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Les lycéens d’Alfred-Nobel ont écrit un livre. La preuve qu’à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), derrière les images éculées d’émeutes, on peut être jeune, poète et sensible. Et que l’école permet une formidable ouverture. Une élève et une prof racontent l’atelier d’écriture.

L’écrivain Tanguy Viel, qui avait fait une première résidence à Alfred-Nobel en 2012, est revenu l’an dernier. Ces résidences sont financées par la Région Ile-de-France (1): durant de deux à dix mois, des auteurs s’installent dans l’établissement, y font vivre la littérature avec les élèves tout en menant un projet personnel .

De janvier à mai 2015, Tanguy Viel a animé des ateliers avec 3 classes – une seconde et deux terminales (une technologique et une générale). Il rencontrait chacune une heure par semaine, durant l’heure d’accompagnement personnalisé (AP).

En 2012, il en était sorti un premier livre (2). Dans le second, « Autour il y a les arbres et le ciel magnifique… » (3), les lycéens décrivent leurs impressions, leurs sensations, pour traduire ce que signifie, pour eux, vivre à Clichy-sous-Bois.

Tanguy Viel précise en introduction qu’il a assuré « la sélection, le montage et la construction du texte » final. Mais toutes les phrases retenues sont des élèves.

Sakina, une inconditionnelle

Sakina Bahri a 20 ans. Elle était en première à Alfred-Nobel lorsque Tanguy Viel a fait sa première résidence. Aujourd’hui, elle est étudiante en deuxième année de lettres modernes à l’université Paris 3. Plus tard, elle s’imagine prof de français ou de FLE (français langues étrangères), et aussi pourquoi pas écrivaine…

Lorsque la professeure de français Sylvie Cadinot-Romerio, avec qui elle était restée en contact, lui a appris que Tanguy Viel revenait, Sakina a demandé à participer. Elle est venue tous les vendredis soirs. Elle témoigne de ce que cet atelier lui a apporté, à elle et aux autres élèves.

« Un livre, ça immortalise »

« J’écris beaucoup pour moi. Depuis petite. C’est un besoin. Avant même l’atelier. Mais avec l’atelier, beaucoup de choses se sont ouvertes à moi. J’ai montré mes textes à Tanguy Viel. Lui, c’est un écrivain. Cela m’a encore plus motivée pour m’accrocher.

Dans un atelier, on fait confiance aux élèves. Comme on sort du cadre scolaire, on ne nous prend plus vraiment pour des lycéens, plutôt comme des personnes qui peuvent écrire. Il n’y a plus de notes, plus cette pression. Les élèves sont plus relâchés.

Ca rassure les élèves qu’ils peuvent faire de belles choses aussi. Et un livre, ça immortalise. Ils ne sont plus réduits à l’image qu’on veut leur renvoyer, celle de jeunes qui brûlent des voitures. »

« Décrivez votre âme »…

« En début de séance, explique Sakina, Tanguy Viel donne des consignes. Par exemple: « Décrivez votre âme en utilisant une image ». A première vue, on se dit qu’on ne va jamais y arriver. Quand on s’y met, ça vient, enfin pas toujours. Quelqu’un a décrit une âme à travers un fleuve.

C’est vraiment un plus. On doit en profiter. Même si tout le monde ne doit pas aimer forcément. Dans l’ensemble, on est fier d’avoir un écrit un livre alors qu’on nous associe à des casseurs, des idiots, qui ne connaissent rien à la culture. Là on prouve qu’on sait écrire. C’est magnifique. »

« Mes Propriétés » d’Henri Michaux

Sylvie Cadinot-Romerio est professeure de français à Alfred-Nobel depuis 20 ans. C’est un choix pour elle d’enseigner à Clichy-sous-Bois. Son regard complète celui de son ancienne élève.

« Nous sommes deux durant ces ateliers, Tanguy Viel et moi. Il propose un texte, il fait partager sa bibliothèque. Il commente ce que l’auteur cherche à saisir, le dispositif verbal.

Il a par exemple proposé « Mes Propriétés » d’Henri Michaux. L’auteur essaie de décrire son intériorité. Il parle de son âme comme d’une sorte de marécage où l’on s’enfonce. Des élèves ont ensuite évoqué des labyrinthes, des souterrains… « 

« Un désir de mots »

« Nous passons entre les rangs pour aider, poursuit l’enseignante. Parfois des élèves ont du mal à trouver des mots. Lors des exercices scolaires, ils ont peur de mal dire. Là ils s’autorisent à dire, ils vont choisir eux-mêmes des mots, ils sont les seuls à savoir ceux qui conviennent. Cela permet une ré-assurance. Ils explorent ainsi une forme d’expression inédite. Tout ça est libérateur.

Ce que l’on voulait avec ces ateliers, c’est personnaliser l’accompagnement des élèves, qu’ils apparaissent comme des personnes. Ils devaient saisir ce qu’il ont ressenti, éprouvé ainsi que leurs pensées, avec des moyens verbaux.

Souvent les élèves sont pris dans un groupe. Là, ils travaillaient seuls, devant une feuille blanche, sans carreaux, pour ne pas faire scolaire. »

La littérature vécue comme une expérience

« Ce que cela apporte pour l’enseignement ?, reprend Sylvie Cadinot-Romerio. La , littérature n’est plus un objet d’études, elle est vécue comme une expérience. Tanguy leur disait: « Repliez-vous en vous-mêmes, pour vous souvenir, pour aller rechercher ce que signifie pour vous habiter ici. » Alors que l’on a de plus en plus de mal à légitimer la littérature, par l’expérience on leur apporte ainsi ce qu’est la littérature.

Les élèves qui ne sont pas scolaires n’ont plus les contraintes des exercices imposés. Tout le monde peut ainsi avoir sa place. Cela donne une unité à la classe.

J’y vois aussi un bénéfice politique. Les élèves en banlieue souffrent d’une exclusion géographique mais aussi symbolique. En réalité, ce sont toutes des personnes très différentes – j’ai été frappée par l’hétérogénéité de leurs écrits. Elles doivent être écoutées. »

Véronique Soulé

Les précédentes chroniques

Notes :

(1) http://www.iledefrance.fr/aides-regionales-appels-projets/residences-ecrivains

(2) http://www.liberation.fr/societe/2012/10/23/une-experience-entre-legerete-et-fierte_855430

(3) « Autour il y a les arbres et le ciel magnifique … », éd. Joca Seria, 53 pages, 9 euros, www.jocaseria.fr .