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Imaginez la vie de deux galopins d’origine africaine, habitants de banlieue, collégiens dilettantes devenus dealers occasionnels, portés par la noble ambition d’utiliser leurs gains pour ‘faire le bien’ autour d’eux. Pour ses premiers pas de réalisateur, le chef-opérateur Mathieu Vadepied choisit la fantaisie d’un script audacieux, allant à contre-courant du discours moralisateur sur les jeunes en difficulté confrontés à la tentation de la drogue et aux mirages d’un trafic lucratif. Même si les deux héros se heurtent aux dangers d’un milieu aux codes inconnus et traversent des épreuves qui ne sont pas de leur âge, la comédie, teintée de drôlerie et de tendresse, prend des allures de fable poétique. Filmée du point de vue des deux gamins inventifs, la fiction s’emballe au fil des aventures farfelues qu’ils traversent. Entre la pratique périlleuse d’une activité illicite, les chaos d’une scolarité approximative et les envies de liberté, « La Vie en grand » parie in fine, à sa manière sensible et joyeuse, sur les vertus de l’école, de ses enseignants et sur l’énergie de la jeunesse.

Amada et Mamadou, duettistes hors-la-loi

Seul dans son lit, la nuit, les yeux grands ouverts, cadré au plus près du corps et de sa respiration, Amada, collégien de 14 ans, ne dort pas. Au matin, un verre de lait vite avalé, une apparition tardive de sa mère, la vision d’un affrontement violent entre dealers sur le chemin de l’école nous font approcher la grande solitude et les dangers auxquels l’enfant est exposé. Quelques plans en classe indiquent d’autres menaces pesant sur sa scolarité : absentéisme et résultats insuffisants font planer sur sa tête l’imminence d’un passage devant le conseil de discipline. Dans un tel contexte, il suffit d’un concours de circonstances, de quelques rencontres (en particulier avec un des ‘caïds’ du coin) et du secours du petit Mamadou (onze ans et de l’audace à revendre !) pour qu’Amada, et son fidèle second, basculent dans la peau de dealers de cannabis. L’occasion fait le larron et nos deux compères se répartissent les taches et les rôles, organisent leur petit commerce avec habileté. Leur sens des affaires leur permet de fournir en ‘barres de shit’ toute la clientèle de l’établissement privé voisin. Leur devise (‘Nous sommes des anges. Nous sommes insoupçonnables’) les protège un temps : Amada achète une machine à laver à sa maman, fait un don anonyme pour favoriser le voyage scolaire à Londres, compromis par manque de moyens. Leur existence se partage entre les journées consacrées aux cours et au commerce et les soirées passées à faire les comptes, organiser le business, préparer leçons et exposés, échanger et refaire le monde !

Dures réalité, ruses et faux-semblants

Les deux complices, grisés par les gains faciles, ne mesurent pas, dans leur naïveté, l’ampleur des conséquences de leur choix. Amada, élève intermittent au potentiel inexploré, inquiète ses enseignants par la faiblesse de ses performances. Le fait qu’il soit retrouvé endormi après une nuit passé dans le gymnase du collège, incite la conseillère principale d’éducation et le professeur d’EPS (qui est aussi son professeur principal) à lui proposer une dernière chance (la signature d’un contrat où il s’engage à améliorer sa moyenne, faute de quoi un conseil de discipline sera convoqué pour décider de son éventuelle exclusion). Cette ‘chance’ n’ayant pas été saisie dans les temps, la CPE convoque le père d’Amada afin de comprendre la situation de l’élève. Cette décision a des conséquences hilarantes, lesquelles trahissent l’extraordinaire intelligence du collégien. Ce dernier embauche en effet un vagabond de ses amis à qui il offre indemnité conséquente et costume approprié pour endosser le rôle paternel auprès de l’institution scolaire. Le résultat dépasse ses espérances : face à la CPE qu’il appelle d’abord ‘Madame la présidente’, le comédien improvisé, devant le regard courroucé de son supposé fils, joue alors la colère homérique, jusqu’à frapper énergiquement l’enfant en menaçant de le ramener au pays et de convoquer le conseil de famille. Prise de peur, la CPE lui demande de ne pas mettre à exécution ses menaces et revient sur le projet d’une convocation du conseil de discipline. Les ruses n’auront cependant qu’un temps. Et la dure réalité d’une scolarité en péril et d’un avenir bouché se profile.

Le poète Du Bellay, L’Affiche rouge et l’altruisme

Insidieusement, la soif de connaissance et l’accès à la culture taraudent aussi les deux larrons, Amada en particulier. Poussé par son professeur de Français, il finit par apprendre par cœur le sonnet de Du Bellay et à réciter les vers d’Heureux qui comme Ulysse au point d’être capable de formuler la nostalgie du pays natal que le poète suggère. Bien plus, la réalisation d’un exposé sur les immigrés et résistants dits de L’Affiche rouge, fruit de recherches effectuées avec Mamadou, louées par le professeur, sont l’occasion d’une prise de conscience stupéfiante et d’un dialogue entre les deux complices : « Un résistant agit par altruisme. Un altruiste c’est quelqu’un qui travaille pour les autres GRATUITEMENT, tu te rends compte ? ». En bref, le déchainement violent de la bande des ‘méchants’ patrons du trafic de drogue du quartier (faisant irruption dans l’établissement scolaire aux trousses d’Amada) ne peut à lui seul expliquer l’interrogation de ce dernier quant au bien-fondé de son activité illégale. Dans le gymnase, au cours d’un apprentissage difficile, nous retrouvons Amada attentif à la démonstration du professeur : marchant sur un fil, ce dernier montre les gestes et la tenue corporelle indispensables pour tenir sans tomber au point qu’il finit par fermer les yeux. Une élève se lance dans la foulée, réussit puis Amada à son tour, aidé avec bienveillance par son maître. A travers cette séquence pleine de grâce, nous comprenons le chemin qui s’accomplit en son for intérieur et par lequel il accède à une autre forme de maîtrise de son existence.

Mise en scène funambule

Mathieu Vadepied qui a fait ses débuts professionnels en travaillant à la lumière sur le Van Gogh de Maurice Pialat, a été également chef-opérateur d’Intouchables d’Olivier Nakache et Eric Toledano, lesquels l’ont beaucoup aidé à concrétiser son rêve de réalisation. Son premier film, entre captation du réel et fable facétieuse portent la marque de ce double héritage. En filmant ces deux jeunes acteurs amateurs (dénichés au terme d’un énorme casting) au plus près de leur subjectivité, il saisit avec sensibilité l’imaginaire et les fantasmes de jeunes aux repères incertains sans jamais réduire leurs rêves et leurs aspirations au fatalisme et à l’échec social. Le cinéaste pratique avec élégance une mise en scène de funambule à l’image de l’expérience fragile de ces jeunes personnages sur le chemin de leur émancipation. Au terme de ce voyage initiatique, pétri de déconvenues et de bonnes surprises, Amada est admis comme élève au sein d’un internat scolaire public dans la Creuse. ‘C’est où la Creuse ?’ demande-t-il à son professeur principal qui lui a obtenu cette place, alors qu’il retournera la nuit avec son acolyte Mamadou déterrer le magot (l’argent de la drogue) caché dans un bois, l’un répondant à l’autre qui l’interroge sur ce qu’ils vont (en) faire : ‘on va réfléchir’. Amada peut bien devenir interne, l’avenir lui appartient à nouveau.

Ainsi, sous ses habits de légèreté et de candeur, La Vie en grand s’offre à nous comme un acte de foi dans les pouvoirs de l’école. Mathieu Vadepied rend ici un hommage malicieux aux ‘passeurs’(les professeurs), indispensables, selon lui, pour que des jeunes puissent ‘affronter leur liberté’.

Samra Bonvoisin

« La Vie en grand », film de Mathieu Vadepied-sortie le 16 septembre 2015

Sélection pour présentation en clôture de la Semaine de la Critique, Cannes 2015