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Vous détestez le monde chic et choc de la mode ? Le destin d’une de ses stars mondiales vous laisse de marbre ? C’est en affrontant de tels a priori que Bertrand Bonello relève le défi lancé par ses producteurs. Répondant à une commande, il surmonte ses propres préjugés et les pièges du sujet. A partir d’un scénario richement documenté, il transcende l’illustration biographique du parcours d’une personnalité exceptionnelle. Et il nous livre une rêverie au plus près des contradictions et de l’intimité d’une personne hors du commun : Yves Saint Laurent.

A des années lumières de la ‘légende filmée’ proposée par le réalisateur Jalil Lespert [« Yves Saint Laurent », sorti en janvier 2014], le « Saint Laurent » de Bertrand Bonello se focalise sur la période la plus incandescente de la fécondité créatrice, au mitan des années 70. Il nous offre une composition originale, construite par associations de visions, registres d’émotions et strates de mémoires. Magnifié tantôt par des musiques ‘soul’, tantôt par des airs d’opéra, l’agencement des images nous fait voyager dans le temps vécu du créateur. A travers une approche personnelle, d’une grande richesse visuelle, picturale et musicale, le cinéaste nous donne à voir le portrait d’un homme fragile, exprimant son grand talent, totalement en phase avec son temps, aux prises avec les démons de son époque et ses propres tourments. Un ‘Saint Laurent’, travailleur inspiré le jour, amoureux autodestructeur la nuit, artiste hanté par cette interrogation lancinante : comment aller jusqu’au bout de ses rêves ?

Contre les clichés

Les séquences d’ouverture du film prennent les spectateurs à rebrousse-poil et affichent les partis-pris du cinéaste. Dès les premiers plans, un inconnu à la silhouette longiligne demande l’accès à sa réservation dans le hall d’un grand hôtel. Cadré de dos, assis sur le lit de la chambre, face à la lumière de la fenêtre, il parle au téléphone d’une voix feutrée et traînante à son interlocuteur : ‘je suis Yves Saint Laurent. J’accepte de vous parler. Je vous accorde l’interview’. D’où ressort le récit d’une hospitalisation pendant la guerre [d’Algérie] à la suite de sévices subies à l’armée…Un entretien resté inédit puisque nous verrons, quelques plans plus tard, un Pierre Bergé, menaçant de sa toute puissance, en interdire la publication.

Dans un autre registre, la présentation des ateliers du couturier refuse l’enluminure. Nous découvrons très vite les petites mains industrieuses en blouse blanche et en grand stress, jonglant entre les coups d’inspiration de dernière minute chers au styliste et les impératifs catégoriques des délais de livraison des nouveaux modèles. De la même façon, le recrutement d’un mannequin en un tour de main et en quelques phrases échangées dans une boite de nuit ne manque pas de piquant. Dans l’ambiance musicale électrique d’une boite de nuit, une jeune femme sous tension entame une danse frénétique, sa longue chevelure blonde recouvrant la totalité de son visage, sous le regard attentif du couturier placide. « Vous défilerez pour moi », lance-t-il à la danseuse énergique. En dépit de refus répétés, nous la retrouvons bientôt au cœur de la ‘maison’ Saint Laurent, comme une des égéries du maître. Lointaines parts d’ombre du jeune homme devenu célèbre, poids écrasant de la figure du ‘protecteur’, amant et complice, autoritarisme et tempérament capricieux du styliste…les premières séquences peuvent nous donner l’impression que nous allons découvrir l’envers de la création, les ‘faces cachées’ du personnage public qu’a été Yves Saint Laurent, au-delà des clichés.

Au plus près de la personne

En réalité, ce n’est pas la star de la mode qui intéresse le cinéaste ni la déconstruction du mythe qu’elle a généré. Il s’agit de trouver la démarche cinématographique pour accompagner ‘au plus près la personne d’Yves, son génie et sa fragilité qui ne se brise pas’. Comme le souligne Bertrand Bonello, Saint Laurent a connu, très jeune, une ascension très rapide, à la mesure de ses aspirations. Le réalisateur installe donc la fiction en un temps où le couturier est au faîte de sa gloire, dans le contexte de libération culturelle et sexuelle jusqu’au milieu des années soixante-dix [1967-1976 exactement]. Il met en scène la vie et le travail d’un artiste hors normes –‘toi et moi sommes les deux plus grands artistes aujourd’hui’ prétend Andy Warhol- au cœur d’une époque qui a rendu cette fulgurance possible. Par touches successives, de la frénésie industrieuse présidant aux collections au vertige suicidaire de la drogue et des amours multiples, l’univers intérieur, traversé d’antagonismes visibles, de contradictions secrètes, prend formes, mouvements et couleurs sous nos yeux et laisse émerger l’irrépressible fond de mélancolie.

L’étoffe des rêves

Construite par vagues et échos croisés, juxtaposant les visages multiples de Saint Laurent (l’enfant irréductible, le créateur résistant à son devenir de marque, l’amoureux fou, le neurasthénique nonchalant, le rêveur éveillé…), la composition des images s’apparente à une partition musicale par sa structure en réseaux et confluences. Traversée par des morceaux de musique –correspondants aux ‘standards’ à la mode de l’époque- et quelques grandes voix de chanteuses d’opéra chères au personnage central, dont celle de Maria Callas-, la fiction très contemporaine renoue continuellement avec le style du cinéaste italien Luchino Visconti. Tandis que le jeune Gaspard Ulliel en donne une incarnation précise et douloureuse, Helmut Berger, comédien viscontien par excellence, interprète un Saint Laurent à l’automne de sa vie, en fauve nonchalant, à la démarche hésitante, à la fois fou d’art, de beauté et exigeant de son coiffeur particulier une teinture ‘à la Johnny Hallyday’. Bonello fait ainsi revenir des pans entiers du cinéma baroque italien, du mélodrame français version Max Ophuls et réussit une sorte de symphonie vivante de la mémoire, une rêverie autour d’un créateur de mode qui lui-même dialogue en songe avec d’autres artistes et conçoit le dessin comme une forme d’écriture.

La mise en scène et les coutures

La prouesse du metteur en scène réside dans sa capacité virtuose à restituer, par diffraction, la mutation de la création ‘personnelle’ en ‘multinationale’ de la marque, tout en évoquant l’accomplissement de cette personnalité exceptionnelle, ses folies erratiques, ses désirs inassouvis, ses angoisses indomptables. Pour se rapprocher de son amant, pris d’une passion durable pour le dandy Jacques de Bascher, Pierre Bergé (Jérémie Régnier, impressionnant) offre à Yves un tableau représentant la chambre de Marcel Proust. Saint Laurent, très ému, tend alors le bras, touche la toile en montrant le grand lit aux draps blancs dessiné au centre et murmure : ‘on aurait envie d’y entrer’.

Grâce à ce film, nous y parvenons. Nous entrons dans le tableau. Et il s’anime. Nous pénétrons dans la tête d’un créateur de mode, féru d’art et de peinture, amoureux de Proust. Nous partageons son imaginaire foisonnant, le vertige des défilés flamboyants comme le gouffre des profondeurs existentielles. Au diapason de cette création, Bonello choisit même de filmer certains défilés –‘Ballets russes’ de 1976 en particulier-en divisant l’écran en plusieurs plans de formats différents, ‘en imaginant de les composer comme des tableaux de Mondrian’, dit-il. Et le montage restitue à sa façon l’extraordinaire assemblage de tissus, de couleurs, de formes, de rythmes, déployés pour incarner le dessin originel et aboutir à la mise en scène d’une collection. Par l’originalité de son style, le film montre aussi l’activité souterraine, minutieuse, patiente, toujours recommencée, des travailleuses de l’ombre, tout comme il lève un voile sur les déchirures intimes du maître d’œuvre. Autrement dit : la beauté advient de ce que nous en voyons les ‘coutures’.

Samra Bonvoisin

« Saint Laurent », film de Bertrand Bonello-sortie en salle le 24 septembre

Sélection officielle, Cannes 2014 ; choisi pour représenter la France pour l’Oscar du meilleur film étranger