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Quels programmes en EPS ? Continuité avec les programmes actuels, ou ruptures ? La question est posée ! Mais avant de se tourner vers les nouveaux programmes, quel regard peut-on porter sur l’histoire de la construction des programmes en EPS? Quels bilans faire des programmes actuels ? Quelle liaison proposer avec le socle commun ? Et enfin, dans une démarche curriculaire quelle cohérence globale proposer entre programmes et évaluations ? Vaste chantier que nous ouvrons aujourd’hui, en proposant un dossier relatif à ces nouveaux programmes en EPS. Chaque semaine, nous vous proposerons une rencontre avec différentes personnalités du monde de l’EPS. Il s’agira d’identifier les obstacles, les freins des programmes actuels, mais aussi d’évoquer les leviers et ressources de ces derniers, au service de la réussite de chaque élève. L’idée étant de proposer une vision des plus larges, multiples et d’éviter toute pensée unique.

L’ EPS reste la seule discipline d’enseignement qui, au sein même de son recrutement questionne son histoire et ses enjeux sociologiques. Il ne s’agit pas évidemment d’établir des lois, mais de percevoir des permanences, non pas pour expliquer, mais bien pour comprendre d’où l’on vient et où l’on va. Gilles Fernandez professeur agrégé d’EPS et auteur de plusieurs ouvrages historiques a accepté de répondre à nos questions.

En quoi l’histoire, celle des programmes scolaires, qui nous occupe ici, peut-elle servir à comprendre l’écriture des programmes à venir ?

La charte des programmes proposée par le conseil supérieur des programmes (2014) rappelle que les enseignants doivent recevoir « une formation sur la question générale de l’élaboration, de la structuration et des contenus des programmes, sur leur histoire et leurs évolutions » afin de développer la capacité « à situer leur enracinement sociohistorique et leurs enjeux contemporains ». On voit donc bien toute l’importance de la réflexion sociohistorique pour, d’une part comprendre que la production d’un texte officiel s’inscrit dans un contexte sociétal, dans une politique éducative et dans un débat identitaire propre au champ disciplinaire et d’autre part saisir les grandes tendances évolutives, sources de la dynamique professionnelle recherchée. Les programmes à venir doivent donc répondre à des enjeux sociétaux, éducatifs, scolaires et disciplinaires actuels tout en permettant de répondre à des enjeux de modernisation et de transformation des pratiques professionnelles s’effectuant très lentement.

Quel(s) bilan(s) portez vous sur cette histoire récente des programmes ?

L’approche sociologique, et les réflexions de G. Klein (1997, 2003), ont bien montré que la rédaction des programmes est un enjeu externe (légitimité) et interne (recherche de compromis) important, source de tensions, de conflits (J.P. Clément, 1993, 1994) plus ou moins forts selon les conditions de rédaction. Dans ce contexte de débats et de tiraillements, 3 réflexions me questionnent :1) Les experts continuent à articuler des concepts et donc des conceptions peu compatibles et n’arrivent pas, sûrement pour préserver un équilibre fragile et une unité consensuelle de façade, à réellement rompre avec une certaine tradition pédagogique et didactique ; 2) Dans cette juxtaposition institutionnelle, la place de l’élève et du développement de sa conduite semble augmentée mais rencontre une résistance de la tradition culturaliste qui plonge les enseignants dans une position schizophrénique ; 3) Ainsi, cette politique de non choix ne permet pas aux enseignants de renouveler leur pratique et d’entrer dans un processus d’innovation, pourtant tant recherché, par exemple, par le CSP souhaitant créer des « espaces d’initiative et de responsabilité ». La timidité institutionnelle et la politique des petits pas ne permettent pas de transformer les pratiques. Pour paraphraser Lessard et Tardif (revue sciences humaines, 2000), « l’école change, l’EPS reste » !

Pouvez vous nous éclairer sur ce premier point ? Selon vous, les programmes ne permettent pas de rompre avec une certaine tradition pédagogique et didactique ?

Il faut nuancer ma première réponse en fonction du niveau auquel on se positionne. Pour un théoricien ou un politique, le fait de lire que l’EPS dispose de compétence propre à l’EPS est une révolution. En effet, cela veut dire que la discipline dispose de savoirs spécifiques, proprement scolaires que seuls des enseignants d’EPS, et non des techniciens sportifs ou des éducateurs, peuvent enseigner. La profession, peut être en danger, se donne un moyen de définir son statut de discipline irremplaçable. « Au dessein de former s’ajoute, désormais celui d’enseigner » disait C. Pineau en 1987. Mais, pour un enseignant d’EPS, sur le terrain, la lecture peut être différente. Ce concept est vite oublié ou compris comme une nouvelle classification d’APSA, et c’est la notion de compétence attendue dans une APSA qui va organiser son travail et son activité d’enseignement (et d’ailleurs son évaluation certificative, 2012). Dans ce cadre, l’EPS restera une juxtaposition de cycles d’APSA, comme les collègues de Corbeil le proposaient, comme innovation, en 1962. Certes, l’habillage est différent, les APSA ont évolué, la pédagogie est plus active, mais l’essentiel reste figé : l’élève fait du sport et l’enseignant est un « prof de sport » (A. Hébrard, 1986), « entraîneur polyvalent » (Vives, 1996).

Vous évoquez également des résistances au développement de l’élève notamment en raison de la tradition culturaliste, c’est à dire ?

Pour comprendre cela, l’histoire est un outil irremplaçable. Depuis les IO de 1967 (pour ne pas remonter plus loin), la centration de la discipline sur l’élève et ses conduites n’a jamais cessé de grandir. D’ailleurs, la discipline a été novatrice au regard du mouvement de l’école en recherchant très rapidement le développement de la personnalité (1967, 1985) puis de la personne (1996) par une approche éducative globale. L’école ne fera sa révolution institutionnelle qu’en 1989 (loi Jospin). Pourtant cette anticipation, même grandissante reste limitée et se heurte à une vision qui place l’appropriation de la culture comme fondement de la discipline. Cette « tradition », même si elle intègre, très tôt, une préoccupation éducative au sens d’une visée de développement des capacités des élèves, refuse, par idéologie, de placer au centre cette dernière, mais ne la conçoit que comme une conséquence de l’apprentissage des APSA. J. Le Boulch l’avait compris en s’excluant de la commission de 1965, voyant l’utilisation du discours « instrumental » (G. Klein, 2003) pour justifier une hégémonie sportive. L’EPS reste centrée sur le sport, au moment où l’école se concentre sur l’élève, le développement de ses capacités, son épanouissement et l’appropriation de compétences transversales et réinvestissables. Cette résistance est dangereuse lorsque le gouvernement réfléchit à circonscrire les savoirs fondamentaux de l’école. Les savoirs techniques et sportifs le sont ils (socle 2006) ? La motricité n’est elle pas plus garante de ce caractère fondamental (socle 2014) ?

Justement ne peut-on pas dire que les compétences attendues présentent dans les programmes permettent de sortir des débats entre « culture » / « nature » dans le sens ou cette notion « hybride » (G. Klein) intègre les deux composantes ?

Je ne peux pas souscrire à cette vision. En effet, la notion même de compétence attendue (dans une APS) renvoie à une logique culturelle, comme les compétences spécifiques et propres au groupe (elles avaient l’avantage de proposer une vision plus transversale) de 1996 ou, de façon plus lacunaire les objectifs identifiés dans les programmes de 1985/86 ou de la programmation de 1967. Naturellement, la formulation a évolué mais la logique reste identique et ne permet pas aux enseignants de faire autre chose que de l’apprentissage de nature technique en juxtaposant les cycles d’APS voir de spécialité (cycle de javelot, cycle de sol !). L’approche devient de plus en plus spécialisée et spécifique, à contre courant de la logique de compétence et de socle. Autre exemple, les CA de collège intègre une dimension générale, « assurer le comptage de point » en niveau 1 de tennis de table. Quelle relation avec la compétence en tennis de table (assurer la continuité et profiter d’une situation favorable) ? En quoi la première aide à gérer, à apprendre la seconde ? Je ne comprends pas cet empilement et cette juxtaposition qui disparaît, d’ailleurs en lycée. De même, les CMS, pourquoi les juxtaposer et les surajouter aux autres compétences ? Tout est dans la compétence propre, exploitons la, déclinaisons la, elle intègre une dimension méthodologique propre à la mobilisation des ressources sous-jacentes. Dans la CP1, « réaliser une performance à une échéance donnée » demande à l’élève de mettre en œuvre des savoirs d’ordre méthodologique, liés à la préparation, à la planification. « Se préserver » implique une connaissance de soi, de ses limites… Pourquoi ajouter des CMS ? Un programme doit non pas juxtaposer les concepts issus de courants différents et opposés mais en faire une synthèse pour laisser l’enseignant concevoir et mettre en œuvre une EPS originale centrée sur l’élève en lui donnant des instruments transversaux et généraux permettant de le préparer à gérer sa vie physique et sociale future.

Selon vous, cette politique de non choix serait un frein à l’innovation ?

Dire que cela est un frein est trop excessif, je dirais que les textes font des efforts, depuis les années 90, pour avancer vers une didactique de l’EP. Mais, P. Parlebas (1991) ou C. Pineau (1990) l’avaient annoncé, elle ne peut se réduire à une juxtaposition de didactiques spécialisées. On peut innover en restant sur un enseignement d’APSA, conçues comme des pratiques sociales de référence, en intégrant de nouvelles activités, ou modalités de pratiques, en inventant des dispositifs pédagogiques ou des formes de travail. Mais, on peut également innover en exploitant les ressorts et perspectives que le concept de compétence propre autorise. Pour cela, ces compétences ne doivent pas être attachées à telle ou telle APSA, mais à des situations éducatives à créer (ou à des formes scolaires de pratique comme disent certains) et surtout doivent être déclinées en contenus directement issus de nos 5 compétences. Vivre des expériences motrices, mobiliser des ressources, adapter sa motricité, résoudre des problèmes moteurs, voilà notre spécificité. P. Parlebas parlait de « pédagogie des conduites motrices » en 1967. On ne l’a jamais mis en œuvre et pourtant le concept de compétence propre le permet, il suffirait d’aller au bout de sa traduction, d’opérationnaliser sa conception et non pas lui opposer un concept aboutissant à l’immobilisme professionnel. En fin de compte, le programme ne freine pas l’innovation, il ne dynamise pas la réflexion en confortant les enseignants dans ce qu’ils font depuis longtemps : passer d’APSA en APSA sans cohérence et lien explicite, identifiable et identifié. Ne parlent ils pas eux même de l’éternel débutant ? Comment cela peut il en être autrement ?

Vous évoquez quelques pistes, mais comment dans la période récente comprendre que ces propositions n’aient pas abouti ? Doit-on se résoudre à cet état de fait ?

L’innovation pédagogique se heurte toujours à une certaine peur, incertitude, inquiétude. On entend qu’une approche par compétence motrice n’aurait pas de sens aux yeux des élèves. Peut être ! Qu’en sait on ? A-t-on essayé ? Quand un élève de seconde a toutes les peines à « gigoter » sur une barre parallèle, quel sens donne t il à ses efforts et souvent ses échecs ! J’ai pratiqué la gymnastique et j’ai mis des années à réaliser un balancer correct ! L’essentiel n’est il pas ailleurs ? Mais l’enseignant transmet cela depuis longtemps, le savoir est constitué, assez stable, facilement évaluable… Cela n’aide pas à inventer une autre EP. De plus, la résistance est idéologique et l’action syndicale forte pour préserver cette option identitaire. La rédaction d’un programme n’est, pour le moment, que le résultat d’un rapport de force qui peine à s’inverser (voir 1995). C’est en cela que je suis pessimiste pour l’avenir quand je vois certains demander, dès 2012, la suppression de la notion de CP. Les experts issus du CSP (GEPP) seront peut être moins dépendants de ces contrôles et tiendront compte, je l’espère, de l’évolution du contexte sociétal et des politiques éducatives. Deux limites freinent aussi le changement que je pense nécessaire pour définir une EP scolaire, enfin détachée de la diversité et de la spécificité des APSA : l’insuffisance des travaux théoriques permettant de modéliser une réelle théorie du mouvement humain et les formations (UFR et ESPE) encore trop construits sur ce modèle « sportif » et « technique ». Nos étudiants, pendant 4 ans, additionnent des APSA et juxtaposent des didactiques des APSA que le CAPEPS, d’ailleurs, n’invite pas à bousculer. L’immobilisme didactique aboutit à des enseignants qui espèrent un développement de l’élève et une appropriation d’outils méthodologiques en apprenant des APSA. L’espoir n’est il pas déçu ?

A propos de cette période, quel impact le nouveau socle peut-il avoir sur l’écriture des futures programmes en EPS ?

La lecture du socle 2014 me redonne espoir en la capacité des experts à innover. En effet, le socle de 2006 était décevant au regard de la conception transversale qu’il devait mettre en œuvre et de la proposition européenne (Lisbonne 2000). La proposition française aboutissait, malgré les dires, à une différenciation et, plus grave, une hiérarchisation des disciplines. D’ailleurs, quel échec pour les culturalistes en EPS qui nous affirment que les « savoirs techniques » (pour aller vite) sont fondamentaux parce que culturels et dans le même temps ce type de savoir n’est pas reconnu comme indispensable à l’école. Effectivement, grimper en moulinette (escalade niveau 1), ne peut pas être compris, par un expert de l’éducation comme fondamental. Par contre, évaluer un risque pour s’engager en toute sécurité, peut être accepté comme savoir fondamental pour la vie quotidienne ou professionnelle. Le programme doit formaliser et mettre en avant ce type de compétence et l’enseignant doit la développer dans des situations éducatives plus ou moins complexes et surtout variées pour espérer un réinvestissement et une généralisation des processus engagés. Dans ce cadre, le socle 2014 ouvre des perspectives transversales très novatrices. La maîtrise des langages, par exemple, suppose, nous dit le texte, « aisance et maîtrise de soi » et « par les activités impliquant le corps (souligné par moi), l’élève a appris à se contrôler et à entrer en relation avec autrui ». La perspective motrice peut exploiter cette nouvelle définition des savoirs et traduire, dans un programme disciplinaire, les ressources à solliciter et les savoirs méthodologiques et de gestion nécessaires à leur mobilisation. Mais là encore, ne refaisons pas 2008 en montrant comment l’EPS pouvait être reliée au socle. Soyons cohérent et partons du socle pour le décliner en compétences propres à l’EPS qui aboutiront, ensuite, à la formalisation de savoirs moteurs et méthodologiques intégrés. Laissons, ensuite, les enseignants inventer les procédures pédagogiques pour mettre en œuvre ces savoirs et les évaluer. Fixons, par la certification, les conduites attendues, significatives d’un niveau d’appropriation des ressources.

Propos recueillis par Antoine Maurice

Voir la première partie du dossier : entretien avec C Couturier du Snep