qu’entre 5 et 6 ans. M. Auzias (1977), pour qui la variable âge est déterminante, préconisait d’attendre l’âge de 5ans 9 mois pour l’enseignement de l’écriture cursive (4) . Installer les nécessaires automatismes qui conduisent à des tracés fluides (L. Lurçat, 1981) ne signifie pas conditionner prématurément la motricité, ce qui est contre productif pour l’accès au sens et à la relation graphie-phonie, sans oublier les « bricolages » hasardeux pour réussir le tracé des lettres, qui mettent en place des ductus erronés tellement difficiles à réduire par la suite.

Le graphisme

La présentation de cette activité, de conception scolaire (5) , est particulièrement floue ce qui me conduit à relever ici aussi des contradictions (6) . La réserve contenue dans la première phrase : « Les exercices graphiques, qui permettent de s’entrainer aux gestes moteurs, et l’écriture proprement dite sont deux choses différentes. L’enseignant veille à ce qu’elles ne soient pas confondues » est en contradiction avec le titre : « L’entraînement pour l’écriture cursive : des exercices graphiques » mais aussi avec la suite des propositions. Il s’avère alors nécessaire de préciser ce que recouvrent ces propos : « les élèves s’exercent régulièrement à des tâches de motricité qui préparent spécifiquement à l’écriture. Ils s’entrainent également aux gestes propres à l’écriture. » À lire ceci, l’objectif du graphisme ici est bien la sélection des gestes de l’écriture.

Quelles sont ces tâches de motricité pour l’écriture ? Quelle différence avec les gestes propres à l’écriture ? Deux alternatives, soit ces tâches accréditent les graphismes stéréotypés via l’utilisation de fiches tellement décriées (rapport de l’ID opcit : Les outils des élèves : l’essor du travail sur fiches, p 115), comme le terme « préparatoire » le laisse présager, soit, et c’est ce que je souhaite, ces gestes de l’écriture s’exercent directement sur l’écrit, ce qui est parfaitement logique. Il s’agit alors d’un travail sur le ductus des lettres, leurs proportions, leurs liaisons, etc. et, pour éviter les confusions préjudiciables il conviendrait alors de nommer « calligraphie »(7) cette activité. Cette acception permet effectivement de faire clairement la distinction entre le graphisme proprement dit (explorer des lignes, formes, motifs, les différentes directions, etc.) et l’écriture soumise aux lois qui lui sont propres. Considérer le graphisme uniquement comme préparatoire à l’écriture et au dessin, c’est oublier la fonction principale du graphisme : le développement de nombreuses compétences, perceptives, cognitives, motrices, grapho-motrices, spatiales, etc., telles qu’elles sont fort heureusement décrites en p 44 (Le graphisme décoratif et artistique) et qui concernent le développement global de l’enfant, et pas seulement l’accès à l’écrit, même si, comme le dit justement plus loin le texte « Ces compétences faciliteront la maitrise des tracés de l’écriture. » J’en suis tout à fait d’accord, plus l’enfant est habile pour discriminer les formes, pour maîtriser ses gestes, pour orienter ses tracés, plus il pourra se plier aux règles de l’écriture, mais pas seulement celles-ci, il sera expert en « grapho-motricité ». Dans l’apprentissage de l’écrit, il faut se garder de se centrer sur la forme qui n’est que le résultat de processus complexes où les émotions jouent également leur rôle.

L’évaluation

Le sous-titre (p 10, 4.4) : « Penser l’évaluation comme un processus », attire avec bonheur l’attention sur les parcours d’apprentissages, en mettant l’accent sur les progrès accomplis. Je regrette toutefois que cet énoncé recouvre seulement une évaluation bilan, sur un constat, même s’il ne s’exprime pas sous forme catégorique et immuable. Bien évidemment, si ce type d’évaluation est nécessaire et légitime à l’école maternelle, il est bon d’en rappeler les usages et les conditions. Il aurait été cependant nécessaire que soit évoquée l’évaluation de type « formatif » conçue comme une aide aux apprentissages, sous forme de co-évaluation (élève-enseignant). Il s’agit dans ce cas des évaluations en relation avec les consignes portant sur les tâches réalisées quotidiennement par les élèves. C’est d’autant plus regrettable que le rapport de l’Inspection générale (2011) souligne les excès ou carences en ce domaine : « La préoccupation d’évaluer, ou de laisser des traces d’évaluation, peut même être envahissante : les marques apposées sur les fiches quotidiennes auxquelles les enfants sont soumis – points rouge, vert ou orange, smileys, autres indications – foisonnent, comme si une réussite pouvait signifier une acquisition solide dont le pédagogue peut d’emblée attester. » (p 110) Je remarque à ce propos que l’incitation à la pratique d’une co-évaluation, présente dans les textes des programmes de 1977 et 1985, a disparu par la suite des textes officiels, ce qui est pour le moins curieux compte tenu de son impact sur les apprentissages. Or, le rapport de l’IGEN (opcit) souligne les défaillances de l’évaluation conçue comme aide aux apprentissages et rappellent qu’« Il convient enfin d’impliquer les enfants dans leur évaluation selon des modalités adaptées à leur développement » (p 172). Il est regrettable que la fonction d’aide aux apprentissages de l’évaluation ne soit pas explicitement recommandée.

En conclusion

Pour clore ce long débat (il m’était difficile de réduire les argumentations compte tenu de l’importance que j’accorde à l’enseignement de l’écriture), je dirai que mon principal souci se situe au niveau de l’âge de l’enseignement de l’écriture cursive (nul ne peut maîtriser ni programmer la courbe des apprentissages de ses élèves, la pratique de la différenciation est ici incontournable) et du manque de clarification de ce qui concerne les exercices graphiques vs la calligraphie.

On ne doit pas perdre de vue la dérive de la primarisation de l’école maternelle clairement dénoncée dans le rapport de l’inspection générale (opcit) : «Primarisation de l’école maternelle depuis la première section marquée dans des signes nombreux et variés, anticipation dans la préparation à la lecture et à l’écriture au détriment d’autres acquisitions … » (181), « C’est en amont de la section des grands que la situation peut être préoccupante : le souci de préparation à la lecture et à l’écriture pousse à introduire très précocement des activités trop formelles sur l’alphabet et les sons, à soumettre les enfants à des pseudo-reconnaissances de mots qui ne sont en fait pour eux que des comparaisons d’images » (p 134) … le décor est envahi par l’écrit dès la section des petits (94), et surclasse désormais la production picturale» (p 95).

Je salue cependant les propositions pour la découverte du principe alphabétique par les essais d’écriture autonome en MS et GS, sachant qu’à côté des aspects formels et linguistiques, d’autres dimensions propres à la culture scolaire jouent également un grand rôle dans cet apprentissage, notamment l’organisation des espaces graphiques, le rôle du collectif, sans oublier la notion de plaisir, source majeure d’investissement.

M.T Zerbato-Poudou

Docteur en sciences de l’éducation

Notes :

1 Zerbato-Poudou. M.T. De la trace au sens. Rôle de la médiation sociale dans l’apprentissage de l’écriture chez de jeunes enfants de maternelle. Thèse de doctorat « systèmes d’apprentissage et systèmes d’évaluation ». Université de Provence, UFR de psychologie et sciences de l’éducation. 1994

2 Le ductus est l’ordre et la direction, selon lesquels on trace les segments des lettres. C’est ce qui définit la calligraphie : la manière, l’art, l’usage, de former les caractères d’une écriture

3 À propos du choix de la graphie, il faut souligner un paradoxe qui concerne le choix de la France pour l’écriture cursive. Les recherches de l’équipe de J.L. Velay (laboratoire de Neurosciences Cognitives de Marseille) ont démontré que les enfants mémorisent mieux et reconnaissent plus facilement les lettres qu’ils copient manuellement. De ce fait, écrire en capitales permet de mieux mémoriser les lettres du clavier, écrire en script devrait permettre de mieux reconnaître les lettres pour lire. Alors, pourquoi écrire en cursive et non en script comme dans de nombreux pays ? La réponse donnée est que la cursive, parce que les lettres sont liées, permet de mieux saisir l’entité du mot alors que la script peut conduire à négliger la frontière entre les mots. Certes, mais dans les pays qui choisissent la scripte les enfants ne sont pas pour autant en difficulté de lecture, d’ailleurs, l’écriture scripte manuelle est très souvent liée (de ce fait elle est cursive), elle est à différencier du script des livres (L’écriture script nécessite de nombreux levés de main, mais le script liée gomme en partie ce désavantage ). J’estime raisonnable de proposer ce type de graphie aux enfants en grande difficulté motrice, dyspraxiques ou dysgraphiques, pour les libérer des formes complexes de la cursive, ce serait un moyen de ne pas les pénaliser au travers de l’action motrice de l’écriture.

4 M. Auzias constate que lorsqu’ils sont libérés de la contrainte graphique, les enfants peuvent plus facilement accéder à l’apprentissage de la lecture proprement dit. Il s’agit là d’une hiérarchisation des fonctions. il faut attendre que la maturité fonctionnelle soit installée.

5 Les exercices graphiques ne sont explicitement nommés dans les programmes que depuis 2002. Voir également à propos de cette activité l’analyse que j’ai pu en faire d’après le modèle de Boudon, dans l’ouvrage « Comment l’enfant devient élève », 2000-2007, Retz, p 176.

6 Sur les 22 lignes du paragraphe p 30, 7 lignes seulement sont consacrées au graphisme proprement dit, il est exclusivement question d’écriture pour les 15 restantes.

7 Le terme « graphisme d’écriture » serait également approprié mais il a souvent été détourné de ses finalités.