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 » La fraternité ne peut pas être un lot de consolation !  » Jean Houssaye est professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Rouen. Il a une solide expérience d’éducateur et de formateur aussi bien dans les structures scolaires que périscolaires. Pour lui,  » Il est artificiel et contre-productif de mettre en place un programme, un lieu ou un moment de fraternité tout en continuant à fonctionner pour l’essentiel sur le formalisme, l’intellectualisme, l’individualisme et la déresponsabilisation scolaire et sociale ». Alors rendre l’école plus fraternelle, comme on y réfléchit actuellement après les attentats de 7 janvier, n’est pas une mince affaire. « Vivre la démocratie à l’école, est-ce bien raisonnable ? « 

L’école est parfois l’expérience de l’anti-fraternité. Quels sont les manifestations les plus criantes de cette anti-fraternité ?

J’ai envie de partir de Dewey, qui revient actuellement à l’honneur, et ce n’est peut-être pas pour rien. Rappelez-vous : en 1916 il écrit « Démocratie et éducation », un grand livre qui pose tout de même fortement les enjeux de l’école ? A quoi sert l’école ? Que sert-elle ? A quoi doit-elle servir ? On conviendra que ces questions ne sont pas légères… Or son constat est sans appel. L’école, nous dit-il, dans sa forme actuelle, celle du début du 20ème siècle, se caractérise par le formalisme, l’individualisme, l’intellectualisme, la déresponsabilisation scolaire et sociale. Un siècle plus tard, où en est-on ? Pouvons-nous vraiment affirmer que nous n’en sommes plus là ? Vous voyez de la fraternité là-dedans ?

En un siècle, sur quoi ont porté les changements à l’école ? Si on reprend la trilogie Liberté-Égalité-Fraternité à l’aune de l’évolution de la pédagogie, il me semble que les efforts ont porté essentiellement sur l’égalité. La liberté, n’en parlons pas. Il y a bien eu quelques tentatives significatives, comme chez les pédagogues anarchistes ou libertaires, mais globalement peu d’établissements se sont caractérisés par la liberté comme valeur cardinale. Attention cependant. Le climat éducatif général a changé et indéniablement l’ambiance éducative est devenue plus libre. A tel point d’ailleurs que certains s’en désolent régulièrement et réclament un retour de l’autorité, de la discipline. Ce qui, en tout état de cause, n’est pas en faveur d’un surcroît de liberté.

Par contre, pour des raisons politiques, économiques et sociales, l’égalité a beaucoup progressé. On est passé de la revendication de l’école primaire pour tous au secondaire pour tous. On voudrait la même école pour tous et on n’y arrive pas. Mais l’ambiguïté reste : s’agit-il de l’égalité des chances ou de l’égalité des résultats ? Dans le premier cas, on se satisfait des inégalités ; dans le second cas, on tente de les combattre, de les compenser, de les récuser (sans obligatoirement les éteindre). On tente, mais force est aussi de constater que les différences sont loin d’être abolies.

Est-ce qu’une plus grande fraternité dans les établissements scolaires modifierait l’avenir des élèves plombés par leurs origines sociales, ceux qui se sentent au ban de la société ?

La fraternité ne peut pas être un lot de consolation ! Bien entendu, elle pourrait fonctionner sur ce schéma. Puisque, très souvent, élèves, parents, enseignants ont intégré que l’échec scolaire revient à l’individu, qui n’a pas fait assez d’efforts, qui n’est pas fait pour les études, qui… etc. la fraternité peut être là pour témoigner que l’on a de l’attention, de la compassion, pour tous ces élèves qui ne réussissent pas, comme on dit. C’est un moyen de faire quelque chose qui ne remet de fait pas en cause l’ordre des choses, l’ordre social et l’ordre scolaire.

On retombe alors dans le schéma classique : justice ou charité ? La charité couvre l’injustice, permet de maintenir un fonctionnement inégalitaire. Si l’école est toujours l’école d’une société donnée, si l’école est un instrument de production d’une société donnée, il y a bien des chances qu’on y retrouve, dans ses mécanismes, les valeurs de cette société. Et, si les valeurs sont la compétition, la sélection, l’individualisme, la fraternité risque fort d’être au service de ces valeurs et non pas en contradiction avec elles. La fraternité comme nouvelle forme de la pédagogie de soutien ? Ce n’est pas impossible.

À l’inverse, peut-on spéculer sur le fait que la fraternité vécue à l’école par les élèves pourrait nécessairement influencer la société ensuite, lorsque les jeunes seront adultes ?

A-t-on le choix de spéculer sur le contraire ? Si ce qui se fabrique à l’école n’a aucune incidence sur la société à venir, il faut bien dire que le sens de ce que l’on fait au quotidien à l’école est plutôt du côté de la perte de sens. Faire l’école, éduquer, c’est faire un pari : que ce que l’on fait a une incidence positive sur l’avenir des personnes et de la société. Autrement dit, l’école n’est pas totalement l’instrument de l’adaptation à la société actuelle et à la perspective à venir. Elle peut aussi contribuer à modifier cette société, et à la modifier en fonction des valeurs que l’on veut promouvoir, la fraternité par exemple. Mais à condition que cette fraternité ne soit pas un voile pudique que l’on jette sur le fonctionnement réel.

J’ai envie ici de revenir ici à Dewey et à ce qu’il nous dit dans « Démocratie et éducation ». C’est sans ambiguïté. L’école est d’abord une institution sociale réelle et vivante. Et surtout on ne peut concevoir deux théories morales, l’une valable pour la vie scolaire et l’autre valable pour la vie sociale. L’enfant n’est pas en premier lieu un être scolaire, c’est un membre de la société, et cela au sens le plus large : c’est à l’école de le rendre capable de comprendre sa dépendance à l’égard de sa société et d’accepter cette solidarité. Mais attention ! Ceci est à double sens. Car fondamentalement ceci suppose que l’école soit une institution sociale réelle et vivante.

Alors justement, dans le sillage de la tragédie du 7 janvier se préparent des activités scolaires visant à développer la confiance, la coopération, la fraternité… entre élèves. Quelle teneur pourraient avoir ces activités ?

Là est la difficulté précisément, si l’on suit Dewey dans sa réflexion et dans son action éducative. Si l’école n’est pas une institution sociale réelle et vivante, comme il le réclame, dans quoi verse-t-elle et que favorise-t-elle ? Un intellectualisme des savoirs civiques et moraux d’un côté, un formalisme des attitudes morales au caractère particulièrement artificiel de l’autre. La morale, et la fraternité en tout premier lieu, n’est pas une affaire d’actes délimités, de savoirs spécifiques ou de vertus à étudier, intégrer et reproduire. La morale, c’est avant tout de l’intelligence sociale et du pouvoir social.

Que faut-il entendre par là ? L’intelligence sociale, c’est le pouvoir d’observer et de comprendre la solidarité humaine ; le pouvoir social, c’est la capacité de contrôler soi-même son caractère. Et donc l’éducation à la fraternité, c’est un tout et non une part de l’éducation à l’école et par l’école. La vie scolaire entre en jeu, les méthodes aussi bien entendu, et les programmes tout autant. L’éducation morale ne se réduit pas aux savoir-être, comme on dirait aujourd’hui ; elle s’inscrit tout autant dans les savoir-faire et les savoirs. Mais attention ! L’éducation morale ne se réduit pas à certains savoir-être, savoir-faire et savoirs. Elle se définit par la totalité de ce qui se passe dans l’école et de ce qui passe par l’école. On peut certes penser à un « programme scolaire de fraternité », mais l’essentiel n’est pas là. Malheureusement pourrait-on dire, car les choses de l’éducation seraient alors bien plus simples.

Oui, mais alors comment faire vivre la fraternité à l’école ?

En tentant d’assurer les conditions d’une fraternité démocratique… Vous voyez que ça nous emmène très loin. Vivre la démocratie à l’école, est-ce bien raisonnable ? N’est-ce pas plus simple de se contenter de favoriser l’intelligence d’un certain nombre de marqueurs de la démocratie et de la fraternité ? Certainement. Mais Dewey resurgit pour nous montrer les limites et les contradictions d’un tel positionnement. Si l’on estime que les arrangements sociaux de type démocratique sont plus essentiels, plus favorables, plus « éducatifs » que les arrangements de type contraire, si l’on estime que les consultations mutuelles et les convictions à base de persuasion sont bien préférables aux méthodes d’imposition ou de coercition, on n’a pas le choix. Obligation nous est faite de permettre à chaque élève, avec les autres, d’en faire concrètement l’expérience, avec les autres.

Tel est le rôle capital dévolu à l’école. Que serait une éducation qui prêcherait la supériorité de certains principes et ferait éprouver l’inverse au quotidien ? Il est artificiel et contre-productif de mettre en place un programme, un lieu ou un moment de fraternité tout en continuant à fonctionner pour l’essentiel sur le formalisme, l’intellectualisme, l’individualisme et la déresponsabilisation scolaire et sociale. Rappelez-vous, ce sont les maux du quotidien scolaire repérés et dénoncés par Dewey au début du 20ème siècle. Faut-il croire qu’ils ne sont plus à l’ordre du jour ? On peut pour le moins en douter…

N’est-ce pas aller trop loin ?

Il va bien falloir choisir. Ou la fraternité est un à part, sans être nécessairement un à côté. Ou elle est liée à l’ensemble du fonctionnement scolaire. Si c’est le cas, de même que la fraternité se conjugue avec la démocratie, de même elle est fortement liée à des notions capitales comme l’autonomie et la socialisation. Prenez l’autonomie. On n’est pas autonome tout seul. L’autonomie ne trouve sa cohérence que dans une interdépendance et une socialisation grandissantes ; elle conjugue les sentiments d’indépendance, de liberté, de responsabilité et de convivialité. Il y a bien de la fraternité là-dedans !

L’autonomie désigne une façon de vivre ensemble, elle s’énonce en termes de pratiques sociales, elle donne à entendre ce qui doit être respecté dans un vivre ensemble, dans la constitution d’une loi qui se fait et se défait. C’est une attitude générale devant la vie. Et dans ce cas elle ne s’enseigne pas, elle s’apprend, elle s’éprouve. Et donc elle passe par des pédagogies vraiment actives et une conception renouvelée de la relation pédagogique.

Socialisation, autonomie, relation éducative, fraternité sont en quelque sorte équivalentes. Pourquoi ? Parce qu’elles visent le fonctionnement tolérant et démocratique des structures sociales. L’école en est une, tout particulière, puisque c’est là que l’on est sensé apprendre à les pratiquer. C’est à l’école que doit se forger le creuset démocratique de l’avenir. Pas facile, hein ?

Propos recueillis par Gilbert Longhi

Dernière publication :

Jean Houssaye, La Pédagogie traditionnelle – Une histoire de la pédagogie, suivi de « Petite histoire des savoirs sur l’éducation », Paris, Fabert, 2014.

Qu’est-ce que la pédagogie traditionnelle ? Pour répondre à cette question, l’auteur commence par examiner ce qu’il en est de la pédagogie traditionnelle aujourd’hui. Il poursuit en l’examinant d’un point de vue philosophique. Enfin il parcourt les siècles sur ses traces et ses histoires. Tant et si bien que, à travers l’histoire de la pédagogie traditionnelle, c’est une histoire de l’innovation pédagogique que l’on découvre. Mieux même, simplement une histoire de la pédagogie. Dans le même esprit, l’ouvrage comprend aussi une « Petite histoire des savoirs sur l’éducation ». Comment et par qui se sont construits au fur et à mesure les savoirs théoriques sur l’éducation ? Qui est source de savoirs sur l’éducation et dans quel contexte ? De l’Antiquité à la post-modernité, ce qui nous est ainsi donné à voir, c’est une fresque des conditions et des figures qui ont prévalu tout au long des siècles en matière de fabrication de ces savoirs sur l’éducation.

Propos recueillis par Gilbert Longhi