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Comment évoquer à l’écran la montée de l’extrémisme en Hongrie sans tomber dans la dénonciation pamphlétaire ou la caricature grossière ? Avec « White god », le cinéaste Kornel Mundruczo choisit la fable sociale mettant en scène les aventures terribles d’une jeune écolière et de son chien de compagnie. A mille lieues des récits édifiants, pleins de héros canins, le réalisateur hongrois maîtrise avec une rare dextérité le mélange des genres, de la satire au conte, du fantastique à l’anticipation, et mène implacablement sa démonstration, conduisant les spectateurs, remplis de terreur et de pitié, à s’interroger sur les mécanismes d’une société xénophobe et raciste.

Première vision sidérante

La séquence inaugurale –dont le retour en fin de film livrera le sens- nous saisit à la gorge, tant elle est étrange, inquiétante. Dans les rues désertes d’une grande ville (Budapest) baignée d’une insolite lumière jaunâtre, une jeune fille portant capuchon bleu et socquettes blanches pédale à vive allure sur son vélo. Des aboiements brisent le silence assourdissant et, au coin d’une avenue, dans le sillage de la bicyclette, surgit une gigantesque meute de chiens prêts à en découdre tandis que s’élève la rhapsodie hongroise n°2 de Liszt, thème musical récurrent de l’histoire.

Flash-back. Lili et Hagen, son animal de compagnie, dans une prairie ensoleillée, ludiques et confiants, goûtent des instants tranquilles. Une paix menacée par un nouveau décret gouvernemental instituant une lourde taxe sur les ‘bâtards’ afin de favoriser les chiens de race. Alors que les refuges sont pleins à craquer, le père se débarrasse du chien de sa fille en l’abandonnant dans la rue. Alors que sa jeune maîtresse, désespérée, le cherche partout, Hagen découvre, au fil d’un parcours initiatique sans répit, la solitude peuplée de bandes canines, la cruauté des hommes, en particulier celle des organisateurs de rixes à mort entre chiens dressés à tuer.

Hybridation des genres, radicalité du propos

Nous comprenons mieux la scène première, incrustée dans notre mémoire. En cette ’fin du monde’, les bâtards et opprimés de tous poils se retournent contre leurs oppresseurs et les esclaves se vengent de la violence subie. Nul anthropomorphisme cependant dans cette évocation de la barbarie. Même si les chiens se défendent avec les moyens dont ils disposent (leurs crocs), leur ‘fonctionnement’ reste opaque, la communication avec eux pratiquement impossible.

La société des hommes, pour sa part, nous apparaît dans ses rites d’enfermement, de repli sur elle-même et dans son incapacité grandissante à accueillir toute forme d’altérité. A ce titre, le comportement archaïque et obtus du chef de l’orchestre au sein duquel Lili joue de la trompette s’avère révélateur : il exclut la jeune interprète perturbatrice parce qu’elle est venue en cachant son chien dans la salle de répétition mais aussi parce que sa façon de jouer ne cadre pas avec l’idée que le maître se fait de la musique, adoptant ainsi un comportement aux antipodes des exigences de la transmission pédagogique.

Avec une mère remariée et peu présente, un père esseulé, incapable d’exercer son rôle auprès de son enfant, Lili est bien seule pour affronter la dure réalité. Pour suggérer la cruauté d’une société normative et asservissante, le cinéaste mélange les genres cinématographiques. Tour à tour suspense haletant (quant au sort de Lili et d’Hagen), film d’anticipation (sur le devenir d’une société menacée par le règne animal) et fable philosophique, « White god » interroge la résurgence de nouvelles formes de totalitarisme. Comme le souligne Kormel Mundruczo, en une analyse critique des effets inégalitaires de la mondialisation, ‘un système de castes se dessine de plus en plus clairement : la supériorité est vraiment devenue l’apanage de la civilisation blanche occidentale’. Et le film en montre le versant dévastateur en une vision parfois hallucinée des débordements de révolte furieuse engendrée par une situation d’injustice.

Noirceur du conte de fées

Il serait criminel de dévoiler de quelle miraculeuse façon la jeune rebelle joueuse de trompette crée une pause provisoire dans le déchaînement de la meute. Gageons qu’il sera bien difficile aux spectateurs d’oublier les images spectaculaires et angoissantes de cette paix à l’équilibre précaire instaurée entre les chiens déchaînés et les humains apeurés. Le jeune cinéaste dit avoir puisé son inspiration essentiellement dans l’œuvre littéraire de J.M. Coetzee, grand écrivain de l’apartheid en Afrique du Sud. Il partage, en effet, avec le romancier, la capacité à inventer des situations extrêmes à la beauté sèche et radicale, aptes à suggérer la frontière tenue entre humanité et barbarie. Et « White god », à sa manière, fabuleuse et noire, répond à la nécessité programmatique contenue dans la citation du poète Rilke inscrite en exergue au générique : ‘Tout ce qui est terrible a besoin de notre amour’.

Samra Bonvoisin

« White god », film de Kornel Mundruczo-sortie le 3 décembre 2014

Grand Prix de la sélection ‘Un certain regard’, Festival de Cannes 2014

Représentant de la Hongrie, Oscars 2015