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Dans son dernier opuscule, destiné davantage au grand public spécialisé qu’aux chercheurs et spécialistes de la psychologie, Olivier Houdé (Apprendre à résister, le pommier 2014) nous parle de l’importance de l’inhibition comme mécanisme permettant d’apprendre. Il rejoint en cela d’autres publications récentes, plus grand public, comme le numéro de la revue Cerveau et Psycho (septembre 2014) consacré au développement de l’enfant qui reprend aussi, entre autres, cette question de l’inhibition. Le terme inhiber n’a pas ici totalement le sens qui lui est attribué communément. On parle volontiers de timidité, de frein, lorsque l’on dit de quelqu’un qu’il ou elle est inhibé. Pour la psychologie cognitive inhiber est plus fort et est considéré comme un processus d’empêchement, de blocage fort. De plus ce processus vise à en permettre un autre, ne pas se fier à la première perception, à la première représentation qui souvent entraîne, dans le contexte de l’apprentissage, à l’erreur. Cette distinction initiale est importante car nous avons souvent noté l’interrogation forte des enseignants sur le sens de ce terme.

En quoi les moyens numériques interfèrent-ils avec cette question ? Dans un contexte de perception dans lequel de nouveaux moyens techniques sont récemment apparus (télévision, ordinateurs, smartphone…), la manière d’aborder ce qui nous entoure au quotidien se trouve notablement modifié. On connait depuis longtemps les propos tenus lors de la généralisation de la télévision, comme transformant complètement l’esprit de l’enfant (et aussi de l’adulte). Avec les nouveaux écrans et les dispositifs associés, ces transformations ont pris une ampleur nouvelle, dont certains se demandent aussi s’ils sont bons ou mauvais. Le fonctionnement mental de l’individu étant notablement marqué pas la perception il semble logique que le changement de l’environnement de stimulation modifie la façon dont le monde se présente à l’enfant.

Une observation empirique d’un petit enfant (moins de un an) face à un environnement dans lequel se trouve un écran permet d’observer que si cet écran propose du mouvement, il va attirer rapidement son attention. Cela d’autant plus que si nous regardons notre environnement visuel ordinaire, il est en grande partie fait d’images statiques. Si l’on ose un déplacement, non scientifique, vers d’autres activités perceptives, on peut penser que ce qui bouge attire plus que ce qui ne bouge pas surtout si ces mouvements sont assez rapides pour contrer la monotonie ambiante. On peut même penser que la durée de ce mouvement est importante pour déterminer le moment de lassitude, de saturation possible. Quand Patricia Greenfield (L’enfant et les médias, les effets de la télévision des jeux vidéo et des ordinateurs, Presses Universitaires de Fribourg, trad. J Retschitzki, 1998 – 2002) étudie ce qui se développe chez l’enfant qui joue aux jeux vidéo, et plus largement aux nouveaux médias. Elle met en évidence quelques-unes de ces évolutions du fonctionnement mental et cognitif, confirmant l’importance de l’étude de ces changements.

Si l’inhibition est un processus central dans l’apprentissage, le contexte numérique amplifie la nécessité de le maîtriser (Houdé p.83) car il suscite fortement la réaction immédiate (comparons l’écran tactile à la page imprimée). De plus l’écran ouvre sur une nouvelle complexité celle de la perpétuelle incomplétude (derrière un lien hypertexte se cache d’autres choses sont je ne peux connaître par avance) et donc la difficulté à se construire une représentation de la globalité. Dans leur ouvrage sur l’analogie, Emmanuel Sander et Douglas Hofstadter, (L’analogie, coeur de la pensée, Odile Jacob, 2013) mettent en évidence la capacité analogique, comme composant de base du fonctionnement mental Tous ces auteurs en viennent à nous dire qu’il est essentiel de se pencher sur le processus de catégorisation (conceptualisation dirait Britt Mary Barth – Enfant chercheur, enseignant médiateur, Retz, 2013). Autrement dit il faut savoir organiser et structurer nos perceptions en évitant que nos premières impressions (analogie, perçu) ne viennent bloquer l’analyse de ce que nous observons. A l’instar, Claude Bastien et Mireille Bastien-Toniazzo (Apprendre à l’école, Armand Colin 2004) nous rappellent que l’erreur est un indice essentiel du processus d’apprentissage et encore plus de l’enseignement (p.173). Ces deux chercheurs en psychologie cognitive concluent leur ouvrage en appelant à aller vers une conception « d’une connaissance située, dépendante du contexte de sa construction et de ses contextes d’utilisation.

Nous avons là, probablement la première justification et la plus importante, pour que l’école s’intéresse aux technologies de l’information et de la communication. L’enfant est face au monde tel qu’il est et non pas tel qu’il a été pour ses parents. A chaque époque de son développement l’école a tenté de s’emparer de ce monde pour le mettre entre les mains de ces futurs adultes. Ce n’est que récemment, en particulier avec les médias de masse, que l’idée d’une séparation des mondes s’est exprimée. Mais cette séparation du monde ne se traduit pas par l’ignorance, mais bien par la recherche de liens : comment fournir, dans un contexte formel d’apprentissage, des repères pour maîtriser le monde informel de plus en plus fourni par le numérique ? Car c’est cette confrontation qui a lieu sous nos yeux en ce moment.

Les travaux de la psychologie cognitive ont ceci d’intéressant qu’ils nous invitent à regarder au plus près ce qui se passe dans le cerveau de celui qui apprend. Dans l’interaction, perceptive, motrice et relationnelle avec le monde (désormais numérique) qui nous entoure, le contexte, est au coeur du mécanisme de l’apprentissage. Regarder des enfants apprendre à utiliser des environnements numériques par essais-erreurs est un moyen de comprendre combien ce mécanisme de l’apprentissage est essentiel (mais pas suffisant). Si nous ne disposons pas dans nos classes de ces machines, essayons au moins de faire de l’erreur, de l’analogie et de l’inhibition (parmi d’autres comme la gestion des précurseurs, le contrôle des tâches…) des moyens au service d’un enseignement qui préparerait au mieux les enfants à vivre dans un monde numérique.

Bruno Devauchelle

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