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« Il est temps, maintenant, de « tenir parole » sur notre ambition éducative. Voulons-nous ou non une éducation qui prépare des citoyens du monde, lucides et solidaires pour le meilleur… plutôt que pour le pire ? Voulons-nous sérieusement penser nos enseignements en intégrant la question fondamentale – et terriblement concrète – de notre avenir commun ? » Dans cette tribune, Philippe Meirieu appelle à soutenir la démarche du collectif « Paris éducation 2015 » pour que les enseignants prennent leur place dans la démarche commune de COP21.

Voilà bientôt vingt ans que, chaque année en décembre, les représentants de toutes les nations se réunissent pour tenter de faire face aux défis écologiques et au changement climatique. Voilà vingt ans qu’ils tentent de s’accorder sur les moyens d’inverser les courbes exponentielles des émissions de gaz à effet de serre et de s’adapter aux bouleversements qu’elles entraînent. Leurs débats portent, chaque fois, sur les solutions techniques, économiques, fiscales, diplomatiques ou juridiques… Et les résultats se font toujours attendre !

Face à ce constat, des pédagogues, des acteurs du système scolaire, des responsables associatifs et des militants se sont réunis en juillet 2014 pour former le « Collectif Paris-éducation 2015 ». Leur but était à la fois simple et ambitieux : inclure les enjeux éducatifs et formatifs au sein des négociations climatiques et montrer la profonde solidarité des enjeux écologiques et des enjeux pédagogiques.

Depuis juillet 2014, le Collectif « Paris-éducation 2015 » a multiplié les appels et les rencontres pour parvenir à cet objectif. Des centaines de personnes issues des cinq continents ont soutenu ces démarches. Grâce à elles, l’appel a été entendu par le Ministère de l’Education Nationale français. Pour la première fois, au sein même d’une COP, une journée thématique sera consacrée, le 4 décembre, à l’éducation comme vecteur essentiel pour lutter contre les dérèglements climatiques. Plusieurs Ministres de l’Education viendront dire combien l’éducation au développement durable est un enjeu pour leur pays et pour le monde. Des experts y feront aussi un état des lieux des bonnes pratiques de changement en matière d’EDD dans les systèmes éducatifs.

Le Manifeste que nous publions aujourd’hui s’inscrit dans la préparation et la mobilisation pour cette journée. Il s’adresse à tous ceux et toutes celles qui sont soucieux de garantir la généralisation, partout sur le globe, d’une éducation capable d’apprendre à tous comment vivre ensemble à 9 ou 10 milliards d’habitants en 2050, sur une planète fragile et limitée.

« La solidarité n’est pas d’abord une valeur, c’est d’abord un fait »

D’Albert Jacquard qui m’accompagna si longtemps et fut chaque fois au rendez-vous pour défendre une éducation plus juste, plus attentive aux personnes et plus capable de faire face aux défis auxquels nous sommes confrontés, je garde plusieurs « pépites ». Et, d’abord cette phrase que je voulais mettre en bandeau de mon dernier livre et que l’éditeur trouva insuffisamment « vendeuse » : « La réussite ce n’est pas d’être meilleur que les autres, mais de devenir meilleur que soi-même ». Et puis aussi, parmi bien d’autres, cette formule lumineuse sur la solidarité : « Ce n’est pas d’abord une valeur, c’est d’abord un fait… ». Que nous le voulions ou non, en effet, nous sommes solidaires et cela à tous les échelons de « l’humaine condition » : dans une famille, un groupe d’amis, une classe, une école, un quartier, une ville, un pays, et, bien sûr, à l’échelle de la planète. Tel est le fait historique majeur de la modernité, celui qui impose de ne plus penser les phénomènes humains et naturels de manières séparées, avec des approches clivées et parfois concurrentes, mais avec une « pensée complexe », comme nous l’ont appris Jean-Louis Le Moigne et Edgar Morin.

Car la « pensée complexe » n’a rien à voir avec la « pensée compliquée » qui nous décourage ou nous désarme. Tout au contraire : parce qu’elle met en relation les phénomènes, elle ouvre des possibilités infinies à notre responsabilité et nous permet d’agir sur l’ensemble en agissant sur une de ses parties. Elle nous offre une multitude de leviers, à la portée de chacun et de tous et elle nous permet de nous savoir réellement « acteurs », quoi que nous fassions… Parce que rien, pas le moindre geste, n’est indifférent sur l’écosystème humain et naturel, nous reprenons du pouvoir là où la technocratie ambiante ne cesse de nous expliquer que nous n’en avons point. Parce que, en modifiant ici une attitude à l’égard d’autrui, là un comportement, ailleurs une vieille habitude, nous faisons bouger inévitablement l’ensemble et reprenons une partie du pouvoir que l’on nous a confisqué.

La réalité est polyfactorielle

Les éducateurs le savent bien : une personne n’est jamais réductible à une analyse monofactorielle. Des difficultés d’attention, des problèmes d’orthographe ou de discipline ne relèvent jamais seulement d’un seul facteur : ils sont liés à une histoire singulière où interagissent une multitude de phénomènes, sociaux, psychologiques, cognitifs, scolaires, sanitaires, etc. Et l’on peut – l’on doit – s’efforcer de collaborer avec tous ceux et celles qui peuvent concourir à restaurer les équilibres fondamentaux de l’enfant. C’est pourquoi le partenariat avec les familles, les travailleurs sociaux, les médias, etc. n’est pas un choix éducatif parmi d’autres, il est la condition d’une action qui s’efforce de recréer l’écosystème au sein duquel le sujet pourra mieux se développer…

Et tout enseignant mesure, au quotidien, à quel point la classe est aussi un écosystème où tout agit sur tout : l’environnement matériel, la décoration, l’emplacement du mobilier, la nature des ressources, la manière de poser sa voix et de donner des consignes, le regard lui-même, à chaque instant, peut faire de ce milieu là un milieu favorable aux apprentissages et au développement de chacune et de chacun dans un collectif solidaire… ou une cocotte minute incontrôlable. Et, bien sûr, il en est de même de la famille comme de tout groupe social, des quartiers de nos villes comme des villages ruraux ! Il en est de même au niveau de la planète tout entière.

« L’éducation à l’environnement » : un oxymore ?

C’est pourquoi il ne saurait y avoir une éducation qui ne soit pas une éducation à la solidarité. L’École, en ce qu’elle a de meilleur, est là pour ça : permettre à l’enfant de sortir de son narcissisme enfantin, l’aider à comprendre qu’il n’est pas tout seul, que sa famille n’est pas la seule famille (ni même le modèle de toutes les familles), qu’au-delà de la sphère de son immeuble comme de celle de sa communauté, il y a, en des cercles concentriques qui doivent s’agrandir au fur et à mesure de ses apprentissages, tout un « monde solidaire » dans lequel il occupe une place et sur lequel, avec lequel, il peut agir. Ainsi, « l’éducation à l’environnement » est une sorte d’oxymore : toute éducation est éducation à l’environnement. Tout apprentissage est apprentissage des interactions que les humains peuvent avoir entre eux et de la solidarité fondatrice avec la planète où ils vivent…

Dans une conférence que j’avais donné en 2001, à l’UNESCO, à l’occasion du rassemblement Planet’Ere (1), j’avais tenté de montrer à quel point l’histoire de la pédagogie était liée à celle de l’émergence de l’écologie (au sens large du terme) : de Rousseau à Freinet, de Makarenko à Decroly, Montessori ou Cousinet, les pédagogues ont toujours considéré que la découverte de la « nature » était absolument essentielle au développement équilibré de l’enfant. D’abord, bien sûr, parce qu’elle permet des apprentissages fondamentaux et relativement simples : « Ce n’est pas en criant sur une tomate ou en la brutalisant qu’on la fera pousser plus vite ! ». Ensuite, parce qu’en travaillant avec les autres et avec la nature, l’enfant, guidé par le pédagogue, peut passer du « je » au « nous », d’un « monde objet » à un « monde projet », d’une réalité qui fascine, sidère et invite à la possession compulsive à une réalité qui est progressivement construite comme un « bien commun » dont chacun peut et doit prendre soin.

À cet égard, il y a une profonde complémentarité entre l’« éducation à l’environnement » et l’« éducation à la citoyenneté » : l’une et l’autre se donnent pour objectif l’émergence d’un sujet conscient, capable d’une pensée complexe qui lui permette d’agir en toute conscience de cause, dans un monde plus juste et solidaire. Une pensée qui anticipe les conséquences de ses actes pour juger de leur bien-fondé. Une pensée qui sait que chaque sujet est solidairement responsable de notre avenir commun.

L’épuisable et l’inépuisable

Tout le monde en accepte le principe aujourd’hui : devant les graves crises qui nous menacent, devant le dérèglement climatique et ses conséquences terribles (la faim et les épidémies, les conflits de toutes sortes et l’accroissement des réfugiés, etc.), nous ne pouvons pas continuer à « fonctionner », dans nos sociétés occidentales, sur le mode de l’égocentrisme enfantin, enfermés dans nos bulles et recherchant, avant tout, notre satisfaction personnelle immédiate. Il nous faut prendre soin, tout à la fois et en même temps, du monde et de ses habitants. De là, une multitude de combats déjà largement engagés : contre le pillage de nos richesses matérielles, pour les droits humains et la justice, en faveur d’un nouveau modèle de développement, national et international.

C’est pourquoi deux questions doivent impérativement être traitées en même temps : celle de l’irréversibilité des dégâts que nous faisons subir à la planète et celle de notre capacité à mobiliser l’intelligence des humains pour qu’ils puissent construire ensemble un monde habitable et solidaire. Deux objets de travail et de lutte doivent donc nous occuper prioritairement : l’énergie et l’éducation. L’épuisable et l’inépuisable.

En effet, la sobriété énergétique vers laquelle nos pays devront inévitablement se diriger ne sera « heureuse » que si nous sommes capables d’offrir, en lieu et place de la frénésie consommatrice à laquelle se livrent les privilégiés et à laquelle aspirent les exclus, de nouvelles satisfactions : dans le partage des savoirs, la création culturelle et le débat démocratique. Or, tout cela n’est possible qu’en faisant de l’éducation au sens large – éducation scolaire, sociale et familiale, formation initiale et continue, culture et éducation populaire – une priorité. Une priorité pour que nos enfants découvrent, tout à la fois, la finitude et la fragilité de notre planète… et la richesse de la culture et des ressources humaines qui peuvent permettre de garantir un avenir heureux pour toutes et tous.

Tenir parole

On dira que voilà de bien grands mots sur lesquels l’accord général pourra se faire sans difficulté. En effet ! Les déclarations généreuses sont légion et la « pédagogie intentionnelle », à l’image de la « politique intentionnelle », fait aujourd’hui florès. On annonce les choses avec d’autant plus d’emphase que l’on s’exonèrera plus tard du travail – nécessairement lent et obstiné, quotidien et tenace – qui permettrait de commencer à les réaliser.

Et l’on ne dira jamais assez à quel point ces effets d’annonce, que ne suivent aucun acte concret ni aucune mobilisation collective constructive, sont ravageurs… pour le climat politique, le climat éducatif… et le climat tout court ! Rien ne ruine plus notre avenir que cette incapacité à tenir parole !

L’éducateur le sait bien : il peut mesurer au quotidien les effets de ces « décisions de jour de l’an » qu’on prend parfois sous le coup de la colère ou dans un sursaut de bonnes intentions. L’enfant laisse passer l’orage ou regarde ces promesses avec une ironie à peine voilée… il sait que cela ne tiendra pas sur la durée et que les « bonnes vieilles habitudes » reprendront très vite le dessus ! Comment espérer alors avoir du crédit à ses yeux ?

C’est pourquoi il est temps, maintenant, de « tenir parole » sur notre ambition éducative. Voulons-nous ou non une éducation qui prépare des citoyens du monde, lucides et solidaires pour le meilleur… plutôt que pour le pire ? Voulons-nous sérieusement penser nos enseignements en intégrant la question fondamentale – et terriblement concrète – de notre avenir commun ? On entend partout que la COP 21 sera décisive. On espère que les chefs d’État y prendront des engagements forts et concrets. On veut croire que les États tiendront parole. Et si on le faisait aussi en éducation ?

Philippe Meirieu

Le manifeste

Le collectif

NOTE

(1) http://www.meirieu.com/ARTICLES/MONDE OBJET_PROJET-RTF.pdf