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Des cris d’enfants à l’ESPE ? Dans cette école du professorat ce n’est pas fréquent ! Les 21 et 22 novembre, l’Espe de Nantes a accueilli le Salon Freinet, organisé par l’Icem 44, un grand rendez-vous de co-formation, d’auto-formation (qui a dit dé-formation ?!) dans des conditions qui ont rarement été aussi confortables. Plus de 250 auditeurs et auditrices sont venus pour écouter Sylvain Connac et construire encore de la pédagogie. On vient au Salon Freinet parce qu’on vit la pédagogie Freinet au quotidien ou bien parce qu’on a envie de s’initier. On se découvre sur place tel M. Jourdain « plus enseignante Freinet que je ne le pensais ». Les échanges en atelier rebondissent et renvoient 1001 facettes de praticiens chercheurs.

Sylvain Connac en conférence

Après quelques traits d’humour sur son pays d’oc qui lui colore la langue, Sylvain Connac propose de s’atteler à l’actualité de la pédagogie Freinet, les défis auxquels elle se confronte au regard de l’état actuel de l’école.

L’école française au bas du tableau

Dans un premier temps les constats : sans appel ! L’école française est une machine à trier les élèves, notre école est particulièrement performante pour développer des inégalités scolaires. Cela alors même qu’elle porte pour valeur l’égalité des chances dans l’article 1 de son code de l’éducation : « D’un coté notre pays développe le fait que chacun puisse advenir l’adulte dont il est capable d’être et de l’autre on construit le contraire. » constate S. Connac. L’enjeu de l’école, et de la pédagogie Freinet en particulier devient donc de réussir (enfin) « à la prise en compte de la diversité des élèves, réussir que tous les élèves non pas réussissent mais progressent. ».

Pragmatique, Sylvain Connac pense que ce changement se fera par « des choses pratiques, outils et organisations empiriques de la classe. ». Il se trouve que la majorité des enseignants est volontaire pour ne pas reproduire, développer les inégalités même si énormément d’enseignants reconnaissent ne pas savoir faire comment lutter contre. Mais les formats de développement professionnels qui leurs sont proposés ne sont pas adéquats… le « fais ce que je dis mais pas comme je le fais. ». S.Connac convient qu’il y a déjà longtemps que tout cela est travaillé au sein de l’ICEM, la force des mouvements pédagogiques est d’apporter des réponses, « le comment ?[faire]» disait Michel Barré. Ce soir c’est donc un universitaire qui essaie d’apporter le comment alors que d’habitude les universitaires se situent plus du côté du « pourquoi ? ».

5 piliers pour les gouverner tous…

Le détour théorique s’impose pour confronter la pédagogie Freinet à ces premiers constats : « de ce qu’on en sait aujourd’hui, en quoi elle répond à ce que le système éducatif français recherche et en quoi aussi elle ne répond pas… » Sylvain Connac rappelle les 5 piliers autour desquels s’articule la pédagogie Freinet :

– l’Expression libre : laisser dans la classe un certain nombres de vannes ouvertes pour laisser rentrer les évènements dans la classe. C’est un outil symbolique que l’on retrouve assez largement par exemple dans le Quoi De Neuf ?. Par cette expression verbale, le langage oral les enfants apportent du matériau qui va devenir la base des savoirs scolaires. « Ce n’est pas fait seulement pour se dire bonjour, parler et passer à autre chose. C’est un sas pour faire du lien, entre leur être-enfant, et leur être-élève. » Et S. Connac de faire allusion à une classe visitée la veille à Orthez qui à l’occasion de sa venue a du chercher à situer Montpellier sur une carte. Ou comment faire feu de tout bois…

– la Coopération : C’est l’opportunité, l’ouverture de pouvoir apprendre avec l’enseignant, mais aussi avec un copain, une copine. « L’enseignant n’a pas le don d’ubiquité, alors il s’agit de démultiplier les sources de rapport au savoir par l’organisation dans la classe ; le savoir émane aussi des compétences présentes dans la classe par l’intermédiaire des autres enfants. »

– La participation démocratique : ici S. Connac parle sous le contrôle de Jean Le Gal dont les travaux portent essentiellement sur ce point : « faire de la citoyenneté à l’échelle de la classe, autrement dit mitoyenneté. Plutôt que s’insurger contre l’intolérance ou autre grandes thématiques: faire de la classe un terrain d’exercice de ses droits. C’est un travail formel parce que c’est authentique. Et cela participe à l’entretien des meilleures conditions pour pouvoir apprendre (être sûr que je vais pouvoir apprendre, personne ne va se moquer de moi, je vais pouvoir me tromper, différence erreur -faute). En créant des espaces de classes serein, la conduite de classe n’est plus un bras de fer.. ». Résolument « positif », S. Connac se démarque du climat actuel qui selon lui est à la « compétition à celui qui se plaint le plus, c’est un climat qui touche à notre santé affective, pédagogique. » Il convient selon lui « d’essayer de se protéger de ces leçons anxiogènes et voir ce qui est positif : la relation avec les élèves ».

– Les techniques éducatives : ce sont des outils avec l’esprit de la façon de s’en servir (une intention pédagogique). S. Connac rappelle l’aspect « matérialiste » de la pédagogie Freinet au sens où on « attend à travers l’usage d’un outil un certain nombre de valeurs qui sont apportées. Il décrit l’enseignant comme le pilote d’un organisme complexe qui doit organiser « sa vacance » grâce aux outils : sans outils les élèves n’inventeront pas les activités.

– Le tâtonnement expérimental : qui serait un emprunt à Rousseau et qui consiste à donner la possibilité de chercher. L’école apportait auparavant des réponses aux élèves à des questions qu’ils ne se posent pas, aujourd’hui faire en sorte de leur apporter des réponses aux questions qu’ils se posent. « Apprendre est une activité intellectuelle intense fomentée par l’idée que s’il n’y a pas fort investissement, il n’y a pas d’apprentissage. ». Sylvain Connac rappelle qu’il faut « qu’il y ait dévolution pour qu’il y ait apprentissage. Le tâtonnement donne la possibilité d’essayer, de chercher, tester, parfois de réussir du premier coup, parfois de se tromper. Quand on se trompe dans un tel cadre, on a la possibilité d’apprendre de ses erreurs. Institutionnaliser après, au moment où ça fait sens. »

En quoi la pédagogie Freinet est-elle opérante ?

Après ce tour d’horizon des 5 piliers, ce qu’on peut retenir du point de vue de ses atouts « c’est une incroyable pédagogie qui vise la transformation des rapports au savoir. En didactique, on connaît l’importance de la dévolution, le processus qui consiste à ce que des élèves en viennent à s’approprier un problème apporté par un adulte. Le principe de la pédagogie Freinet, c’est de mettre au cœur cette dévolution sur 3 axes (savoirs savants, pratiques sociales et savoirs coopératifs). C’est le processus de dévolution que les enfants conscientisent dans l’agir ordinaire de la classe. », dit S Connac.

Mais quelles seraient alors les limites à cette pédagogie : S. Connac en relève quelques unes, qui ne sont évidemment pas l’exclusivité de la pédagogie Freinet, mais dont celle-ci doit avoir conscience pour mieux se garder des écueils…

La primarisation, théorisée par le groupe ESCOL et les recherches d’Elisabeth Bautier, de Jean-Yves Rochex… : Sylvain Connac illustre : « le fait que des élèves pensent que ce qui est attendu par l’école c’est de respecter les consignes de l’enseignant. Par exemple lors d’un travail de groupe dans une classe je demande aux élèves : « à votre avis pourquoi l’enseignant vous demande de travailler sous cette organisation ? » La majorité des réponses des enfants conforte le choix du dispositif : pour qu’on apprenne à travailler en groupe, pour que ça se passe bien, qu’il n’y ait pas de bruit..Une minorité répond sur l’objet de l’apprentissage visé : « pour qu’on apprenne quelque chose sur le cycle de l’eau ». Et cette minorité…ce sont les enfants d’enseignants, déjà « secondarisés » sur les attendus de l’école. »

La pédagogie Freinet n’est pas exempte de ces dérives de « primarisation », les « malentendus » tels que décrit par Rochex, Bautier, Crinon, Stéphane Bonnery. « Les élèves qui ne sont pas secondarisés, les enfants qui ne sont pas « codés scolairement », sont ceux qui rencontrent le plus de difficultés scolaires ». Plaisantant avec la salle S. Connac se réfère aux travaux de Bonnery sur la géographie de la chambre des enfants d’enseignants comme espace didactisé. Il est évident que l’école n’estompe pas ces inégalités sociales : tous les élèves sont primarisés, ils vont tous à l’école avec l’idée d’être un exécutant sauf ceux décrits par Boimarre, empêchés de penser. Le problème c’est qu’il y a des enfants déjà « secondarisés » à qui on dit : « si tu ne comprends pas pose la question. ».

Si la pédagogie Freinet répond de manière précise à ce souci de primarisation par la dévolution, Sylvain Connac note que souvent on propose comme réponse à la prise en compte de la « primarisation » la pédagogie de l’explicite qui serait une réponse à apporter en ZEP. Il met en garde contre cette tentation.

Le désordre, deuxième limite de la pédagogie Freinet. Or « les classes où les élèves réussissent le mieux sont les classes les plus calmes. Et les classes à plus forte ségrégation sociale sont les plus sonores… » . Les classes qui fonctionnent en pédagogie Freinet fourmillent, Sylvain Connac note : « C’est incroyable la pagaille dans ces classes, pas toutes… Lorsqu’il n’y a pas de règles, pas d’adulte présent, c’est l’éclate, mais l’école ce n’est pas ça. Il faut travailler sur le niveau sonore dans les classes, avoir de l’activité mais dans le niveau sonore d’une bibliothèque municipale. »Pour répondre au « comment ? », Sylvain Connac rapporte qu’il mène actuellement une recherche sur « Comment entretenir le calme ? ». Selon lui, « ce qui n’est pas naturel et doit s’apprendre. »

En troisième limite, Sylvain Connac pose l’opposition entre complexité et difficulté. Il s’attaque là aux dimensions de la méthode naturelle qui s’attache à l’authenticité d’un événement vivant : « Certains élèves vont y entrer, pour d’autres c’est tellement complexe que ça en devient difficile. Écrire un texte libre, tenir un plan de travail, s’investir dans une création mathématique peut être terriblement difficile. » Selon lui, « une façon d’accompagner : ne pas se mettre au niveau des élèves mais à leur portée. »

Il observe que la «mission qui nous est confiée est éminemment plus complexe que celle d’il y a 5O ans. La pédagogie Freinet est vieille, pertinente, mais y a encore du travail pour réussir l’enjeu de l’école pour tous. » Et s’attaque à présent au mythe de la « pédagogie différenciée » qui a longtemps été présenté comme le remède miracle pour prendre en compte la diversité des élèves. Suite à un colloque de l’Institut Français d’Éducation de 2011 sur le sujet, il note que « La pédagogie différenciée du point de vue des valeurs est irréprochable. D’un point de vue pratique et pédagogique : c’est suranné, désuet, vieillot, dépassé, inopérationnel. On ne peut plus demander en 2014 de différencier. »

Il convient alors pour lui de distinguer individualiser et personnaliser, deux mots fréquemment employés en pédagogie Freinet. « Si dans le langage courant les deux mots sont synonymes, en anthropologie pas du tout. L’individu, c’est l’être insécable, le corps indivisible, c’est parce que je suis individu que j’utilise Je. La personne , le « prosopon » en grec, c’est le regard que l’autre porte sur moi, en latin le « personna », c’est un objet de théâtre, un masque qui servait aussi de porte voix. C’est l’objet qui permet de s’adresser aux autres. C’est soi ouvert sur les autres. » Il révèle donc « une dimension sociale dans la personne qu’on ne trouve pas dans l’individu. De cette distinction sont nés tous les travaux en analyse systémique ou le 1+1=3. »

La distinction s’impose dans le domaine des apprentissages : « Individualiser les apprentissages c’est adapter ses pratiques d’enseignement aux caractéristiques de chaque individu. Plus inégalitaire que les pratiques traditionnelles, cela ne fonctionne qu’avec les meilleurs élèves et met dans des positions très angoissantes les autres. Travailler tout seul c’est contre nature donc beaucoup d’élèves vont décrocher. C’est ce que produit l’aide personnalisée, dispositif individualisé où les élèves ne font qu’apprendre qu’ils étaient en difficulté. Ça ne vaut rien. C’est une impasse. »

Dans une classe coopérative, c’est « personnaliser » qu’il convient de dire. Et de se référer au concept de Zone Proximale de Développement (Vigotsky), aux fonctions d’étayage décrites par Bruner. Au niveau pédagogique, la personnalisation des apprentissages est un équilibre de plusieurs dimensions : le travail individualisé, les situations didactiques (moments de classes soit en groupe, soit en collectif où le rapport au savoir est formellement accompagné par l’enseignant)… « Freinet lui-même était un grand didacticien qui savait jouer entre confrontations des représentations spontanées des élèves, activer les conflits socio-cognitifs dans la dimension coopérative et alimenter les situations didactiques, en plus d’organiser le travail individualisé (sans péter un plomb !) »

Sylvain Connac s’attarde sur ses recherches sur « le plan de travail » et au sujet du travail individualisé, « c’est une sincérité appliquée à soi-même » dans lequel l’enfant ne triche pas puisque ça n’a pas d’intérêt pour lui. Montrant le plan de travail historique bâti par Célestin lui-même puis en regard des plans actuels, il explique que c’est à l’enseignant d’étayer dans l’objectif que l’élève puisse finir, aller au bout de son plan de travail. Il convient pour l’enseignant d’être attentif au profil de l’élève (« grenouille qui se fait aussi grosse que le bœuf » et qui gonfle son plan ou « marseillais qui se croit toujours en vacances ») afin de n’accepter que des plans aux objectifs acceptables et réalisables.

Encore quelques mots sur la place des révisions dans les plans de travail, sur celle de l’évaluation positive bien loin de celle applaudie par Jacques Martin, le « c’est très bien mon chéri, et je t’aime. », l’évaluation beaucoup plus sérieuse dont le but « est de renvoyer un feed back sur les stratégies de tâtonnement qu’ils ont mis en place. C’est la même évaluation pour tous, mais sa fonction diffère selon ce que les élèves auront répondu. Si le seuil minimum est atteint, elle est sommative (validation de la compétence ; changement de statut de l’élève dans la classe qui devient personne ressource) ; si elle n’atteint pas le seuil minimum, elle est formative et il faudra reprendre les travaux, les erreurs étant des outils pour apprendre et repasser l’évaluation plus tard. » Sylvain Connac décrit le livret de compétences comme le carnet de réussites de la maternelle où apparaît tout ce qu’on sait faire, et en filigrane tout ce que l’école attend de nous.

A l’heure de conclure, Sylvain Connac s’adresse à ceux qui voudraient commencer, qui seraient novices en pédagogie Freinet : « Souvent on demande mais on commence par quoi ? »…Il assène quelques conseils, penser à soi en premier lieu : « Quand on veut innover, un impératif : être sur que les pieds touchent bien le sol pour lâcher les mains. Penser à soi c’est central, ne pas rester seul. »Reprenant les adages de Fernand Oury il conseille de se tourner vers les groupes départementaux de l’ICEM, dont les travaux sont précieux, salutaires. En deuxième, « commencer avec des outils éprouvés par d’autres. Oury parle d’institution zéro : ne pas vouloir tout créer. Mettre en place, ensuite analyser et si besoin modifier. »

Les ateliers

Carton plein pour l’atelier des suites de la conférence de Sylvain Connac où il prolonge la discussion avec son public. Il y fait vivre le travail de groupe de la pédagogie Freinet, les participants se réunissant pour essayer de démêler de son discours de la veille quelques grandes préoccupations de leurs quotidiens d’enseignants. C’est l’occasion d’entendre les retours du public qui a apprécié le non angélisme et que l’on parle d’éventuelles limites de la pédagogie, public interpellé par les inégalités du système scolaire français.

Pour Sylvain Connac c’est l’occasion de préciser ce qu’on entend par classe coopérative et la fonction de l’enseignant dans celle-ci, celui qui étaye, qui forme, qui explicite ce qui est attendu par les élèves. Il précise les rôles de celui qui est aidé, mais aussi de celui qui aide, il évoque comment on parvient au statut de tuteur (auquel tous les élèves doivent pouvoir accéder). Il projette quelques astuces pour atténuer le bruit et bénéficier du calme (la classe « Roland Garros » aux pieds de chaises habillés de balles de tennis ; les feux tricolores…), on parle murmure et chuchotements.

Scène comble pour la classe au travail : la ruche bourdonne. Ce sont des élèves de deux écoles différentes, les uns du cycle 2, les autres du cycle 3. Les minots expliquent, à l’aise avec les inconnus et au clair avec leurs objectifs, les enseignants …rassurent les autres enseignants : « Comment tu fais le programme d’histoire-géo avec un système de conférences ? ». Pour eux c’est la méthodologie acquise qui prime.

D’autres ateliers, une autre conférence, des stands, partout la même énergie et effervescence. Un salon qui donne de l’allant, qui bouscule mais conforte aussi, un salon qui se clôt sur sur une invitation à écrire de nouvelles pages, à continuer de construire.

Lucie Gillet