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Adeptes de la raison et de la vraisemblance, passez votre chemin ! Vous aimez le mélodrame à faire pleurer Margot ? Avec « 3 cœurs », le dernier film de Benoit Jacquot, vous serez servis de belle manière. Dans une ville de province, un homme manque le dernier train du soir pour Paris. Dans la rue, il rencontre une inconnue, en tombe amoureux, rate le rendez-vous fixé avec elle quelque temps plus tard à Paris. La jeune femme part aux Etats-Unis, lui en aime une autre, l’épouse, sans savoir qu’elle est la sœur de la première. A partir d’un argument aussi simple que radical, le cinéaste revendique l’héritage du classicisme hollywoodien tout en actualisant les codes du mélodrame. Il parvient en effet à transformer en atouts les contraintes du genre, à magnifier des sentiments poussés à l’extrême, et à rendre accessible la fatalité de la passion. Après « Les adieux à la Reine » et une pluie de récompenses, Benoit Jacquot, créateur de personnages féminins en fugue et en lutte, portées par leur désir, prend le risque de changer de registre et place un personnage masculin au centre de l’intrigue. Dans le rôle de l’homme ordinaire, qui se « livre en aveugle au destin qui l’entraîne » et se meut sous nos yeux en héros racinien, Benoit Poelvoorde joue sa sombre partition sur la corde raide. Face au subtil trio de comédiennes (Charlotte Gainsbourg, Chiara Mastroianni, Catherine Deneuve), il donne à cette œuvre audacieuse une dimension tragique.

La passion comme une promesse

A condition d’en accepter les conventions, les premiers plans installent l’étrange climat, nocturne, solitaire, empreint de tristesse qui préside à l’improbable rencontre. Coincé en province sans moyen de transport pour regagner la capitale, le personnage incarné par Benoit Poelvoorde, strictement engoncé dans un costume foncé, croise les pas d’une belle jeune femme (Charlotte Gainsbourg), à la parole rare, au regard ardent. A la faveur fugace d’une nuit d’hôtel ensemble, le rendez-vous fixé au jardin des Tuileries sans échanger ni noms ni coordonnées ressemble à une promesse dangereuse à la mesure de cette passion naissante, précipité de désirs irrésistibles, placés sous le signe de la gravité. Une gravité soulignée, d’entrée de jeu, par la composition musicale –et les sombres tonalités de la basse-de Bruno Coulais. Par un concours de circonstances aux conséquences fatales, notre homme, retenu par son travail (il est inspecteur des impôts), victime d’un malaise (cardiaque) arrivera trop tard au lieu convenu : la jeune femme vient de partir. Dès lors, nous spectateurs saisissons l’ampleur tragique de ce contretemps. Quelques scènes auparavant, nous avons vu Sylvie (c’est son prénom) rompre avec son passé amoureux, annoncer sa décision publiquement, faire son ‘sac’…De retour du rendez-vous, remplie de désespoir, elle renoue avec son ancien compagnon et s’installe Outre-Atlantique, dans un mouvement de précipitation dont le montage capte en quelques plans à l’arraché la vitesse douloureuse.

L’amour invivable dans le mariage

Un temps après ce coup de foudre sans lendemain, envoyé en mission dans la même ville de province, Marc (c’est lui) rencontre Sophie (Chiara Mastroianni). Elle est antiquaire. Elle est confrontée à un redressement fiscal. Il offre son assistance. Il se met à l’aimer. C’est réciproque. Ils vont se marier. Là encore, le cinéaste place les spectateurs sous haute tension puisque nous détenons, avant le futur mari (et bientôt père) des informations capitales : Sylvie et Sophie sont sœurs et unis par une affection inconditionnelle et indéfectible, soutenues par l’égal amour d’une mère (Catherine Deneuve) qui ne s’en laisse pas conter. Faisant fi de quelques invraisemblances scénaristiques (de nombreux signes de l’identité de la sœur exilée aux Etats-Unis sont visibles dans la maison…), la caméra saisit, chaque fois, l’effet de sidération pour l’une, de terreur pour l’autre, au moment où chacun découvre la terrible vérité. « Dites-vous bonjour. On dirait deux fantômes » lance Sophie à Sylvie et à Marc, lors de leur ‘première’ confrontation au lendemain des noces. Le temps dans son lent balancement s’écoule. Quatre ans passent, comme le souligne la voix off du cinéaste. Un petit garçon est né. Le bonheur n’a pas d’histoire. Marc y croit probablement mais c’est sans compter avec les allers et retours de l’évanescente Sylvie.

Mise en scène de la passion, deuil du bonheur

Au cours de l’écriture du script, le cinéaste a songé, dit-il, à « Back Street », pur mélodrame en noir et blanc de John Stahl [1932]. L’univers, traversé de couleurs fauves, de « Trois cœurs » rappelle également le monde chatoyant d’amours insatisfaits et de destins brisés cher à Douglas Sirk dans « Ecrit sur du vent » [1955], par exemple. Le film de Benoit Jacquot s’en éloigne cependant en raison de la précision de la mise en scène en un point de ‘douleur exquise’ au sens chirurgical du terme. Il s’en distingue également par le caractère extrême des personnages dans leur modernité. Les amants passionnés et clandestins, ici accompagnés jusqu’au terme de leur impossible étreinte, ne transigent pas. Face au jeu de Charlotte Gainsbourg, être consumée jusqu’à l’effondrement, l’interprétation de Benoit Poelvoorde laisse affleurer le deuil du bonheur. Ce n’est pas si courant.

Samra Bonvoisin

« 3 Cœurs », film de Benoit Jacquot-sortie le 17 septembre

Sélection officielle, Mostra de Venise 2014