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« Plutôt que de parler en terme de bienveillance, réfléchissons aux conditions qui permettent une réelle égalité d’accès aux connaissances ». Christine Passerieux anime un atelier aux Rencontres Maternelle du GFEN. Elle analyse le succès du terme « bienveillant » dans l’éducation nationale…

Faisant écho à l’intervention d’E. Mourot Christine Passerieux (au parcours d’instit, de Conseillère pédagogique essentiellement en ZEP puis participante au groupe d’expert ayant participé à la rédaction des nouveaux programmes) rappelle combien le concept de « bienveillance » est utilisé massivement dans l’Éducation Nationale depuis le rapport de synthèse de la concertation de 2012 où le ministre d’alors Vincent Peillon posait la « bienveillance « comme condition nécessaire à la refondation. » D’où repenser les rythmes, le climat scolaire, la question de l’évaluation etc. » Depuis ce concept de bienveillance apparaît quasi systématiquement dans tous les textes du ministère comme une valeur clé d’amélioration du système éducatif. On lit dans les programmes au sujet de l’école maternelle qu’elle se doit d’être : « école bienveillante encore plus que les étapes ultérieures du parcours scolaire » etc.

C’est une notion qui semble faire consensus, « Ce serait d’assez mauvais goût de prôner le contraire », « mais qui la définit et sur quels critères ? » s’interroge C. Passerieux. Elle invite alors les participants de l’atelier à chacun réfléchir sur ce que le mot recouvre et ce que ce concept implique dans l’exercice du métier. Sont listés en vrac : tolérance et exigences, différenciation , écoute, positivisme, affectif, du temps pour accueillir, respect des différences, mise en valeur, confiance, empathie, observation, effet Pygmalion, différence élève / individu, valoriser, cadres, repères, accompagner, sécurité, écueil de la compassion, relations avec les familles (co-éducation)

Etymologie d’un terme…

Christine Passerieux classe : « Tout ce qu’on a pu dire ne relève pas de la même chose : ce qui relève de l’affectif, de l’empathie (d’une posture morale ) et ce qui relève plus des gestes professionnels. » Elle cite Paul Devin, Inspecteur syndicaliste à la FSU : « c’est un concept « mou » qui laisse la place aux malentendus, quiproquos du fait que ses contours ne sont pas bien définis. On peut y mettre énormément de choses, y compris parfois contradictoires. Elle illustre : « La question de la différenciation, des exigences n’est pas pensée partout pareil. La référence à l’effet Pygmalion n’est pas forcément intégrée dans nos pratiques. Du temps pour accueillir, oui mais jusqu’où ? Et l’écoute oui mais chacun a des exemples ou entendre n’est pas écouter (sur les malentendus d’interprétation de consignes par les élèves par exemples). Et la notion de tolérance ? : que se passe-t-il si on ne tolère plus ? Est-ce une posture de domination, qu’il y a-t-il à tolérer et au nom de quoi ? Où ça commence, où ça s’arrête, tout cela évidemment sans prôner pour autant la malveillance. »

Christine Passerieux sort alors son dictionnaire : dans sa définition le concept est cerné : « étymologiquement du latin benevolens : vouloir le bien. Faire preuve de bonté, disposition d’esprit qui incline à la compréhension, à l’indulgence envers autrui, vouloir du bien à autrui, disposition d’esprit pour quelqu’un d’inférieur. Il y a une connotation très affective. Synonymes : compassion (sentiment de pitié qui nous rend sensibles aux maux d’autrui) voire complaisance (disposition à se conformer au goût, au désir d’autrui pour lui plaire), bonté (disposition de quelqu’un à être compatissant et charitable). »

Ça secoue un peu…dans la salle mais pas que ! La question a fait l’objet de discussions entre experts pendant la rédaction des programmes ainsi en parallèle des références à des données sociologiques fortes contenues dans les programmes remontent des doctrines plus ou moins revues et corrigées (les intelligences multiples qui renvoient qui l’étymologie des dons…, la pensée de Montessori et son approche naturalisante et spontanéiste de l’entrée dans les apprentissages, les travaux de Catherine Gueguen, la référence aux neurosciences) qui éludent elles la dimension sociale.

La compassion, la complaisance ne changent rien à l’ordre du monde. C’est la fatalité, pesanteur qui fait que l’on parle des élèves en difficulté en un seul mot, « enfants fragiles « mais sans dire par rapport à quoi »… enfants qui se voient proposer des quantités d’aides individuelles dans et hors l’école (C.Passerieux cite les travaux de Stanislas Morel sur la médicalisation de la difficulté scolaire, ed. La Dispute) » La complaisance pose comme immuable que les goûts et les intérêts sont divers, qu’il faut les prendre en compte sans même distinguer besoins physiologiques et cognitifs. Alors que c’est à l’école de créer ces besoins.

Evacuer le social…

Christine Passerieux relève « les flottements dans les programmes » : on y parle de langage acquis « spontanément dans la cellule familiale » ce n’est pas nécessairement celui requis à l’école. « Le spontané peut être très organisé dans certains milieux familiaux ». Elle affirme : « Ne pas rappeler ce qui fait différences entre les enfants c’est empêcher les enseignants d’accéder aux priorités à mettre en œuvre. » Et elle craint le contre-sens : « Ce n’est pas plus complexe d’accéder au langage réflexif que d’utiliser le langage pour désigner, pour l’enseigner il ne faut pas y voir une logique d’apprentissage du simple au complexe par contre il faut envisager que c’est faire accéder à un autre usage du langage (comme nouveau rapport au monde). » Il lui semble nécessaire d’interpeller cette évidence, de réfléchir pour clarifier ce que sont les priorités de l’école maternelle au regard du fait qu’une grande partie d’enfants n’accrochent pas : ils ne sont pas vraiment décrocheurs, en réalité ils n’ont jamais compris les enjeux de l’école.

Cette évacuation du social pousse à une individualisation des apprentissages or plus on individualise plus on creuse les écarts entre les enfants. Que différencie-t-on et dans quels objectifs ? Si l’individualisation consiste à s’adapter aux enfants à qui on s’adresse C. Passerieux note : « plus ils ont des difficultés, plus on adapte…Ce qui se traduit par une baisse des exigences… On segmente la tâche plutôt que d’avoir une approche globale, et moins les enfants savent où ils vont ». « L’individualisation peut enfermer chaque enfant dans ses propres productions alors que le groupe a une valeur fondamentale pour acquérir individuellement. C’est dans la confrontation qu’on apprend. L’individualisation part d’une bonne intention, mais on prive de tout l’apport des autres par le biais du conflit socio-cognitif.»

Et la question de la différenciation : « différencie-t-on l’objectif à atteindre ? Ou ce que l’on différencie est-ce le chemin pour arriver à la réponse attendue ? Il ne s’agit pas de gommer ou empêcher les différences de cheminement mais de les reconnaître :c’est dans la confrontation de ceux-ci qu’on va pouvoir faire émerger les réponses plus économiques, les procédures efficaces » dont pourront ensuite s’emparer les élèves quand ils auront éprouver leur efficacité.

Pour Christine Passerieux il y a un risque à ne pas interroger les logiques sociales dont relèvent les difficultés qu’on retrouve chez certains enfants et de perpétuer des pratiques qui creusent les écarts. Une autre conséquence pédagogique serait de ne plus être « ni dans l’exigence ni dans la contrainte alors que l’école c’est un lieu contraint » ( au sens où celle-ci comme dans les arts est la condition qui permet : « si la contrainte a une connotation péjorative dans le langage ordinaire il n’y a en revanche pas un artiste qui ne se donne de contraintes » pour relever de nouveaux défis). Elle y entrevoit des dérives aux effets extrêmement dramatiques : « on enferme les enfants dans le déjà là de ce qu’ils savent déjà faire. Ils font quand ils veulent comme ils veulent, mais un jour on va leur dire que « pas de pot c’est fini »… Ou alors on attend qu’ils soient prêts (or ça se construit et c’est le rôle de l’école) et on les laisse dans la toute puissance ce qui ne les aide pas à se construire psychologiquement (empêchement au développement). C’est aussi par les contraintes qu’on apprend. »

« Ça pose aussi problème aux enseignants, parce que ça engage une transformation de la conception du métier. » remarque C. Passerieux qui cite Paul Devin : « la compétence professionnelle ne relèverait pas d’une construction, d’une élaboration… mais s’inscrirait avant tout dans les dispositions des personnes… autorité naturelle versus savoir-faire professionnels… empathie versus apprentissages didactiques. » C’est une vraie question à se poser du point de vue de la professionnalité. Il ne s’agit pas de martyriser, mais l’exigence, la mise en place d’un cadre dont il ne s’agit pas que les élèves le choisissent, va être constitutive. L’empathie est nécessaire mais non suffisante pour que les élèves entrent dans les apprentissages.

De la nécessité du groupe

La salle réplique avec un postulat qui considère que les enseignants sont avant tout des pédagogues or dit une participante : « Etre pédagogue c’est prendre en compte les élèves tels qu’ils nous arrivent. ». Christine Passerieux rebondit : « mais oui, à l’école garder de vue que la relation est toujours médiatisée par le savoir, ce n’est pas juste une relation d’individu à individu. » Mettre en relation les sujets humains et les savoirs est le cœur de la profession. Christine Passerieux invite aussi dans ce champ à redonner la place au sujet . « Enseigner c’est pas seulement pratiquer c’est aussi articuler théorie et pratique, être au clair sur ce à quoi on veut aboutir. Ce qui implique de réfléchir à ce qui fait difficulté pour les enfants. »

Plutôt que de parler en terme de bienveillance, Christine Passerieux propose de réfléchir aux conditions qui permettent une réelle égalité d’accès aux connaissances. C’est une question qui est difficile à faire avancer, créer l’égalité c’est quoi ?

Les élèves sont égaux dans leurs capacités à apprendre, mais ça ne suffit pas encore faut-il créer les conditions et c’est là que c’est compliqué : créer un cadre sécurisant (doit l’être sur le plan affectif et émotionnel mais aussi sur le plan cognitif) cela passe par la manière dont on regarde les enfants « non pas eux mais leurs productions, dans ce regard, dans cette attention extrême à ce qui se dit derrière ce qui se dit pour voir quand l’enfant ne comprend rien à ce que l’on est en train de faire. Dépasser le champ affectif pour entrer dans le champ des apprentissages. » Le regard positif ne veut pas dire acceptation de tout et n’importe quoi mais accueil pour traduire ensuite en objet d’apprentissage : « la réponse décalée (l’enfant qui répond « tonton » après avoir entendu deux autres lister « papa », « maman » à la question de la recherche du son [a] et qui aurait eu juste s’il avait dit « tata ») n’est pas erronée, elle est à coté de la question. Si l’enfant est ailleurs c’est sans doute que ce qu’on a mis en place ne permet pas qu’il soit au bon endroit. Le geste professionnel réside dans l’explicitation de pourquoi la réponse est bonne. »

De la force et nécessité du groupe : Le regard outillé de l’enseignant va permettre que l’enfant ne se sente pas seul face à la tâche. « L’enfant, tout seul, ne peut que reproduire ce qui est déjà là, il ne bouge pas (au niveau de son activité intellectuelle), il n’apprend pas. C’est parce que d’autres l’emmènent ailleurs qu’il peut apprendre. Le groupe n’est pas une organisation sympathique et chaleureuse, le groupe est institué parce que c’est cognitivement nécessaire : l’autre c’est tout ce qui n’est pas moi mais qui me confronte à moi-même. Si l’enseignant crée les conditions de sécurité pour apprendre, c’est dans le collectif que se construit le sens de l’activité scolaire. Le collectif c’est le lieu qui permet de comprendre ce qui se trame à l’école, le collectif construit l’élaboration intellectuelle. Parce qu’apprendre pour le petit enfant c’est « se déplacer de là où on est pour aller ailleurs, apprendre c’est se transformer : toutes les situations qui contraignent les enfants à faire autre chose que ce qu’ils savent faire spontanément provoquent de l’évolution. » Le geste professionnel réside bien dans la question de la précision de la consigne : ne pas partir aux antipodes (ou rester dans la « zone proximale de developpement » de Vygotski), solliciter du déjà là mais se déplacer un tout petit peu, quand le connu n’est pas suffisant pour répondre alors il y a de l’apprentissage. La mise en partage permet la réflexivité, la mise en mots permet l’apprentissage. C’est là que s’opère la distance par rapport au vécu. Ce que je fais je peux le regarder…

Christine Passerieux jongle avec les intervenants de la salle tout en essayant de ne pas perdre son fil, avec Eliabeth Bautier elle affirme que « Pour apprendre à l’école il faut apprendre l’école. », que les élèves puissent « avoir conscience de ce qu’ils savent déjà quand beaucoup d’enfants ne savent pas qu’ils savent, qu’ils puissent passer de ce qu’ils ont fait à ce qu’ils ont appris , qu’ils puissent inscrire leurs apprentissages dans une continuité, c’est cela rendre les lisible les attendus scolaires. »

Mais elle le martèle, pour cela l’enseignant doit être au clair sur ses attendus, ne pas employer les formules abstraites sans les clarifier auprès des élèves, mais les mettre en partage.

Alors enfin les enfants pourront passer du faire (action concrète) à dire le faire, puis penser le faire et l’école maternelle leur aura permis de devenir élèves.

Lucie Gillet