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Les sciences cognitives vont-elles changer l’école ? Peuvent-elles permettre de définir des méthodes d’apprentissages scientifiques pour faire mieux apprendre les enfants ? Chargée de mission à La main à la pâte et membre associée à l’Institut Nicod, Elena Pasquinelli est particulièrement bien armée pour répondre à ces questions. Elle le fait dans un gros livre qui se dévore au cours d’un récit enlevé, bourré d’anecdotes mais aussi de réponses aux questions que les enseignants se posent.

L’ouvrage éclaire les apports des sciences cognitives sur les capacités des enfants. Il offre un véritable « kit de démarrage » qui apporte aux enseignants et aux parents des réponses précises aux observations qu’ils peuvent faire. En quelques pages nous voici au fait des découvertes des science cognitives. Et cela seul justifierait l’achat du livre.

Mais l’ouvrage va plus loin. Il réfléchit au rapport compliqué entre science et éducation. Appuyée sur a longue expérience de la Main à la pâte, Elena Pasquinelli revient longuement sur la démarche d’investigation en éducation, ses bases scientifiques mais aussi les écueils et les limites. Elle plaide inlassablement pour une véritable rencontre entre sciences cognitives et éducation. Car pour elle on ne va rien faire d’efficace en copiant dans la classe des démarches scientifiquement développés en laboratoire. Si les sciences cognitives peuvent apporter de éclairages utiles pour la classe c’est au prix d’une construction commune entre scientifiques et enseignants.

Loin des nombreux neuromythes qui circulent, Elena Pasquinelli montre le chemin ambitieux d’une véritable prise en compte des découvertes des neurosciences en éducation. Ce chemin n’est pas l’autoroute droite et providentielle que certains présentent. C’est le chemin tortueux des constructions humaines. L’ouvrage d’E. Pasquinelli doit être lu aussi pour cela : il est plein de science et riche de véritable humanité.

Elena Pasquinelli, Du labo à l’école : science et apprentissage, Le Pommier éditeur, ISBN 9-7827-46-506824

E. Pasquinelli : Les sciences cognitives sont une boussole pas le GPS vers le savoir

Votre ouvrage porte sur l’éducation aux sciences. Pourquoi est-elle si importante ?

Il y a deux raisons. Elle est intéressante car on peut la faire. Les enfants ont un matériel naturel et des capacités précises pour faire une sorte de science. Ça fait partie de leur bagage. L’autre réponse c’est que, bien que la science soit naturellement inscrite, elle est loin de notre façon naturelle de penser. Pour acquérir la façon de penser des scientifiques, il nous faut faire un effort important et être guidé. Il faut améliorer les capacités que l’on a déjà. C’est ce que notre espèce fait depuis longtemps. C’est le rôle de l’éducation.

Dans votre livre vous dites que pour enseigner les sciences, leur connaissance n’est pas suffisante. Que voulez-vous dire ?

C’est une remarque qui est vraie pour l’enseignement en général. On enseigne à des êtres humains dont le cerveau n’est pas une tabula rasa. Les enfants ont des capacités de raisonnement. Si on ne connait pas les mécanismes du cerveau qui permettent d’apprendre on peut connaitre les sciences mais ce sera difficile d’enseigner.

Comment les enfants construisent-ils un raisonnement scientifique ? A partir de quel âge en sont-ils capables ?

Les capacités scientifiques sont anciennes dans notre espèce. Par exemple la capacité à émettre des hypothèses, ou notre tendance à expliquer le monde. On la trouve déjà chez le bébé. Il fait des hypothèses et est surpris quand ses attentes sont frustrées par ce qu’il observe. Il a des capacités d’observation et d’explication. Il cherche des causes. Toutes ces capacités ont été mises en évidence par la science récemment. Nos ancêtres chasseurs cueilleurs les avaient déjà. On a l’impression que l’âge à partir duquel elles apparaissent ne dépend que de l’avancée des travaux, qui remontent toujours plus jeunes. A 6 mois un bébé peut avoir des attentes frustrées par un événement. Par exemple il peut émettre des hypothèses sur la gravité. Dès la naissance un bébé identifie un visage d’un objet. On développe de nouveaux outils pour étudier les capacités des bébés pré verbaux.

Vous parlez de la « malédiction de la connaissance » dans votre livre et de l’importance de la métacognition . Vous pouvez nous expliquer ?

La malédiction est à deux niveaux chez l’élève qui peut avoir des méconceptions. Les élèves peuvent avoir des conceptions erronées qui à leurs yeux tiennent la route. Ça crée des résistances que l’enseignant doit dépasser . On a plus de mal à changer d’idée qu’à en adopter une. Si l’on regarde du côté de l’enseignant : il a des connaissances mais il est incapable de se projeter dans la tête de l’élève. Et il ne comprend pas pourquoi l’élève ne comprend pas un phénomène si évident ! On perd la capacité à comprendre le manque de compréhension. C’est pour pouvoir se mettre dans la tête de l’élève que l’évaluation est utile. Pour avoir une image de ce qui se passe dans la tête de l’élève.

Alors comment mieux enseigner les sciences ?

Je fais partie de La Main à la pâte qui préconise l’enseignement des sciences par l’investigation. Mais souvent on en tire la conclusion qu’il faut laisser les enfants expérimenter seuls. Or ça n’a rien à voir avec l’idée d’enseignement par investigation. Il faut laisser l’enfant faire ses expériences d’un phénomène, exploiter ses capacités de raisonnement. Mais tout seul il ne va pas loin. L’enseignement par investigation c’est laisser faire ses expériences par l’enfant mais en l’accompagnant par celui qui a un plan pédagogique et qui connait l’objectif. En fait il faut des méthodes différentes pour aller à la rencontre d’enfants différents et exploiter toutes les capacités des enfants. L’enfant a aussi des capacités très raffinées pour apprendre par les autres. Il sait juger à qui faire confiance. Il est très attentif aux autres. Il imite de façon intelligente très tôt, dès 2 ans. Toutes ces capacités naturelles peuvent aussi être exploitées avec les élèves.

Au regard du développement des sciences cognitives, peut-on parler de la création d’une « science de l’éducation » ?

Il n’y a pas de science de l’éducation. Il y a des situations où on arrive à construire des bases au terme d’un travail collaboratif qui permet de résoudre des problèmes spécifiques qui mobilisent des connaissances du cerveau et à définir une méthode et à la tester y compris dans la classe. C’est l’idée du GPS et de la boussole. A la fin de ces démarches on peut avoir une évaluation qui dit comme le ferait un GPS que telle méthode marche statistiquement mieux.

Mais il y a aussi la vie de la classe. On peut comprendre que face aux questions des élèves on ne va pas avoir de GPS. Mais on va avoir des appuis pour orienter les pratiques. C’est la boussole. Les sciences cognitives peuvent fournir une boussole. Connaitre le fonctionnement cognitif peut orienter sa pratique. Mais jamais on ne peut prendre une pièce de science et la transférer comme cela dans la classe. Toute connaissance générale venue du laboratoire nécessite d’être testée en classe. Les connaissances scientifiques ne sont que des boussoles pour informer les pratiques enseignantes. Or on applique trop souvent des principes généraux. Par exemple l’idée que le cerveau est social peut amener à des choses très différentes. La seule façon de tirer parti des sciences cognitives c’est qu’elles travaillent avec le monde de l’éducation.

Vous croyez qu’on avance en ce sens ?

Il y a un intérêt pour les sciences cognitives et les neurosciences. Ça peut aller dans la bonne direction mais aussi amener à des directions différentes. On voit des exploitations hâtives, des simplifications et même des neuromythes. Il faut faire grandir la coopération.

Aujourd’hui le grand défi du système éducatif français c’est la lutte contre les inégalités sociales et même ethniques de réussite scolaire. Les sciences cognitives peuvent-elles apporter des réponses à ce défi ?

Je ne crois pas. On peut aider l’éducation à identifier des stratégies pour obtenir de meilleurs apprentissages. Mais il y a trop de facteurs sociaux et politiques en jeu pour aller vers plus d’égalité. Avec de meilleures stratégies pour aider les apprentissages on peut aider les populations qui souffrent des inégalités. Mais il y aura encore trop de facteurs qui agiront pour que les choix éducatifs n’aident pas l’égalité.

Les sciences cognitives peuvent aider à comprendre l’enfant individuellement et les mécanismes d’apprentissage. Mais s’il n’y a pas une volonté d’individualiser vraiment l’enseignement elles ne peuvent pas aider. On peut faire des parallèles avec des problématiques médicales. La médecine peut aider à combattre l’obésité. Elle a des remèdes contre elle. Mais elle doit prendre en compte les choix sociaux , les conditions sociales de la famille du malade, de son territoire. Comme en médecine, la recherche doit intégrer la connaissance du cerveau mais aussi la connaissance et al compréhension du terrain socioculturel et économique. Elle ne peut pas s’en abstraire.

Propos recueillis par François Jarraud