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A la sortie de l’hôtel Matignon, elle avait l’air perdu, désemparé. Rozena Crossman, journaliste américaine de 25 ans, venait d’assister ce jeudi 22 janvier à la conférence de presse de Manuel Valls et de Najat Vallaud-Belkacem. Manifestement, elle ne savait quoi en penser: cette grande mobilisation autour des valeurs républicaines, ça allait donner quoi concrètement dans les classes ? Et toutes ces heures passées à enseigner la laïcité, était-ce bien nécessaire ? Se voir au travers du regard des autres, cela aide à se connaître, et à réaliser parfois le ridicule de certaines situations. Dans le cas présent, on mesure encore une fois combien la laïcité à la française passe mal à l’étranger.

Rozena Crossman, qui pige pour le site américain Osy, a bien voulu se prêter à l’exercice. Et raconter à sa façon cette conférence de presse très solennelle, destinée à montrer qu’après les attentats, le gouvernement n’agissait pas seulement sur le plan sécuritaire mais aussi sociétal, et que l’école était en première ligne. Cinq membres du gouvernement étaient présents: outre Manuel Valls et Najat Vallaud-Belkacem, le ministre de la Jeunesse, de la Ville et des Sports Patrick Kanner, la secrétaire d’Etat à la Ville Myriam El Khomri et sa collègue à l’Enseignement supérieur Geneviève Fioraso – qui n’ont pas pipé mot.

« D’abord je tiens à préciser que je ne suis pas une Américaine typique, prévient Rozena Crossman, mon père est anglais, ce qui fait que je suis moitié-moitié. Mais j’ai grandi aux Etats Unis. Par ailleurs, j’ai fréquenté une petite école juive même si mes parents n’étaient pas vraiment religieux. Et puis j’ai fait des études au Canada, à la Queen’s University, dans l’Ontario, et je suis diplômée en science des religions ».

Fine mouche, la journaliste s’interroge d’abord sur la réelle portée de ces mesures annoncées à grand fracas – onze au total. « J’ai remarqué le langage employé par Manuel Valls et Najat Vallaud-Belkacem, avec beaucoup d’adjectifs et de grands mots. Mais rien n’est dit concrètement. C’est comme des grands titres, sans contenu derrière. Par exemple, les enseignants vont être formés à la laïcité. Mais en quoi cela va consister ? Je n’ai rien entendu de précis. Est-ce qu’il y aura une autre conférence de presse pour nous expliquer tout ça en détail ? Franchement, j’ai eu l’impression que c’était beaucoup du vent. Des mesures imaginées dans la précipitation, pour montrer que l’on agit. Cela m’a rappelé un peu le 11 septembre, et j’ai eu l’impression que les Français devenaient comme les Américains. Le ton était toutefois encore plus dur chez nous sur le terrorisme ».

Evoquant certaines mesures, Rozena Crossman dresse de surprenants parallèles avec les Etats Unis. « Quand j’ai entendu la ministre de l’Education parler de chanter la Marseillaise, cela m’a fait penser au Serment d’allégeance que nous prononçons chaque matin à l’école devant le drapeau. Durant la Guerre froide (le serment dans sa version actuelle mentionnant Dieu date de 1954, sous la présidence de Eisenhower, ndlr), il s’agissait de savoir qui était vraiment américain et qui ne l’était pas, qui était communiste et qui non… En France, il me semble qu’il faut choisir entre: on est français ou on est musulman, on est français ou on est sikh, etc. »

Les choses se corsent avec les notions de laïcité et de liberté d’expression. Rozena Crossman est très loin des imbécillités propagées par la chaîne Fox News diffusant une carte de Paris avec des « zones interdites aux non musulmans »… Mais elle confie ses incompréhensions. « Comment je comprends la transmission de valeurs comme la laïcité à l’école ? Pour moi, on veut que tous les élèves soient laïcs en quittant l’école. Ce qui veut dire que la religion doit rester cachée, dans la vie privée. Je ne dis pas que c’est bien ou mal, cela s’inscrit chez vous dans une vision progressiste. Mais je viens d’un pays, fondé par des Puritains fuyant les discriminations religieuses en Angleterre, où c’est exactement le contraire. Tous les Américains ont des ancêtres immigrés. Et chacun peut être ce qu’il veut. Ce que je trouve absurde, c’est cette loi de 2004 interdisant les signes religieux à l’école. Pour moi, cela renvoie à une vision du monde christiano-athée, qui veut s’imposer à toutes les autres religions et cultures. Et si afficher des signes religieux était une forme d’expression ? Que devient la liberté d’expression ? J’y vois la preuve d’une intégration ratée. Nous, nous avons appris à l’école – quand j’avais 10 ans je crois – que dans notre pays, chaque citoyen ou presque a des ancêtres immigrés, que l’intégration est préférable à l’assimilation, et que l’assimilation est une mauvais chose. Pour moi, cacher son identité est étrange. »

Rozena Crossman pointe encore cette « bizarrerie » : « la ministre propose de faire signer la Charte de la laïcité par les parents. Comme si tout le monde allait vivre dans un monde de bisounours, en faisant semblant qu’il est athée la journée et en devenant croyant en rentrant chez lui. » La journaliste américaine comprend, enfin, l’argument du deux poids deux mesures, avancé par certains élèves pour expliquer qu’ils ne se sentent pas Charlie. « Aujourd’hui les gens brandissent des crayons pour défendre la liberté d’expression. Mais Dieudonné ne peut pas dire des choses antisémites. Evidemment, je ne suis pas d’accord avec lui. Je suis juive, ma grand-mère a survécu à l’Holocauste. Mais quand quelqu’un n’a pas le droit de parler, ça finit toujours par exploser. Les minorités doivent pouvoir s’exprimer. Et on doit débattre, avancer des arguments. Je suis étonnée: la ministre a cité la lutte contre l’antisémitisme et contre le racisme. Mais pas une fois je n’ai entendu prononcer le mot islamophobie. Ce n’est donc pas sur le même plan ? Pourquoi ? D’après moi, on fait les choses un peu à l’envers. On doit d’abord enseigner davantage les religions à l’école. Elles existent, c’est super important de les connaître. Il y a eu aussi une question sur l’enseignement de l’arabe pas assez développé, ce qui fait que les élèves vont l’apprendre dans des institutions communautaires. Moi je trouve qu’il faudrait l’enseigner à tous, pas seulement aux enfants d’immigrés. Cela fait partie de l’héritage de votre pays. Et cela pourrait favoriser une meilleure intégration ».

Vendredi dernier, Rozena Crossman cherchait à interviewer la ministre pour obtenir des éclaircissements. Mais celle-ci était trop occupée. Dommage: il faut savoir écouter le point du vue du Persan…

Véronique Soulé

Précédente chronique : Après Charlie, en CFA…