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 » La morale authentique, c’est celle qui institue un « nous ». Pas un « nous » qui existe déjà, mais un « nous » qu’elle fait exister ». C’est évidemment une allusion à la mise en place de l’Enseignement moral et civique. Mais c’est une ballade réflexive que nous propose Philippe Meirieu. Il interroge le succès commercial des ouvrages de « développement personnel » au regard du déclin de l’édition pédagogique. Une situation qui appelle au changement. « Beaucoup d’enseignants continuent à se « prolétariser » à leur insu et ne rencontrent plus la culture pédagogique – réduite à quelques ersatzs- qu’à travers les « instructions officielles » et la « communication verticale » des « conférences pédagogiques » ! Conséquence : les débats internes de l’Éducation nationale rabattent toutes les questions pédagogiques sur des conflits institutionnels et peinent à les articuler avec l’histoire et l’actualité des recherches pédagogiques », note P Grenier.

Comme à chaque rentrée, je fais le tour des principales librairies de Lyon, où je réside, afin de voir le poids et la nature des publications pédagogiques et sur l’école. Certes, je sais qu’aujourd’hui une grande partie des ventes d’ouvrages s’effectue par correspondance et que la plupart des libraires, soumis à la dure loi des diffuseurs, ne font entrer que des livres dont la vente est assurée à court terme. Mais, néanmoins – rentrée des classes oblige ! – beaucoup se faisaient traditionnellement un devoir de présenter quelques livres pédagogiques en bonne place. Ainsi voyait-on, encore, il y a quelques années, côte à côte, quelques pamphlets « anti-pédagos », quelques témoignages d’enseignants ou de chefs d’établissement et, même, des ouvrages de réflexion à partir d’innovations ou de recherches, voire des outils pour aider les enseignants à mieux comprendre ce qui se passe dans l’école et agir pour une transmission plus juste et efficace…

Quand la pédagogie passe à la trappe, le « développement personnel » triomphe

Or, cette année, plus encore que les années précédentes, j’ai eu toutes les peines du monde à repérer le « coin pédagogie » dans les librairies : réduit le plus souvent à un petit rayon derrière un pilier, il s’était atrophié au-delà de toutes mes craintes. Une fois déniché, je n’y ai trouvé, outre un ou deux « classiques » – essentiellement Maria Montessori qui revient étrangement sur le devant de la scène pédagogique -, que des livres permettant aux étudiants de préparer le concours de professeur des écoles, des manuels destinés aux parents pour enseigner eux-mêmes à leurs enfants la grammaire et l’arithmétique… et quelques invendus des années précédentes qui semblaient comme égarés au milieu de toute cette littérature étroitement utilitariste.

J’exagère : il y avait, bien sûr, au rayon des nouveautés et meilleures ventes, le livre d’Alain Juppé et, parfois, celui de François Dubet et Marie-Duru Bellat ; mais il m’a été particulièrement difficile de trouver des ouvrages, pourtant parus récemment, de la Chronique sociale (éditeur courageux et militant), des éditions De Boeck, d’ESF, de Retz ou, même, de Nathan… Et je n’évoque même pas les éditions CANOPE (ex CNDP), qui publient des textes intéressants, mais qu’il est quasiment impossible d’acquérir sans passer par son propre réseau.

On me dira que tout cela n’est pas grave puisque les personnes intéressées pourront trouver ces ouvrages sur Internet : mais c’est oublier qu’on ne trouve sur Internet que ce dont on connaît déjà plus ou moins l’existence et que l’on achète plus volontiers un livre que l’on peut feuilleter. On me dira qu’il existe les réseaux sociaux pour faire connaître des publications importantes, mais c’est oublier que ces réseaux sociaux ne touchent, pour l’essentiel, que les personnes déjà mobilisées et souvent convaincues… pendant que la formation continue – qui était l’occasion pour beaucoup d’enseignants de découvrir la culture pédagogique – continue à être la grande laissée pour compte de la « refondation »…

Conséquence : beaucoup d’enseignants continuent à se « prolétariser » à leur insu et ne rencontrent plus la culture pédagogique – réduite à quelques ersatzs- qu’à travers les « instructions officielles » et la « communication verticale » des « conférences pédagogiques » ! Conséquence : les débats internes de l’Éducation nationale rabattent toutes les questions pédagogiques sur des conflits institutionnels et peinent à les articuler avec l’histoire et l’actualité des recherches pédagogiques : ainsi, on ne discute « évaluation », « interdisciplinarité », « rythmes scolaires », « relations avec les familles » que sous l’angle de la « tuyauterie » et de « l’intendance »… ce qui, évidemment, est loin d’être méprisable, mais ne prend sens qu’à travers le choix des finalités qu’on poursuit et des médiations qui permettent de les atteindre. Conséquence encore : faute de références communes, les enseignants peinent à construire de véritables collectifs et souffrent de solitude, quand ils ne s’enferment pas, à leur corps défendant, dans l’individualisme.

D’autant plus que s’ils peinent, en entrant dans une librairie, à trouver le rayon « pédagogie », ils n’ont aucun mal à consulter le gigantesque rayon « développement personnel » qui prend aujourd’hui une place considérable. « Etre soi-même » y est le maître-mot et, pour cela, on vous propose de « dominer votre stress », bien sûr, mais aussi de « retrouver votre calme intérieur et votre estime de soi », de vous « débrouiller pour avoir la paix » en évitant de « penser trop », en apprenant à « gérer les personnes toxiques » et en vous « détachant de tous vos soucis », de « développer votre créativité amoureuse » en utilisant « l’enseignement des Toltèques », de « prendre soin de vous » en « écartant les importuns » et en « habitant votre corps » selon les préceptes des maîtres zen, etc. On trouve même, dans ce bazar idéologique, des ouvrages qui se piquent d’éducation comme « Les sept lois pour guider votre enfant sur la voie du succès », « Tu seras un leader ma fille », « Je gère les émotions de mes enfants », « Il sera meilleur que les autres grâce à vous », « Donner des ailes à vos enfants », etc.

Tout n’est pas stupide, d’ailleurs, dans ces ouvrages et, en les feuilletant, j’y ai trouvé, parfois, une remarque pertinente, une reformulation à peu près exacte d’une proposition pédagogique intéressante vieille de plus d’une centaine d’années, mais toujours d’actualité : cela n’est pas inutile… On ne peut pas négliger, non plus, l’effet placebo de cette « littérature » : nul doute qu’elle contribue à apaiser certains éducateurs, parents et enseignants, qui se trouvent ainsi plus en mesure de faire face à leurs difficultés… Mais son hégémonie est un signe particulièrement inquiétant : elle manifeste avec éclat le triomphe de l’individualisme et du « sauve qui peut ».

Il y a, en effet, de sérieuses raisons de s’inquiéter pour notre « collectif » : le quotidien de plus en plus de nos concitoyens est extrêmement difficile et les plonge dans le désespoir et la colère ; la situation politique française n’a jamais été aussi instable et inquiétante depuis très longtemps ; des problèmes géopolitiques d’une gravité extrême se développent sous nos yeux tous les jours ; l’avenir de la planète est menacé par un pillage systématique auquel notre lâcheté ne permet pas de mettre fin… Face à tout cela, chacune et chacun est tenté de « jouer sa carte » : tirer son épingle du jeu, tant bien que mal… survivre, sans trop déprimer, dans des situations personnelles et professionnelles de plus en plus dures… sauver sa progéniture en la mettant à l’abri des mauvaises fréquentations et en lui fournissant toutes les potions possibles pour qu’elle soit parmi les « gagnants »… Tentations individualistes légitimes aux yeux des intéressés, mais tentation mortifère pour nous tous, notre société, notre école, notre avenir.

La morale ou le « penser à l’autre »

C’est pourquoi je crois plus que jamais utile l’enseignement de la morale et du civisme comme antidote au « chacun pour soi ». J’y crois essentiellement, évidemment, à travers le témoignage que donne l’école et les adultes en général : à nous de montrer que « le penser à l’autre » dont parle si bien Emmanuel Lévinas, aussi difficile soit-il à mettre en œuvre, pour nous qui sommes toujours tentés par « le repli sur soi jusque dans les confinements infra-atomiques », est ce qui « fait lien », ce qui rend possible le « nous » quand triomphe le « jeu des je ».

J’emprunte ici un récit à Roger-Pol Droit, dans le beau petit livre qu’il vient de faire paraître « Qu’est-ce qui nous unit ? » (1) : « Un enfant joue. Insouciant, inconscient du danger. Il faut l’imaginer très jeune, encore maladroit dans ses mouvements. Il joue sur la margelle d’un puits. Est-il parvenu à y grimper seul ? En s’aidant d’une pierre, d’un meuble ? Peu importe. Il y est. Le puits est profond, on n’en voit pas le fond. Un faux pas, un mauvais geste, la tête qui se penche… L’enfant risque de se précipiter, d’un coup, vers la mort certaine. Un passant, un inconnu, anonyme, par hasard, voit la scène. Il se précipite, agrippe l’enfant, le pose au sol, le sauve. C’est tout. Cette très brève histoire ne dit rien d’autre. »

Mais elle dit beaucoup, en réalité. Et, en particulier, que le « penser à l’autre » est inconditionnel, comme le montre bien Vladimir Jankélévitch dans « Le paradoxe de la morale » : que nous l’assortissions d’une seule condition et il devient dérisoire, il abolit la possibilité même de toute morale. Quelle morale serait, en effet, possible, si le passant s’était demandé : « Ce garçon est-il de ma communauté ? Ne dois-je pas blâmer d’abord ses parents ? Et, puis, n’a-t-il pas été imprudent ? Il n’a pas dû écouter les leçons de ses maîtres… Il leur a peut-être, même, délibérément désobéi ! » Non, la morale authentique, c’est celle qui institue un « nous ». Pas un « nous » qui existe déjà, mais un « nous » qu’elle fait exister. Un « nous » contagieux à l’universalité volontariste et modeste à la fois. Un « nous » que chaque enseignante et chaque enseignante doit faire exister, concrètement, au quotidien.

Et puis, bien sûr, la morale doit être « formalisée ». Mais pas sous forme de « maximes » – « Bien mal acquis ne profite jamais ! » – désormais ridicules aux yeux des enfants eux-mêmes qui les voient démenties en permanence sous leurs yeux. Non, l’enseignement de la morale passe par la réflexion, les échanges, le travail sur l’anticipation, les conséquences de ce qu’on projette de faire, la préfiguration d’un monde où tel ou tel comportement serait généralisé. À la question « qu’est-ce qui nous unit ? », Roger-Pol Droit répond, en conclusion de son livre : le fait que nous sommes des « corps parlants ». Juste le contraire de qu’on institue encore trop souvent en classe : des « esprits muets », des enfants-troncs, assignés à l’écoute tranquille ou à la répétition obséquieuse. Pourtant, les pédagogues répètent, depuis bien longtemps, que le corps et le langage sont au cœur de toute pédagogie qui associe transmission et émancipation…

Beaucoup de choses ont été dites là-dessus, de Pestalozzi à Freinet, de Makarenko à Oury, de la « classe atelier » aux « ateliers philo », des « situations problèmes » à la « pédagogie de projet »… Il est urgent que ces œuvres retrouvent leur place dans les rayons de nos librairies !

Philippe Meirieu

NOTE

(1) Paris, Plon, 2015. Roger-Pol Droit précise que cette histoire est reprise et analysée par François Jullien dans « Fonder la morale », Paris, Grasset, 1996.

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