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L’Ecole peut-elle être efficace sans faire réellement apprendre ? A l’heure où le paradigme du système éducatif Français évolue à travers un nouveau socle commun, Frédéric Guellec, enseignant d’EPS de l’académie d’Aix-Marseille et interlocuteur académique pour le numérique nous propose un cadre synthétique et analytique pour interroger les pratiques pédagogiques et les outils (numériques ou pas) au service de l’élève actif et auteur de ses apprentissages.

Sur quoi porte votre réflexion en ce moment ?

Je lisais récemment dans une allée de l’exposition universelle (Milan – 2015) : « Les enfants sont l’énergie du futur » ; mais quelle énergie ? Pour quel futur ? A l’heure où nous sentons qu’il faut sortir des ornières, tenter de nouveaux paradigmes, trouver de nouvelles cohérences, ma réflexion porte sur cette énergie et plus précisément sur celle, originelle, à la source des apprentissages. Comment interagir avec chaque apprenant sur cette énergie, cette mobilisation au cœur de l’apprendre ? En tant qu’enseignant, cette problématique nous positionne à un point clé : susciter et entretenir l’énergie pour le futur…

Cette réflexion se veut opérante à partir de fondamentaux pédagogiques éclairés par des sciences cognitives fécondes. Comment refonder un système éducatif pour le futur sans nourrir une pensée pédagogique complexe (critique, créative et responsable) ? Comment déjouer les pièges de ce numérique qui s’immisce dans tous nos temps de vie sans devenir auteur d’une culture numérique scolaire au service de l’apprendre ?

Pourquoi cette publication ?

Cette publication fait suite à d’autres productions personnelles sur le thème du « numérique au service des apprentissages ». Je milite pour un numérique choisi et non subi… Depuis plusieurs années et différents plans numériques de plus ou moins grande échelle, la question numérique oriente et accapare le débat pédagogique ; comme si le numérique avait le pouvoir, à lui seul, de générer l’efficacité pédagogique. Cette approche univoque représente selon moi un écueil. Je tente, dans cette publication, un rééquilibrage en plaçant le centre de gravité sur l’apprentissage.

Concernant les apprentissages, on peut constater que les enseignants du secondaire (toutes disciplines confondues) sont très loin d’une culture commune. Ce texte avance des connaissances reconnues sur l’apprendre et aide à interroger les pratiques pédagogiques et leurs outils. Pour gagner en efficacité, il faudrait dorénavant unir nos forces à partir de connaissances professionnelles et scientifiques partagées ; cette publication représente un pas parmi d’autres comme notre Conservatoire EPS initié par Alain Rhéty…

Justement, où se trouve le centre de gravité ?

Chaque établissement garde l’équilibre à sa façon ; le centre de gravité se définit ainsi localement. Mais dans ce collège unique devenu multiple, j’avance l’idée que les inégalités scolaires sont accentuées par des formes de pratiques pédagogiques alors que d’autres approches pourraient les réduire. Enseigner n’est pas apprendre…

Déplacer le centre de gravité sur l’apprendre, c’est bâtir une culture scientifique commune concernant l’élève (comprendre et appréhender l’hétérogénéité des apprenants) et l’élève face aux savoirs (créer un réel état d’apprentissage pour chacun d’eux), pour permettre, dans un second temps, un diagnostic partagé sur ce qui marche mal, ne marche pas ou ne marche plus. Voilà un centre de gravité salvateur au service d’un combat pédagogique collectif.

Pour d’autres, ce centre de gravité devrait être déplacé plutôt sur l’autorité à reconstruire, celle de l’enseignant, celle de l’institution. Mais le combat pédagogique sert aussi l’autorité. Une autorité éducative qui puiserait sa force dans la cohérence des organisations, la bienveillance des adultes, l’efficacité pédagogique et la pertinence des savoirs. D’aucuns accusent notre société, ses maux et ses dérives, de saper le travail. Face à chaque discordance de la république, l’école est effectivement en souffrance. Nous savons ces désordres parfois si graves que le havre scolaire s’écroule ; faits rares mais toujours insupportables. Si le « dehors » est en désordre, donnons au « dedans », notre école, force d’exemplarité autant que faire se peut. Un collège est une microsociété qui a besoin de cohérence et de confiance ; une microsociété bâtie à partir de savoirs universels, humanistes, disciplinaires et transversaux ; des savoirs pour la vie, pour grandir ensemble, s’élever.

Vous évoquez des connaissances professionnelles et scientifiques partagées, qu’entendez-vous par là et quelles sont-elles ?

Les connaissances professionnelles sont aujourd’hui bien relayées et actualisées par les sites EPS académiques et nationaux, sans oublier les sites de nos collègues organisant une veille pédagogique ou des partages de ressources professionnelles. Les connaissances scientifiques sur l’apprentissage pouvant influer sur nos pratiques sont riches et stimulantes. Derrière le générique « apprenant » se cache un élève singulier caractérisé par un profil d’intelligences multiples, des conceptions, des croyances ; élève qui se distingue ainsi par certaines propensions, mais aussi des velléités voire des blocages.

La dimension sociale des apprentissages est également une donnée fondamentale : la coopération, l’entraide sont des entrées incontournables au service de l’apprentissage. Quant aux savoirs, leur organisation, aussi rationnelle soit-elle dans le temps et l’espace, n’est pas un gage de transmission. L’enjeu, c’est l’engagement de l’apprenant, sa mobilisation face à ces mêmes savoirs : un apprenant auteur de ses apprentissages. Mais comment susciter et entretenir pour chaque élève un état d’apprentissage ? Dans ma publication, je propose un concept : VPS³ (Vouloir, Pouvoir, Savoir³ [Savoir préalable, Savoir de/sur soi, Savoir objectif]). Ce concept, centré sur l’énergie nécessaire à l’apprentissage, met en évidence 2 dynamiques fondamentales : la première est la nécessaire connexion entre le « Savoir-préalable » (qui caractérise notamment les conceptions de l’apprenant) et le « Savoir-objectif » attendu par l’institution. Une connexion pour mettre en tension et donner du sens à ce qui va engager l’enseignant et ses élèves ; une connexion pour susciter cette mobilisation initiale vers l’apprentissage.

La deuxième dynamique caractérise le « Vouloir » de cet apprenant face au « Savoir objectif ». L’énergie de ce « Vouloir » va dépendre de la possibilité qui lui sera donnée de « Pouvoir » (agir, faire) mais aussi de « Savoir » ce qu’il fait et comment il le fait. Avec les outils numériques, justement, nous pouvons accroitre notre capacité à faire du « Pouvoir » la base des réflexions de l’élève et du « Savoir » un des moteurs de ses actions. Ce sont les premiers pas vers l’autonomie…

Si vous deviez illustrer vos propos, quel exemple parlant prendriez-vous ?

L’exercice est délicat car derrière un exemple que vous souhaitez parlant se cache un contexte, le centre de gravité dont nous parlions avec de nombreuses années d’engagement collectif et pédagogique au service d’un projet EPS.

Cette remarque étant faite, je vous propose d’appréhender le concept de mobilisation « VPS³ » à travers un nouveau cycle, une première leçon de danse avec une classe de 6ème… (Retrouvez cet exemple en vidéo sur le Conservatoire EPS d’Aix-Marseille). D’aucuns considèrent que se tiennent alors devant vous 7 profils types d’élèves (agités, passifs, détourneurs, opposants, négativistes, sélectifs, angoissés) prêts à s’engager à leur façon… En cohérence avec nos propos qui précèdent, chacun de ces élèves est détenteur d’un « Savoir-préalable », comprenant notamment une perception singulière de la danse. Ma première mission sera de connecter mes élèves à ce en quoi je crois ; à ce qui justifie ma présence auprès d’eux à travers cette activité et son cadre institutionnel (Socle/Programme). Maitrise de soi, voilà une entrée ludique qui va se révéler pour chacun dans l’action : jeux de coordination motrice, travail sur le rythme, la qualité des appuis à travers le son des impacts au sol… Des jeux avec l’autre pour tester sa concentration et rester imperturbable. Par le biais de ces mises en « je », du plaisir d’essayer, de la possibilité de rater, du partage de ce que l’on ressent, une certaine idée de la danse contemporaine va être partagée pour se substituer aux croyances de chacun. C’est un départ… Le « Savoir-objectif » se dévoile ; nous le centrerons sur la maitrise de soi au service de la transmission de l’émotion.

Transmettre de l’émotion, c’est se soucier de l’autre. Le ressenti du public va ainsi aider les danseurs à construire « l’état de danse » recherché.

Les élèves expriment leur « Pouvoir » de faire, de créer, dans le rapport confiant au public qui en retour exprime un ressenti. Ces retours, qui se précisent dans leur verbalisation et s’éclairent par la vidéo, alimentent le « Savoir » de ce qui est fait et du comment c’est fait. La dynamique « VPS³ » opère alors : chacun s’implique, s’engage et produit des choses surprenantes de qualité, de concentration et d’intensité. L’autonomie créative est en marche.

Et dans le cas où les élèves détiennent un « Savoir-préalable » peu compatible avec le « Savoir-objectif » ?

Retrouvons l’approche « VPS³ » avec du demi-fond, une classe de 4ème et un « Savoir-préalable » souvent peu enclin à une mobilisation spontanée… Un « Savoir-objectif », en revanche, qui demandera nécessairement un engagement fort : concrétiser sa VMA et construire la meilleure performance possible dans un projet qui enchainera 3 courses (de 3 à 9 minutes).

Il s’agit pour l’enseignant de connecter le « Savoir-préalable » au « Savoir-objectif ». Afin de susciter cette accroche, je propose un projet avec des expériences diverses allant de la marche à la course rapide. Il sera question, pour chaque élève, de mettre en relation une vitesse en Km/h, un niveau d’essoufflement, un ressenti global (qualifié sur une échelle de 0 à 5 => 0=Trop facile à 5=Extrêmement dur) et une intensité d’effort objectivée par la fréquence cardiaque (on s’assurera que la prise de pouls est une compétence acquise). Les élèves vont alors explorer différentes allures de déplacement sur des séquences de 3 minutes (le nombre de plots franchis espacés de 50m permettant d’objectiver leur vitesse moyenne de déplacement). A la fin de chaque séquence, on reporte toutes les informations recueillies sur une feuille individuelle. Ces données diverses sont discutées, explicitées. Cette première mise en projet, où chacun mobilise un « Vouloir » et un « Pouvoir » accessibles, est aussi l’occasion de mettre en tension vers le « Savoir-objectif ». J’avance ainsi le côté utilitaire de ce qui va être abordé à travers la notion de santé et d’entrainement (les bénéfices de la course régulière pour son équilibre, sa santé, son bien-être ; la progressivité dans l’atteinte d’un objectif de performance qui peut paraitre inaccessible…); je mets en évidence l’extraordinaire « machine humaine », ses potentialités et ses vitesses maximales de course selon les distances. On porte un regard différent sur soi. On « écoute » sa façon de courir, de poser ses appuis, de respirer durant l’effort. On ressent les effets d’un effort soutenu et notre capacité à l’endurer ou pas.

Face à l’objectif « estimation de sa VMA » et une intensité d’effort à mobiliser conséquente, des freins vont apparaitre… Le vécu de chacun apporte une certaine lecture de l’effort et une capacité à l’endurer. Avant d’aborder un premier test VMA, il m’apparait important de mettre en cohérence des ressentis avec des données plus objectives d’essoufflement, de vitesse et de pulsations par minute. Comment s’engager dans ce test si je n’ai pas apprivoisé au préalable cette intensité d’effort. Faute d’expérience, je peux dire avoir été « à fond » au bout de 6 minutes avec « seulement » 160 pulsations/minute. Et voilà une VMA qui n’en sera pas une. Comment lever les freins et atteindre une VMA avec une intensité valide ? Effectué lors de la première séance du cycle, il y a peu de chance qu’un test VMA apporte des résultats adéquats. C’est un apprentissage en soi qui va demander du temps ; chacun devra gravir son Everest. C’est d’ailleurs un excellent test de motivation. Il faudra, pour beaucoup d’élèves, explorer des intensités et des effets inconnus ; il faudra donc accompagner, expliquer les phénomènes physiologiques et psychologiques, partager ce que l’on ressent , encourager et rassurer. L’hétérogénéité du groupe peut devenir intéressante si l’on favorise l’aspect solidaire.

La suite, c’est de l’entrainement sur des allures cibles diverses qualifiées de zone verte, jaune, orange ou rouge, et identifiées par un vécu partagé par tous. C’est alors souligner l’importance des temps de repos ; c’est suivre l’évolution de son entrainement à partir d’une série type ; c’est alimenter son projet à partir de toutes ses expériences d’entrainement.

Favoriser l’engagement et l’autonomie dans ce cycle, c’est s’assurer que chaque élève détient toutes les informations et le vécu pour faire, savoir ce qu’il fait, comment et pourquoi il le fait. Un carnet d’entrainement en ligne est également mis à la disposition de tous pour stocker les données recueillies lors des séries d’entrainement (peu d’élèves l’utilisent actuellement mais ces données constitueraient une bonne matière pour des approches transversales).

Justement, comment opérationnaliser et finaliser votre enseignement ?

En dehors des épreuves propres au Diplôme National du Brevet, la notation est construite avec les élèves : on relève les critères qui nous semblent pertinents, on attribue les points, on teste de façon formative et on valide de façon sommative. La note est ainsi comprise et partagée. La dynamique « VPS³ » est entretenue en même temps qu’un état d’apprentissage pour chaque élève.

Un mot sur le numérique que je considère comme un outil parmi d’autres mais surtout un outil pas comme les autres. Son système d’influence est tel dans nos sociétés qu’il opère tous azimuts des changements massifs et durables, pour le meilleur et le pire. Il nous revient d’en faire un levier pédagogique de qualité et de servir une culture numérique éducative.

Pour conclure, vos propositions invitent à questionner sa pratique. D’ailleurs, selon-vous, quels sont les leviers pour permettre l’évolution des paradigmes ?

Nous sommes le 15 novembre 2015, 2 jours après les attentats à Paris.

J’écrivais plus haut que face à chaque discordance de la république, l’école est en souffrance. Notre monde est discordant, incohérent et notre havre scolaire tellement malmené. A l’heure où les communautés humaines se fragmentent, où la ségrégation s’impose, quid de la mixité sociale et des inégalités scolaires dans nos établissements ? Après les REP et REP+, verra-t-on poindre les REP++ et plus encore ?

Mon combat contre l’obscurantisme est pédagogique. Ma démarche réflexive. Ce combat pédagogique ne doit jamais exclure mais rassembler. Face à nos populations bigarrées, que pourrions-nous faire concrètement pour réduire les inégalités ?

La refondation de notre école nécessite une réforme de nos pensées. Notre légitimité disciplinaire doit s’enrichir d’une pensée complexe (cette pensée qui relie chère à Edgar Morin – Complexus : ce qui est tissé ensemble). Dans ce paradigme de la complexité, il faut changer d’échelle et valoriser les leviers collectifs : l’étendard disciplinaire doit être porté en équipe ; la communauté éducative doit montrer sa capacité à agir collectivement au service de la réussite de tous.

Le concept « VPS³ » constitue à la fois une sensibilisation et un outil pour un questionnement pédagogique. Une goutte d’eau parmi d’autres à partager… L’occasion de vous remercier pour votre travail et vos gouttes d’eau. Toutes ces intentions constituent une belle source, à nous d’y puiser l’énergie pour un monde meilleur.

Par Antoine Maurice et Benoit Montégut

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