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En réponse à l’horreur d’assassinats commis au nom de l’islam par d’anciens élèves de l’école française, au désarroi d’avoir pu constater que, dans certains collèges, des élèves trouvaient à ces assassins des circonstances atténuantes, estimaient que Charlie Hebdo « l’avait bien cherché», la ministre de l’éducation, puis le Président de la République, en appellent à ce que l’école transmette mieux les « Valeurs de la République». Malgré la qualité de leurs discours, dont le mérite est de ne pas simplifier le problème, malgré la grandeur de ces valeurs, que, c’est vrai, les islamistes détestent, contre lesquelles ils tuent et qu’un premier réflexe est bien sûr de défendre, dans la rue et partout ailleurs, je voudrais interroger le fait de fonder sur la « transmission des valeurs de la république » la réponse de l’école au problème posé par la conduite de certains de ses élèves.

« L’important est l’intérêt pour l’autre plus que le «respect» de l’autre »

En effet, il y a beau temps que l’école de ce pays se fixe pour mission de transmettre ces valeurs, d’enseigner le rejet des fausses valeurs et des superstitions, de favoriser l’esprit critique et de donner le sens de l’intérêt général. Cela fait partie des moyens par lesquels, selon Durkheim, l’école évite à une société individualiste de sombrer dans l’anomie. Il y a beau temps que cette transmission se fait avec un succès très relatif, y compris dans d’autres périodes de l’histoire que celle-ci : Beaucoup de ceux qui ont sauvé des juifs pendant l’occupation nazie avaient peu fréquenté l’école, tandis que la quasi-totalité des français qui se sont enrôlés dans la Waffen SS étaient des étudiants, ceci quand beaucoup des pilotes qui ont gagné la bataille d’Angleterre contre l’aviation allemande étaient frais émoulus des meilleures universités de ce pays. L’incantation républicaine a connu une éclipse après la seconde guerre mondiale, et pas seulement depuis 1968, mais elle est revenue en force depuis 2002 dans le discours de nos ministres de l’éducation, de Luc Ferry à Vincent Peillon en passant bien sûr par la loi Fillon qui donnait pour priorité à l’école, «outre la transmission des connaissances », «de faire partager les valeurs de la République».

L’école républicaine française repose sur un modèle selon lequel son rôle est de civiliser les élèves, de leur permettre d’échapper aux superstitions et à la barbarie. Selon ce modèle, des individus à qui l’on a appris l’esprit critique et donné le sens de l’intérêt général seront seuls capables de faire société ensemble. Autrement dit le vivre ensemble réclame que l’on s’élève au dessus de soi, de sa culture particulière.. Peut être, à l’inverse, faudrait-il faire comprendre aux jeunes que l’important est l’intérêt pour l’autre plus que le «respect» de l’autre et que, si l’école valorise les comportements qui permettent de vivre ensemble, c’est d’abord pour les élèves eux-mêmes, pas pour la Société ou pour la République.

L’intérêt de la diversité pour les individus a deux versants. D’une part, c’est la liberté que je laisse aux autres de vivre comme ils l’entendent qui fonde celle que j’ai de vivre comme je l’entends. La liberté de blasphémer de Charlie, aberrante aux yeux d’une certaine conception de l’islam, est le pendant de la liberté de certains musulmans de pratiquer des rites aberrants du point de vue des athées ou des partisans de versions moins rigoristes de la religion. Il en découle que, plus les pratiques sont diverses dans une société, plus je me sens autorisé à y ajouter les miennes propres. D’autre part, la diversité accroit les échanges possibles : ils sont en plus grand nombre et plus divers. Or l’intensité et la diversité des échanges sont un bien en soi. Ils sont, pour certains philosophes politiques, le marqueur même de l’intensité de la démocratie.

Favoriser la coopération entre les élèves

Les comparaisons internationales (avec le Canada, notamment), certaines recherches, suggèrent deux grandes orientations qui peuvent aider l’école à produire une appétence pour le vivre ensemble dans la diversité.

D’abord, les élèves doivent expérimenter cette diversité, et l’école peut y contribuer de deux façons:

– diminuer, cela a été dit, la ségrégation sociale entre les établissements scolaires et entre les classes, ce qui implique qu’on agisse aussi bien sur les ghettos de riches que sur les ghettos de pauvres, y compris en supprimant des lycées professionnels ces formations qui offrent surtout le chômage comme avenir à leurs élèves.

– favoriser, cela a moins été dit, la coopération entre les élèves, par le travail en petits groupes hétérogènes, par la pédagogie de projets, au lieu de réserver aux récréations les relations entre élèves tandis qu’ils sont dans les classes soit passifs soit seulement en interaction avec l’enseignant.

Ensuite, il convient de développer le sentiment d’appartenance à l’école, l’idée étant que ce cela développera aussi celui d’appartenance à la société. Ce sentiment est faible en France et inégalement réparti. Selon le questionnaire rempli par les élèves pour PISA 2012, 47% des élèves français de 15 ans disent « se sentir chez eux à l’école », c’est le pourcentage le plus bas de tous les pays de l’OCDE et il serait intéressant de savoir comment il varie selon l’origine sociale ou nationale : sur une question proche du questionnaire PISA, le fait de se sentir bien à l’école, l’inégalité des réponses entre élèves socialement défavorisés (38%, contre 78% de moyenne OCDE) et élèves favorisés (54%, contre 85% de moyenne OCDE) est plus grande en France que dans tous les autres pays de l’OCDE. On peut penser que l’on peut développer ce sentiment en rendant l’école d’une part plus équitable, d’autre part plus accueillante.

L’école doit être plus équitable

L’école doit être plus équitable. Les inégalités de scores PISA (à 15 ans, donc) selon l’origine sociale, mais aussi selon que l’élève est issu ou non de l’immigration, sont plus élevées en France que dans la plupart des pays de l’OCDE, et ce depuis 2006. Le score des élèves les plus faibles (mesuré par le premier décile) est en France, quelque soit le domaine (maths, compréhension de l’écrit, sciences) considéré, significativement inférieur à la moyenne correspondante de l’OCDE, alors que notre score moyen est proche de la moyenne OCDE et que celui de nos meilleurs élèves est plutôt supérieur à la moyenne correspondante de l’OCDE. Cela importe pour notre problème pour deux raisons liées. D’une part, l’expérience de l’échec peut inciter à «retourner le mépris de soi en haine de l’autre », selon l’expression de F. Khosrokhavar (Le Monde, 10.01.15), ceci d’autant plus que la faiblesse scolaire est particulièrement susceptible de générer du mépris de soi dans une école où la hiérarchie, le classement, importent autant que dans l’école française. D’autre part une recherche a montré, dans les années 90, que ce qui, dans les collèges, favorisait les apprentissages des élèves (par exemple, que les élèves jugent leurs enseignants compétents, justes et soucieux de faire réussir tous les élèves), favorisait aussi l’amélioration de leurs attitudes civiques, davantage encore que la discipline en classe ou les responsabilités accordées aux élèves. Certaines politiques récentes (le socle commun, la réforme des ZEP, la quasi-interdiction du redoublement) visent à rendre l’école plus équitable et sont en effet susceptibles de le faire. Il serait important d’évaluer leurs effets à cet égard.

L’école doit être plus accueillante. Cela dépend d’abord de la façon dont les élèves et les parents sont traités par l’école. On sait que les élèves français sont particulièrement anxieux, tendus. Deux évolutions importantes récentes peuvent faire diminuer cette anxiété : la quasi-interdiction du redoublement, encore elle, et l’expérimentation du « dernier mot aux familles » pour l’orientation de fin de troisième. Ces évolutions sont importantes parce qu’elles éloignent l’école de la hiérarchie binaire associée à ce modèle qui veut que son rôle essentiel soit de trier entre ceux qui, comme on dit, « suivent » et ceux qui sont « incapables de suivre ». Par ailleurs, toujours selon le questionnaire PISA 2012, 66% des élèves français, contre 80% des élèves de l’OCDE, disent que « la plupart de leurs professeurs les traitent avec justice ». Ici encore, il semble exister une certaine marge de progression. Vis-à-vis des parents, une école accueillante accepterait de s’inclure parmi ce qui peut faire que l’élève apprend plus ou moins bien, se sent plus ou moins en sécurité à l’école. Dans le district de New York, les parents de chaque école remplissent chaque année un questionnaire avec des questions du type «l’école a des attentes élevées pour mon enfant », « dans quelle mesure êtes vous satisfaits du soutien que votre enfant reçoit quand il en a besoin», etc. Les résultats de ce questionnaire sont publiés pour chaque école. L’existence d’un tel questionnaire suppose que l’école prenne au sérieux l’opinion des parents, ce qui n’est pas évident quand, pour elle, ils sont surtout les représentants d’une société mauvaise (les uns, à cause de leur hédonisme et de leur individualisme, les autres à cause de leur obscurantisme ou de leur impuissance).

Le caractère accueillant de l’école dépend, plus généralement, des buts qu’elle poursuit et de ce qu’elle enseigne. Des programmes « accueillants » sont des programmes dans lesquels, selon la formule d’un document du ministère de l’éducation de l’Ontario, «tous les élèves peuvent se voir», dont ils peuvent penser que la maîtrise leur donnera du pouvoir sur leur vie. Une école qui vise à donner de la liberté d’abord en renforçant les capacités d’agir est plus accueillante qu’une école qui vise d’abord à ôter des œillères. Cela peut se formuler aussi en disant que les programmes doivent être tels que tous les élèves doivent pouvoir considérer que l’école est organisée pour favoriser un monde qu’ils aient envie d’habiter avec les autres.

Il serait naïf de penser que les évolutions proposées ici supprimeraient les attitudes des élèves qui nous sidèrent aujourd’hui, y compris parce que ces attitudes ne sont évidemment pas le produit de la seule école. Mais il y a de bonnes raisons de penser qu’elles les atténueraient.

Denis Meuret

Professeur émérite en sciences de l’éducation à l’université de Bourgogne, IREDU.

Membre honoraire de l’Institut Universitaire de France (2008-2013).

D Meuret : Pour une école qui aime le monde