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« Que nos élèves prennent conscience des nouvelles formes d’expression me paraît un des défis majeurs de l’enseignement des lettres au 21ème siècle, car relever ce défi aujourd’hui c’est leur donner les moyens d’exprimer leur propre mode de présence au monde. » Les 2ndes de Caroline Duret, professeure de lettres à l’Institut International de Lancy, ont ainsi exploré poétiquement et numériquement Genève. Textes composés tout au long d’un parcours en tramway, ou faisant parler des rues de la cité, ou agrégeant des mots de la ville : les créations, belles, multimédias, formatrices, exploitent pédagogiquement et littérairement les possibilités qu’offrent en particulier les tablettes et la cartographie. Le cours de français devient alors un « fablab poétique », riche de bien des invitations : amener les élèves à faire une expérience authentique de la langue et de la littérature, prendre la mesure des nouvelles façons de lire et d’écrire que favorise le numérique, faire résonner en classe les créations artistiques les plus contemporaines…

Dans quel contexte avez-vous conçu ce projet original qu’est « GéOLIPO » ?

Ce projet d’écriture a été réalisé avec deux classes de 2nde dans le cadre de l’objet d’étude consacré à la poésie. Rassemblées sous un seul et même intitulé, « La poésie au grand air », deux séquences successives ont permis de s’interroger d’abord sur le rapport qui unit le poète romantique à la Nature, puis de se demander comment le paysage naturel cède la place à l’univers urbain, dans la poésie du XIXème au XXIème siècle. Ces deux séquences ont été rythmées par de multiples activités qui visaient à faire en sorte que les élèves saisissent l’intérêt des enjeux littéraires fréquemment soulevés par les sujets de dissertation, qu’il s’agisse, par exemple, des fonctions de la poésie ou du rapport que celle-ci entretient avec la réalité. En effet, derrière les sujets du baccalauréat se cachent toujours plus ou moins les mêmes problématiques. Or si l’on veut favoriser la réflexion personnelle plus que la reproduction de travaux faits en classe, si l’on veut donner du sens à l’exercice imposé à l’examen, il me paraît essentiel de rendre tangibles ces questions par des expériences authentiques. C’est ainsi que les séances traditionnelles consacrées à l’apprentissage de la dissertation et à l’analyse littéraire ont pu se nourrir très avantageusement des incursions poétiques dans la ville, et inversement.

Les élèves ont écrit des textes de nature poétique : quelles activités de lecture et/ou d’écriture avez-vous mises en place pour susciter leur créativité et aboutir à ces productions ?

C’est une véritable immersion dans la poésie du XIXème au XXIème qui, très certainement, a favorisé l’inspiration. En effet, nous avons parcouru une grande diversité de pièces poétiques offrant des visions multiformes de l’univers urbain, par une sélection de poèmes rattachés aux courants aussi variés que le symbolisme, le futurisme, le surréalisme ou encore l’Oulipo. Les élèves ont pu réaliser que l’écrivain témoigne par son art d’une manière d’exister au monde, d’une façon de penser poétiquement la ville. Les consignes d’écriture de chacun des ateliers incitaient d’ailleurs explicitement à se nourrir de toute cette tradition littéraire pour offrir une poésie nouvelle, apte à refléter les caractères d’une ville moderne. Par ailleurs, l’esprit même du projet d’écriture a également eu une incidence positive sur la créativité des élèves. Invités à entrevoir dans la déambulation urbaine un itinéraire poétique possible, ils ont été encouragés à vivre une expérience esthétique et littéraire authentique. D’ailleurs, ma collègue, Corinne Jacomme, et moi-même les avons même souvent incités à lâcher prise, ce qui a contribué à une atmosphère joyeuse et détendue, facilitant la création.

Le projet invite à un joli parcours dans la ville de Genève : comment avez-vous orchestré ce parcours ?

Après avoir pris connaissance des caractéristiques principales de Genève grâce à une collègue de l’établissement qui connaît très bien les lieux, j’ai pu imaginer plusieurs ateliers d’écriture adaptés aux spécificités de cette ville. J’ai rapidement pensé à une activité en lien avec les transports publics qu’empruntent quotidiennement nos élèves, et qui irriguent tout le territoire urbain. Puis, j’ai sélectionné plusieurs quartiers ayant des identités bien marquées, et propres à mettre en évidence les facettes multiples de la ville.

On trouve sur la carte-recueil plusieurs catégories de productions : « TRAMes poétiques », « L’écho des voies », « L’œil écoute les mots de la ville ». Pouvez-vous expliquer en quoi consiste chacune de ces rubriques ?

Chacune de ces catégories correspond en réalité à l’intitulé d’un atelier d’écriture. « TRAMes poétiques », par exemple, a constitué la première déambulation poétique dans la ville. Il s’agissait dans le Tram genevois, de mêler l’écriture automatique des surréalistes aux pratiques oulipiennes de Jacques Jouet dans le métro parisien. Je me suis inspirée de ces deux expériences poétiques pour imaginer notamment les consignes suivantes :

« Vous composerez un poème le temps de votre parcours dans le TRAM.

Vous devrez rendre compte de votre expérience intérieure liée à ce voyage. Dans l’esprit de l’écriture automatique, écrivez le plus vite et le plus librement possible, sans qu’interviennent la logique ni la raison, toutes les images qui affleurent à votre conscience au cours de ce trajet.

Du point de vue de la forme, votre poème contiendra autant de vers que votre voyage comporte de stations préalablement identifiées sur une carte des TPG. Une strophe sera consacrée à l’aller ; une deuxième au retour.

Chaque vers sera composé dans votre tête entre deux stations préalablement sélectionnées. Puis ce vers sera transcrit sur votre tablette numérique chaque fois que la rame s’arrêtera à la station sélectionnée suivante.

Le dernier vers de chaque strophe est composé une fois descendu du TRAM.

Le titre, qui pourra être inventé avant ou après votre voyage, comportera un jeu sur le mot TRAM ».

Les deux autres ateliers ont eu lieu une semaine plus tard, le temps d’une après-midi. « L’oeil écoute les mots de la ville » proposait les consignes suivantes :

« A la façon des surréalistes et de plusieurs oulipiens tels que Jacques Roubaud, vous produirez une pièce poétique qui contiendra des mots de la ville. Votre texte prendra la forme que vous souhaitez : forme fixe, vers libres, poème en prose, voire une autre forme poétique de votre invention. La réalisation finale devra faire entendre des extraits de conversations enregistrées dans la rue et/ou donner à voir des mots aperçus en ville.

Quant à « l’écho des voies », l’atelier consistait à faire parler une des voies de la ville, qu’elle soit une ruelle, une rue, un quai ou un boulevard. Les élèves étaient invités éventuellement à donner la parole aux objets urbains. Le texte pouvait prendre la forme qu’ils souhaitaient : forme fixe, vers libres, poème en prose, ou toute autre forme poétique de leur invention.

Les créations poétiques des élèves sont souvent multimédias : quels outils ont-ils utilisés ? selon quels dispositifs pédagogiques ?

A l’Institut International de Lancy, depuis le déploiement de l’iPad en 1to1 qui a eu lieu en 2010-2011, chacun dispose de sa propre tablette. Au cours des ateliers, les élèves ont donc été invités à exploiter toutes les potentialités de l’outil mis à leur disposition. Comme je l’ai déjà écrit dans un article précédent, la tablette est un support idéal pour le poète-flâneur du XXIème. Ce dernier peut en effet y consigner toutes ses impressions : textes, notes audio, paysages sonores, photographies, vidéos trouvent naturellement leur place dans l’environnement numérique de la tablette. De plus, les services proposés par Google tels que les applications Drive et Google Docs appuient la création en facilitant l’organisation et en favorisant l’autonomie comme la collaboration. Voici notamment quelques unes des consignes d’ordre organisationnel qui ont été données aux élèves :

« Créez dans votre Drive un dossier Géolipo.

Partagez ce dossier avec votre professeur.

Créez dans ce dossier 3 Google Docs correspondant à chacun des ateliers.

Afin de compléter ces documents au cours de vos déambulations, vous activerez au préalable le mode « stocker hors connexion ». Dès votre retour au lycée, vous désactiverez cette option.

Ces fichiers contiendront d’abord les notes que vous prendrez dans la ville, puis vos poèmes.

Téléchargez dans ce dossier Géolipo tous les fragments de la ville : photos, vidéos, paysages sonores …

Pour information, l’application Google Classroom, que nous utilisons maintenant depuis la rentrée 2015, aurait pu nous faciliter encore la tâche grâce à la distribution automatique des fichiers aux élèves.

Pour ce qui relève de la dimension multimodale des pièces poétiques, une fois encore, les potentialités de la tablette ont été largement exploitées : les applications iMovie, Thinglink, Pinterest et Grafio ont été particulièrement utilisées.

Ensuite, les réalisations ont été rassemblées dans une Google Map, formant ainsi un recueil poétique d’un genre nouveau.

Le nom de votre projet, « GéOLIPO », semble suggérer qu’il s’agit d’exploiter littérairement les contraintes du support : d’après vos expériences, en quoi le numérique vous semble-t-il susceptible de transformer notre façon d’écrire, donc aussi d’habiter le monde par les mots ?

En tant que professeur de français, la culture et les technologies numériques m’invitent à inventer de nouveaux appareils didactiques, propres à revivifier l’enseignement de la littérature au lycée. En effet, la multimodalité par exemple, induite par la révolution médiatique qui bouleverse notre culture de l’écrit, rend possibles de nouvelles pratiques de lecture et d’écriture. Je mène, dans ce sens, de nombreuses expériences en classe depuis plusieurs années qui, toutes, visent à favoriser l’éveil d’un sujet lecteur-scripteur. Mais les supports médiatiques variés, contenus en abyme dans la tablette, ne viennent pas seulement soutenir la production écrite en facilitant une certaine logistique de l’écriture, ils offrent aussi un panel de contraintes créatrices engendrées par les spécificités mêmes de chaque dispositif technique. La mise en forme, sur la scène numérique, des différents poèmes de ce projet en témoigne largement. En effet, le mode de production numérique de la pièce poétique (choix des applications pour la réalisation et/ou des plateformes de publication) est essentiel parce qu’il est à même d’augmenter, d’infléchir, voire de transcender le sens du texte initial. Que nos élèves prennent conscience de ces nouvelles formes d’expression me paraît un des défis majeurs de l’enseignement des lettres au XXIème, car relever ce défi aujourd’hui c’est leur donner les moyens d’exprimer leur propre mode de présence au monde.

En parcourant le travail de vos élèves, on ne peut que penser à des expériences contemporaines d’occupation littéraire et numérique de l’espace comme celles de Sébastien Cliche, Olivier Hodasava, Pierre Ménard, Joachim Séné … : certaines de ces références ont-elles nourri votre réflexion et/ou le travail de la classe ? En quoi vous semble-t-il intéressant d’enrichir notre pédagogie de la littérature par ses formes les plus actuelles ?

En réalité, c’est un enchaînement de faits qui m’a conduite à mettre en œuvre de tels projets. D’abord, dans l’ordre chronologique, il y a eu en 2001 la découverte de l’ouvrage de François Bon Tous les mots sont adultes, qui a laissé en moi une première empreinte. Puis à mesure qu’émergeait ce nouvel « humanisme numérique » dont traite Milad Doueihi dans son ouvrage de 2011, j’ai vécu effectivement des rencontres avec des expériences contemporaines, telles que celles auxquelles vous faites référence. La plus déterminante fut la première, à savoir l’atelier mené par Cécile Portier dans le cadre d’une résidence d’écrivain au Lycée Henri Wallon à Aubervilliers, Traque Traces. Puis, par ce biais, j’ai découvert la joyeuse tribu de remue.net, dont effectivement Pierre Ménard ou Joachim. Séné, et suivi les aventures de leurs écritures, sur Twitter en particulier. J’ai parcouru plus attentivement certaines de leurs œuvres, notamment celles qui, par exemple, sont disponibles dans la revue d’ici là. A ce sujet, pour une poétique d’inspiration urbaine, je conseille en particulier le huitième numéro consacré à la ville. Leurs publications et leurs réflexions ont très certainement nourri mon imagination pour inventer les ateliers d’écriture que j’inscris maintenant chaque année dans ma progression pédagogique, et à travers lesquels les élèves sont toujours invités à éprouver le concept même de texte à l’ère numérique. Intimement convaincue qu’il y a urgence à transformer notre didactique, à travers ces projets créatifs, je tâche de faire de la classe de lettres une sorte de fablab poétique. Et ceux qui douteraient encore de l’efficacité des élèves dans ces ateliers d’écriture buissonnière, je les invite à se souvenir de W. Benjamin : « L’oisiveté du flâneur, comme observation acharnée de la vie urbaine est au fond un travail intense ».

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

D’autres projets pédagogiques de géolittératie dans le dossier Cartographie littéraire du Café

La carte recueillant les productions des élèves

Un exemple de parcours poétique dans le tramway de Genève

Un exemple de production « L’oeil écoute les mots de la ville »

Un exemple de production « L’écho des voies »

François Bon : Tous les mots sont adultes

Milad Doueihi : Pour un humanisme numérique

Cécile Portier, Traques Traces

Pierre Ménard, Ateliers d’écriture

Joachim Séné

Le projet Oloé du monde entier

Olivier Hodasava, Dreamlands

Sébastien Cliche, atelier québécois de géopoéyoique “Gares”

Un numéro de la revue D’ici là

Sur le site de l’Institut International de Lancy