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D’où vient le ‘terrorisme’, avatar contemporain de la lutte armée, dans l’histoire récente des sociétés occidentales, européennes notamment ? Comment appréhender le passage de l’activisme rebelle à l’action destructrice chez des jeunes semant la mort tout en proclamant un idéal de justice et de vérité ? En choisissant de remonter le temps, à l’orée des années 60, dans l’Allemagne de l’Ouest, sur les traces des membres de la Fraction Armée Rouge (RAF), organisation terroriste d’extrême-gauche, le jeune réalisateur, Jean-Gabriel Périot, n’a pas peur d’affronter un sujet brûlant. Tournant le dos aux pièges du sensationnalisme ou du raccourci historique, il fait parler des documents d’archives, souvent inédits, restitue chronologiquement l’inscription des parcours individuels de ‘ la bande à Baader’ dans l’histoire de l’Allemagne d’alors. Au-delà, les partis-pris de montage, aptes à faire revivre « Une jeunesse allemande », rendent compte de la bataille idéologique de l’époque, de la violence politique et de l’usage croissant de la télévision à des fins de propagande. Ce faisant, le documentariste fait œuvre salutaire d’historien. Il jette également un regard éclairant sur notre présent.

Enfants de l’Allemagne nazie, intellectuels rebelles

Les premières images nous plongent dans l’ébullition d’une jeunesse, hostile aux gouvernants de la République fédérale de la fin des années 60. Au cours d’une manifestation, multipliant les actes symboliques, comme le détournement d’une croix gammée dessinée, un passant d’âge mûr exprime sa réprobation et se voit interpelé en ces termes : ‘mais ce sont vos enfants, monsieur !’. L’homme, stupéfait, se retourne alors, revient sur ses pas en lançant une interrogation rageuse (‘Mes enfants !?’), tend la main, obturant ainsi l’objectif de la caméra en train de le filmer et frappe violemment l’opérateur.

Cette scène quasi inaugurale place sous le signe du refoulement du nazisme le ‘destin’ des protagonistes, journaliste engagée comme Ulrike Meinhof, étudiante en philosophie comme Güdrun Ensslin, étudiant en art comme Andréas Baader ou apprenti cinéaste comme Holger Meins…Avec d’autres, ils appartiennent à cette jeunesse intellectuelle, brillante (certains sont boursiers), promise à un bel avenir, dotée de talents susceptibles de servir un pays en pleine reconstruction. Les trajectoires qui se dessinent sous nos yeux sont tout autres. Reportages réalisés par la journaliste elle-même (autour des risques pour la sécurité des travailleurs sur une chaîne de montage), intervention en tant que sociologue invitée sur un plateau de télévision, Ulrike Meinhof débat, argumente, apporte la contradiction.

De la dénonciation des injustices sociales à la soif de vérité sur la supposée ‘dénazification’ de l’appareil d’Etat, d’initiatives artistiques en participations aux manifestations collectives contre la venue du Shah d’Iran ou la guerre du Vietnam, nous les retrouvons en ‘camarades’ insérés dans un combat plus large, avant qu’ils ne se constituent en groupe séparé et enfermé dans une logique de mort, tant qu’ils croient encore aux vertus propagandistes de leurs prises de paroles et de leurs productions d’images.

Terreur meurtrière et guerre des images

Documents tournés ou créations réalisées par les protagonistes, archives des télévisions allemandes (et françaises, notamment) restituent, dans leur enchevêtrement, l’inexorable glissement de militants de la colère extrême à la systématisation de la révolte contre toutes les oppressions jusqu’à la théorisation du recours à la violence contre l’Etat et à la terreur contre les personnes (attaques de dépôt d’armes, attentats meurtriers, assassinats politiques, détournement d’avion, prise d’otage…). Sans complaisance, le réalisateur rend compte en particulier du tournant irréversible pris en 1972 par la RAF, deux ans après sa fondation et le passage de ses membres à la clandestinité : en quelques mois, plusieurs attentats faisant de nombreuses victimes sont commis. La logique terroriste culmine, en 1977, notamment avec l’enlèvement du responsable du syndicat des patrons et ancien dignitaire SS, Hans Martin Schleyer, pris en otage pour obtenir la libération de prisonniers.

Saisissante aussi, l’imbrication en parallèle avec l’évolution du langage utilisé par les représentants du gouvernement allemand pour désigner les terroristes et des moyens mis en œuvre pour les réduire à néant en une lutte sans merci. Si la ‘propagande par le crime’ voulue par la bande à Baader a échoué lamentablement (le peuple allemand ne s’est pas soulevé, les membres de la RAF ont tous péri), l’évolution des moyens de communication, en particulier à la télévision, ont joué un rôle majeur. Le direct, hors des studios, grâce au développement d’un matériel plus léger, permet la retransmission de l’arrestation de Meins et de Baader. En voyant les images de l’événement d’alors, nous saisissons en quoi cette ‘mise en scène télévisuelle hypnotique’ entre en résonance avec ‘la mise en scène policière et militaire hypertrophiée de la chasse aux terroristes’, comme le souligne le réalisateur, constatant la disparition de tout temps dévolu à la pensée et à la critique dans un tel dispositif.

Regard éclairant sur la fragilité démocratique

Par la qualité des archives, les choix de montage, le refus du commentaire au profit d’images inédites et parlantes, Jean-Gabriel Périot opère une mise en perspective nouvelle sur ces ‘années de plomb’ au cours desquelles, pendant un temps, l’Allemagne renaissante, n’a pas été capable d’apurer le passé, ni de regarder en face les errements tragiques de ses enfants, enfermés dans une logique nihiliste, poussant ainsi la logique d’Etat jusqu’à menacer les fondements de sa démocratie. A la fin du documentaire, le cinéaste Rainer Werner Fassbinder, dans une autofiction tournée en 1977, se filme en compagnie de sa mère et met en scène son trouble en cette période douloureuse (la page de ‘la bande à Baader’ est à peine tournée). Tous deux s’interrogent sur le respect des lois en fonction des circonstances et Fassbinder nous laisse face à son désarroi sur la nature de la démocratie. Avec « Une jeunesse allemande », documentaire remarquable, Jean-Gabriel Périot nous oblige à ouvrir les yeux.

Samra Bonvoisin

« Une jeunesse allemande », film de Jean-Gabriel Périot-sortie le 14 octobre 2015

Sélection ‘Panorama’, Festival de Berlin ; pris de la SCAM, Cinéma du Réel