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Le numéro spécial de rentrée de la Revue « Sciences humaines » (n° 263) propose un dossier sur le thème « Éduquer au XXIème ». Ce dernier se conclut par un article de Sylvain Marcelli présentant « Huit idées pour réinventer l’école » (1). L’auteur nous prévient qu’il s’agit là, d’ailleurs, plutôt d’ « innovations » que d’ « expérimentations » au sens strict, dans la mesure où c’est bien leur caractère inventif plutôt que l’évaluation de leurs effets positifs sur les progrès des élèves et la cohérence de l’école qui est mise en avant (2)…

Loin de moi, pourtant, de suspecter a priori les innovateurs. Je fais, tout au contraire, partie de ceux qui s’agacent particulièrement de voir ces innovateurs faire l’objet d’une sorte de quête inquisitoriale de « résultats » alors qu’à côté, les pratiques ordinaires se reproduisent à l’identique dans une bienveillante indifférence. Étrangement, l’innovateur est bien souvent sommé de faire la preuve qu’il est le meilleur et que sa réussite est incontestable, tandis que la répétition des modèles traditionnels échappe généralement à toute interrogation… Pour autant, les innovateurs ne peuvent se réfugier derrière la « nouveauté » de leurs propositions pour échapper à une réflexion pédagogique sur les enjeux de leurs activités. D’abord parce que – c’est une banalité qu’il ne faut pas hésiter à rappeler – la nouveauté n’est pas nécessairement un progrès ; ensuite, parce qu’elle doit être référée à des finalités identifiées et assumées pour ne pas basculer dans la jouissance du bricolage empirique ; enfin, parce qu’elle n’exonère personne, bien au contraire, d’une réflexion approfondie sur les conditions de sa mise en œuvre et de son bon usage. C’est pourquoi les pédagogues doivent regarder les innovations et les innovateurs avec un regard, tout à la fois, solidaire et critique : solidaire parce qu’il n’est jamais facile de ramer à contre-courant, critique parce que rien ne dessert plus ceux que l’on estime que la complaisance à leur égard… C’est ce double regard que je vais tenter d’avoir ici, à titre de modeste exemple, sur les deux premières innovations évoquées dans l’article de Sylvain Marcelli : « transformer l’espace de la classe » et « remplacer le cours magistral par la classe inversée ». (3)

De la non-directivité en maternelle ?

La première innovation qui nous est présentée – particulièrement originale – consiste à « transformer l’espace de la classe » : en réalité, c’est bien plus d’une « révolution » que d’une transformation qu’il s’agit ici puisque l’on propose de faire entrer des enfants de maternelle dans un espace vide, sans aucun mobilier ni affichage, en les laissant s’organiser avec les outils pédagogiques entassés dans des caisses à leur portée. Après un temps qu’on suppose de surprise et de tâtonnement, « le groupe construit progressivement des apprentissages en s’appropriant l’espace » ; les élèves apprennent à communiquer, s’organiser, définir des règles, mettre en place des activités à travers lesquelles ils retrouvent les objectifs du programme…

Ainsi brièvement décrite, cette proposition ressemble à une version « spatialisée » et « petite enfance » de la « pédagogie non-directive » qui connut quelques très rares et éphémères réalisations dans les années 1960-1980 : quelques professeurs – de Philosophie ou de Lettres, la plupart du temps – n’entraient alors dans la classe que pour y annoncer que, désormais, ils se tairaient, laisseraient ses élèves organiser eux-mêmes leur travail tout en se tenant, éventuellement, à leur disposition s’ils avaient besoin d’eux ! Daniel Hameline a bien montré, dès 1977 (4), les impasses d’un tel « système » : accroissement des inégalités entre les leaders « naturels » et les autres, sous-estimation des contenus de savoir – et des vrais conflits cognitifs – au profit d’une psychologisation systématique des différends interpersonnels, ruse suprême du maître pour préparer son « avènement » après avoir proclamé solennellement qu’il resterait sur la touche, etc.

On veut croire que ces leçons ont été retenues et que la « gestion par les élèves de maternelle de l’espace de la classe » échappe à ces dérives. Nous savons aujourd’hui, en effet, les dégâts possibles du spontanéisme naïf : structuration immédiate de la classe en concepteurs, exécutants et chômeurs, rétention de ces derniers dans des tâches d’exécution sans enjeux intellectuels capables de les mobiliser et de les aider à progresser, accroissement inévitable des inégalités. Nous savons aussi que la marge de liberté laissée aux élèves – très grande visiblement dans l’expérience qui nous est décrite ici – ne peut bénéficier à chacun d’eux que si elle s’inscrit dans un « dispositif » où le système de contraintes et de ressources est, tout à la fois, préparé, explicité et utilisé en s’assurant que chacun rencontrera des obstacles qu’il pourra surmonter et lui permettront de progresser. Nous savons, enfin, que, contre tous les dangers de marginalisation et d’exclusion, la rotation systématique des responsabilités et des tâches – telle que Makarenko l’avait déjà formalisée – reste une garantie fondamentale…

Au total, voilà une innovation qui, si l’on en juge à travers la brève description qui en est faite, peut être, à la manière de la langue d’Ésope, la meilleure ou la pire des choses : occasion de permettre à chaque élève de découvrir la solidarité de l’initiative individuelle et de l’inscription dans un collectif, articulation de temps de créativité et de moments de « formalisation / mentalisation », accès progressif et systématique à des savoirs et savoir-faire identifiés comme tels et transférables… ou bien activité « sympathique » de « réconciliation » qui permet seulement aux traditionnels bons élèves débrouillards de « se sentir mieux à l’école » avant la reprise en mains inévitable par les « bonnes vieilles méthodes » dès que « les choses deviendront sérieuses » ?

L’œuf de Christophe Colomb ?

La « classe inversée » est la deuxième innovation examinée dans l’article. C’est peu dire que la formule fait florès, au point qu’elle apparaît même, pour certains journalistes, comme « le levier majeur de transformation de l’école pour la réussite de tous ». Rien de plus simple, nous dit l’article : « Jetant aux orties le modèle classique (cours magistral et devoirs à la maison), le professeur demande à ses élèves, de la cinquième à la troisième, de visionner chez eux ou au Centre de documentation, des vidéos de cinq à dix minutes, pour s’approprier le contenu de la leçon. Une fois en classe, ces connaissances sont réinvesties lors d’activités en petits groupes. Définitivement descendu de l’estrade, l’enseignant s’assied au milieu de ses élèves et prend le temps de revenir sur ce qui n’a pas été compris. »

Voilà une « innovation » qui, à bien y regarder, n’en est pas tout à fait une : il n’y a pas si longtemps que cela, en effet, les enseignants de Lettres ou de langues, n’hésitaient pas à donner des « préparations » à faire à la maison et consacraient l’essentiel des « cours » à leur correction… Un peu plus tôt dans l’histoire, on trouverait, dans les premiers lycées ou dans les « écoles mutuelles », des pratiques de ce type. Mais qu’importe ! Si l’idée est bonne, ce n’est pas parce qu’elle n’est pas inédite qu’il faudrait la bouder ! D’autant plus qu’elle renvoie à une revendication traditionnelle des pédagogues…

Ainsi, moi-même, dans une bataille maintenant ancienne contre les devoirs à la maison, j’avais dit ma stupéfaction devant cette sentence entendue de la bouche d’un collègue qui, face un élève en train d’écrire sur son cahier pendant son cours, s’était écrié : « Tu travailleras à la maison, ici tu écoutes ! ». Plus tard, et en caricaturant peut-être un peu, j’avais affirmé que « si les professeurs d’EPS fonctionnaient comme leurs collègues d’enseignement général, ils dicteraient en cours les règles du basket et donneraient le match à faire à la maison ! ». Dans ces conditions, j’aurais mauvaise grâce à ne pas voir dans cette « inversion » une chance offerte pour libérer le professeur de tâches d’information et lui permettre de se consacrer pleinement à « l’entraînement » de ses élèves.

Rien n’est moins « naturel » en effet, aujourd’hui, que de travailler vraiment en classe : non point qu’écouter un cours ne soit pas un travail – c’est justement un travail difficile et un exercice intellectuel exigeant -, mais la focalisation et l’attention linéaire requises pour l’écoute active d’un cours ne sont plus, chez beaucoup de nos élèves, des postures mentales « spontanées »… c’est-à-dire, en réalité, préparées par des pratiques langagières familiales et des pratiques culturelles très socialement très ciblées. D’où cette attention flottante, cette dispersion systématique, ce zapping permanent qui ne permettent pas que le « cours magistral » suscite chez chaque élève un travail mental – un conflit socio-cognitif, comme nous disons – qui lui permette de progresser.

On voit ainsi, tout à la fois, l’intérêt, les limites et les conditions d’efficacité de la classe inversée. Son intérêt majeur : utiliser les immenses ressources du numérique afin de redonner du temps en classe pour le « vrai travail » et permettre aux enseignants de l’accompagner. Ses limites : d’abord, renvoyer à la maison ou au CDI toute la part de découverte, avec le danger évident de renforcer les inégalités en matière d’appropriation de l’information… Ensuite, « sanctuariser » indument des présentations préalables a priori sans qu’elles soient articulées à des interrogations élaborées avec les élèves : si « toute leçon doit être une réponse », selon la formule de Dewey, rien ne garantit qu’un clip vidéo soit perçu ainsi ni que son aspect séduisant ne vienne pas surdéterminer son caractère fonctionnel, comme réponse construite à une interrogation identifiée.… Enfin, et tout aussi gravement, la classe inversée peut amener à sous-estimer la dimension pédagogique essentielle de la parole du maître devant le collectif : car c’est bien cette parole qui « institue », dans le face à face pédagogique, un rapport exigeant à la vérité et transmet, au-delà des « savoirs », un « rapport au savoir » fait de recherche de précision, de justesse et de rigueur. « Seul le prononcé fait foi » écrit-on en tête des discours politiques distribués aux journalistes ; en classe, c’est pareil, « seul le prononcé fait foi », parce qu’il engage le professeur et ses élèves dans une démarche intellectuelle commune, parce que la fermeté linguistique partagée est un moyen fondamental de formation de la pensée… que ne peut nullement remplacer un ensemble de consignes et conseils, aussi nécessaires et pertinents soient-ils par ailleurs.

De cette analyse bien trop rapide, on voit qu’on peut déjà dégager quelques principes pédagogiques pour faire un bon usage de la classe inversée. Premièrement, il faut conserver en classe des « interventions magistrales » : en effet, celles-ci sont indispensables pour former chacune et chacun à l’écoute attentive (en posant, par exemple, des questions préalables pour favoriser l’attention, la collecte des données et la formalisation des acquis) ; elles sont, par ailleurs, nécessaires car elles manifestent l’engagement intellectuel du maître qui témoigne, devant un collectif d’élèves, de l’aventure du savoir et du plaisir de comprendre. Deuxièmement, il faut articuler, dans les pratiques quotidiennes de la classe, des temps de « construction des questions », des temps d’exposés – dont certains peuvent être effectivement progressivement « externalisés » -, des temps de retour réflexif sur ces exposés – qu’introduit légitimement la classe inversée -, mais aussi des temps d’entrainement personnel, des temps de synthèse collective, des temps de restitution, des temps pour le transfert, etc. : chacun de ces temps doit être précisément identifié par les élèves, tant en termes d’objectifs poursuivis, de dispositifs mis en œuvre (travail individuel, par petits groupes ou en classe complète), de consignes à appliquer, de ressources à mobiliser, etc. La référence à une « pédagogie de l’activité » ne peut en aucun cas, en effet, exonérer l’enseignant d’un travail préalable approfondi sur la cohérence des séquences d’apprentissage proposées, la nature des médiations et des outils utilisés, les opérations mentales suscitées, etc., toutes choses qui sont facilitées, de toute évidence, par le travail en équipe. De même, le souci bien légitime de « faire travailler les élèves en classe » ne peut exonérer le maître d’un travail d’observation, de régulation et d’évaluation qualitative de la nature des interactions entre pairs : là encore, la tripartition entre concepteurs, exécutants et chômeurs n’est jamais exclue…

Bien évidemment, c’est ainsi que les choses se pratiquent le plus souvent et l’on rougit un peu de rappeler de telles évidences. Mais, en matière d’innovation, l’engouement pour les « formules magiques » est tel qu’on doit se méfier des simplifications colportées par des publicistes peu scrupuleux qui crient au miracle sans regarder de près « ce qui opère » réellement, « ce qu’on fabrique » comme type d’hommes et ce qu’on promeut comme modèle social. Les vrais innovateurs, eux, n’ont rien à gagner à cette cécité.

Philippe Meirieu

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Notes :

(1) pages 50 à 53.

(2) Sylvain Marcelli note, à cet égard, dans un encadré de la page 52 le déficit de suivi évaluatif de ces innovations. Il ajoute même : « Le manque d’évaluation rigoureuse dans l’Éducation nationale pose une question d’ordre éthique ». Ce n’est pas le cas seulement, bien sûr, des « innovations », mais, plus globalement, de toutes les pratiques pédagogiques… Et cela n’empêche pas l’inflation d’évaluations sur les « résultats » ni la pression sociale, individuelle et collective, sur l’évaluation des « niveaux ».

(3) Les autres innovations citées sont : l’utilisation des tablettes numériques, « rendre l’évaluation positive », « laisser les élèves décider du programme », « inviter les parents dans l’école », « utiliser les réseaux sociaux » et « apaiser le climat scolaire grâce au yoga ».

(4) Daniel Hameline et Marie-Joëlle Dardelin, La Liberté d’apprendre – situation 2, Paris, Éditions Ouvrières, 1977.