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« L’interdisciplinaire n’a de sens que s’il s’appuie sur un disciplinaire solide : c’est là que se joue l’échec ou la réussite » Claire Pontais, secrétaire nationale du Snep Fsu, soulève les enjeux des EPI au cœur de la réforme du collège. Le centre EPS et société organise jeudi 10 décembre un colloque intitulé EPS et Interdisciplinarité.

Le centre EPS et Société organise un forum sur la thématique de EPI, paradoxalement vous évoquez les enjeux cachés de l’interdisciplinarité, quels sont-ils?

Les enseignants d’EPS participent depuis longtemps à des dispositifs interdisciplinaires. Nous n’engageons donc pas un débat « pour ou contre l’interdisciplinarité », cette question n’a pas de sens pour nous. Mais par contre, plus nous écoutons les arguments des promoteurs de l’interdisciplinarité, plus nous doutons de leurs intentions « pédagogiques ». La réforme du collège présente l’interdisciplinarité comme LA solution à l’échec scolaire des élèves en l’opposant au disciplinaire : l’interdisciplinaire aurait du sens quand le disciplinaire créerait de l’échec, la pensée complexe serait obligatoirement interdisciplinaire. Dans ce panorama, il n’est jamais question de complexité des savoirs disciplinaires eux-mêmes, de formation épistémologique et didactique nécessaire pour faire réussir tous les élèves, et encore moins d’effectifs de classe…. Si vous ajoutez à cela 24 millions et la réquisition de toute la formation continue pour « vendre » la réforme à marche forcée … il y a de quoi trouver cela suspect, non ? !

Que cache donc cette interdisciplinaire qui joue contre le disciplinaire ? Nos décideurs n’ont-ils pas trouvé là un nouveau cheval de Troie pour modifier en profondeur le rôle de l’école, réduire ses ambitions pour les élèves les plus fragiles, et tenter une nouvelle fois de remettre en cause le statut des enseignants du second degré pour tendre vers des « profs de socle » ? La question mérite d’être posée…

Qu’il y ait des projets interdisciplinaires, d’accord, mais pas au détriment de l’apport spécifique des disciplines. En EPS, ça passe notamment par une quantité de pratique physique suffisante. Or, il faut se rappeler que le premier projet de la réforme collège diminuait l’horaire EPS d’une heure en 6è (passage de 4h à 3h) et de 30 mn en 5è, 4è, 3è. Le SNEP-FSU a réussi à peser pour conserver l’horaire actuel, mais aussitôt après, notre discipline s’est vue affublée de programmes vidés de contenus au profit de grandes généralités éducatives… mettant en avant sa contribution aux apprentissages dans les autres disciplines. L’EPS a également perdu son évaluation sur des contenus spécifiques au brevet, elle pourra être évaluée à l’oral (oui oui !) dans les EPI, et ne contribuera qu’à l’évaluation du socle, «en partage» avec les arts. Au final, notre discipline garde ses horaires, certes, mais se trouve fragilisée dans ses contenus spécifiques. On entend déjà « mais vous aurez une grande place dans les EPI », « les EPI donnent de l’importance à l’EPS »…Peut-être… mais, l’interdisciplinaire n’a de sens que s’il s’appuie sur un disciplinaire solide : c’est là que se joue l’échec ou la réussite.

Pour répondre à la question posée, oui, derrière cette réforme présentée comme réforme pédagogique, se cachent assurément des enjeux politiques et économiques. Lors de notre journée d’étude, nous voulons les élucider avec divers invités comme Yves Lenoir, père de l’interdisciplinarité au Québec qui en pointe aujourd’hui les dérives et Jean Pierre Terrail du GRDS qui analyse la constante évolution du système éducatif vers une offre scolaire de moins en moins ambitieuse, depuis le « tout compétences » jusqu’aux « éducations à », en passant aujourd’hui par l’interdisciplinarité.

Justement vous évoquez les difficultés et les fausses illusions québécoise au sujet de l’interdisciplinarité?

Beaucoup de chercheurs sont convaincus de l’intérêt de l’interdisciplinarité, mais ils mettent en avant un certain nombre de conditions pour que la rencontre entre deux ou plusieurs disciplines permettent des acquisitions intéressantes. Yves Lenoir par exemple, rappelle qu’elle est un moyen et non une fin. Après plusieurs années d’expérimentations, il pointe trois dérives. Celle de « réduire les disciplines à de simples adjuvants, dépouillées de leur raison d’être (…) éliminant la démarche de conceptualisation pourtant fondamentale », celle « d’en venir à la suppression pure et simple des disciplines scolaires pour les remplacer par des thématiques à résonance sociale ou économique : éducations à la paix, la santé ou à l’environnement »1 et enfin, celle consistant à se limiter à une juxtaposition des disciplines autour d’un thème, sans réelle intégration des savoirs.

En EPS, nous ne sommes pas du tout à l’abri de ces dérives. J’ai réalisé pour notre journée d’étude, une analyse de contenus de 4 numéros de la revue EPS, soit 27 articles, la plupart relevant de la rubrique « pluridisciplinarité ». Que constate-t-on ? 8 projets seulement sont réellement interdisciplinaires. Ils correspondent à des pratiques connues qui font elles-mêmes référence à des pratiques sociales qui mobilisent des savoirs de différentes nature : la danse, couplée aux arts, et/ou à la littérature ou l’histoire ; l’athlétisme couplée aux maths ou au numérique. La course d’orientation enrichie de géographie, ou les jeux collectifs enrichis de lecture/écriture de règles, à l’école primaire. Un grand nombre de projets juxtaposent plusieurs disciplines sans que des liens réels se tissent entre elles. Ils sont souvent « évènementiels » : un rallye vélo lié à une découverte de lieux de mémoire, un projet sur l’olympisme, une rencontre CM2-6è, etc. mais sans qu’on sache qu’elle est la part d’EPS, donc de pratique physique.

Il y a aussi de nombreux projets labellisés « éducation à ». Education à la santé signifie qu’on ajoute un atelier sur l’hygiène ou le secourisme ; éducation à la sécurité que l’on fait tout simplement de l’acrosport ; éducation au développement durable, une APPN. Il s’agit en fait de disciplinaire, pourquoi le labelliser désormais interdisciplinaire ? On trouve aussi beaucoup de projets où l’EPS est « au service » des autres disciplines. Des projets où l’APSA devient explicitement le support d’apprentissages autres que EPS (maths, langage..), avec un intérêt sans doute mais aussi le risque réel que l’élève– mis en situation d’apprendre en même temps à courir et à compter à l’école primaire par exemple– ne sache plus identifier les apprentissages visés.

Yves Reuter, chercheur en Sciences de l’Education à Lille3 nous met en garde : « L’élève n’est peut-être pas à la croisée des disciplines mais immergé dans des zones aux contours flous et au sens incertain» , ce qui renforce les malentendus scolaires et donc les inégalités. Ce chercheur estime que dès le primaire, les élèves ont besoin d’avoir une « conscience disciplinaire». D’autres projets mettent aussi en avant l’EPS comme « savoir empirique » pouvant donner du sens à d’autres disciplines. Si cet aspect est intéressant pour les sciences, les maths, etc. il ne doit pas faire perdre à l’EPS sa spécificité qui consiste à acquérir des pouvoirs moteurs, relationnels, cognitifs liés à l’étude des APSA.

Pour finir sur les dérives, 7 articles labellisés pluridisciplinaires n’en ont que l’étiquette. Exemples : un prof de techno fait des calculs dans le gymnase, c’est pluridisciplinaire. Un enseignant utilise le numérique pour évaluer, ses élèves eux ne l’utilisent pas, c’est pluridisciplinaire. Cinq pratiques d’EPS habituelles sont labellisés pluridisciplinaires uniquement parce qu’elles mettent l’accent sur le fait que les élèves dialoguent, réfléchissent, ou sont amenés à se mettre à distance de l’action via des fiches d’observation/évaluation. Classer ces enseignements dans l’interdisciplinarité, révèle au fond une conception faible de l’EPS, réduite à un « gigotage » sans réflexion, puisque toute réflexion semble relever d’une autre discipline !

Notre réflexion va donc se tourner vers les conditions à réunir pour qu’il y ait une véritable interdisciplinarité. Pour cela, nous allons d’abord prendre le temps de revenir sur la notion même de discipline. Si l’on s’appuie sur la recherche, notamment en didactique, les disciplines sont des constructions sociales qui proposent, chacune, une façon « extraordinaire » de penser et d’agir. Cela se distingue donc de la pensée commune ou de l’action usuelle. Cette définition convient très bien à l’EPS. Nous devons réfléchir ensemble –praticiens et chercheurs – à une interdisciplinarité qui nous amène, soit à réaliser des choses différentes, nouvelles, par rapport à ce que proposent les disciplines, soit à étudier et comprendre un objet que chaque discipline ne pourrait appréhender avec ses seuls outils disciplinaires. Autrement dit à une interdisciplinarité qui s’appuie non seulement sur des disciplines « solides », mais qui approche l’objet ou le projet de façon elle aussi « extraordinaire ». Sans cet effort, l’interdisciplinarité risque de n’être – nous dit Christian Orange – qu’un « inter-café du commerce » et il n’y a pas besoin d’Ecole pour cela !

Mais, les collègues font déjà des projets interdisciplinaires, pourquoi ne se lanceraient –ils pas dans l’aventure des EPI ?

Les projets interdisciplinaires actuels qui se font en partenariat choisi, la plupart du temps avec des moyens supplémentaires ou avec une désorganisation momentanée des emplois du temps (stages, semaine à thème, etc). Si on passe à la généralisation et l’imposition, qui nous assure aujourd’hui que les projets actuels pourront perdurer ?

L’obligation de faire des nouveaux projets menacent obligatoirement les projets existants. De plus cette obligation remet en question les collaborations actuellement choisies. Demain, le contenu des projets (ainsi que le collègue-partenaire) pourra être imposé par le conseil pédagogique et le CA. Que décidera le professeur d’EPS face à un projet « corps / santé » où la quantité de pratique physique sera très faible ?

Cela ne condamne pas bien entendu l’interdisciplinarité, dans son principe. Mais ça questionne indéniablement la réforme, le peu de réflexion pédagogique, pratique qu’il y a derrière, sa temporalité. N’importe quel pédagogue comprend qu’on a brûlé les étapes. Il aurait fallu d’abord retenir les principes conduisant à de la vraie interdisciplinarité, élargir les expérimentations, former les enseignants, évaluer les résultats (nous avons fait un recensement de la recherche sur ce sujet, et on peut dire sans se tromper que pour l’instant, du point de vue de l’ambition de lutte contre l’échec, la démonstration de son efficacité n’est pas faite), et ensuite généraliser. Évidemment c’est un temps long mais pédagogiquement, c’est raisonnable. Ce qui n’est plus raisonnable, c’est le temps politique.

Quelles conséquences en EPS ou au sein de l’établissement notamment au niveau organisationnel?

L’organisation est le premier problème auquel tout le monde va se heurter… Tous les indicateurs concordent, y compris venant du syndicat des chefs d’établissement qui a soutenu la réforme ? Cela va se solder par une extrême diversité, chaque établissement va devenir un cas de figure. En fait l’expérimentation se fait en marchant, sur le dos des professeurs et des élèves. Les emplois du temps vont être impossibles à gérer, sauf à labelliser « interdisciplinaires » des projets qui n’en seront pas, sans oublier que l’imposition des EPI vient percuter la totalité des projets existants : dédoublements, soutien, heures « ajoutées » pour la natation, la réalité de l’occupation des locaux, et pour nous des installations sportives, etc.

Le deuxième problème prévisible est celui de la concurrence entre disciplines. Tous les corps d’inspection de toutes les disciplines tiennent aujourd’hui les mêmes discours : jeter vous sur les EPI et l’AP pour récupérer du temps disciplinaire. On a eu exactement le même cas de figure avec l’accompagnement personnalisé dans les lycées qui devient massivement du temps de « soutien » dans telle ou telle discipline. De plus, cette gestion se fait non pas en fonction des besoins des élèves, mais dans de nombreux cas pour « ajuster » l’emploi du temps professeur. Qui peut croire que dans ce rapport de forces internes, l’EPS, massivement, va sortir gagnante ?

Pour revenir au colloque que nous organisons, l’objectif est se construire un regard lucide d’abord sur l’interdisciplinarité elle-même. Le centre EPS & Société ne s’attachera pas aux conditions pratiques, c’est le rôle des syndicats, mais nous savons déjà que la réforme engagée va au bout du compte pervertir et décrédibiliser le principe même de l’interdisciplinarité.

L’objectif du séminaire est mieux cerner ce qui est aujourd’hui une catégorie ou une modalité pédagogique aux contours flous.

Par Antoine Maurice et Benoit Montégut

Le centre EPS et Société

Note:
[1]. Y.Lenoir, A. Hasni, Le curriculum québécois, « Cahiers pédagogiques », n°100, mai 2015 (Croiser les disciplines)