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Qui est le premier artiste noir de la scène française au siècle dernier ? Joséphine Baker, chanteuse d’origine afro-américaine et meneuse de ‘La Revue nègre’, simplement vêtue d’un régime de bananes, suscitant scandale et fascination à ses débuts durant les Années Folles ? Vous n’y êtes pas ! Avant elle, au cœur de la Belle Epoque, Rafaël Padilla, le premier clown noir, surnommé Chocolat, en duo avec son compère blanc Georges Footit, fait un tabac auprès des spectateurs parisiens. En s’inspirant de l’histoire vraie d’une vedette hors normes,-de son ascension à sa chute-, le comédien et réalisateur Roschdy Zem ne répare pas seulement une injustice criante. Spectacles réussis et numéros plébiscités n’empêchent pas les duettistes adulés de recevoir en pleine figure toutes les manifestations du racisme traversant une société imprégnée de préjugés. Habilement documenté, inscrit avec justesse dans le contexte de la période coloniale, le destin tragique du héros, conté ici est subtilement incarné par l’acteur populaire Omar Sy. Les circonstances mettent à mal l’entente et la pérennité du tandem : misère pour le premier, souffrance pour le complice de scène (le clown blanc, interprété par le virtuose James Thirriée). Ainsi la fiction historiquement datée questionne-t-elle, sous le masque des bouffons, les principes fondateurs de la société française d’aujourd’hui.

Du chapiteau de fortune au cirque de luxe

Des débuts bien pauvres dans la poussière grise et les toiles brunes d’un chapiteau itinérant. Né esclave à Cuba d’où il s’est échappé pour fuir l’indignité de sa condition (un bref retour en arrière, comme un éclair de la mémoire douloureuse nous le montre enfant et fuyard apeuré), Chocolat survit en faisant le pitre noir, autant dire une exhibition de ‘sauvage’ assez pitoyable…jusqu’au jour où Georges Toofit lui propose de monter un numéro de clowns jouant sur l’opposition (couleurs de peaux, dominant-dominé, gestuels contrastés..). De villages en bourgs, la prestation scénique déclenche l’hilarité et l’enthousiasme du public et renfloue les caisses du petit cirque itinérant. Comment résister au spectacle inédit du noir en caoutchouc s’effondrant sous les coups de pieds au derrière du blanc enfariné au visage impassible ? Le directeur avisé d’un prestigieux cirque parisien flaire la bonne affaire et convainc facilement (espèces sonnantes à l’appui) les deux compères de rejoindre la capitale pour tenter leur chance.

Murs chamarrés, boiseries chaudes, enluminures rouge et or…le nouveau site fait briller les yeux mais les deux artistes déchantent vite. Sous la férule du directeur, les cadences des spectacles et les exigences du public les obligent à imaginer de nouvelles déclinaisons de leur numéro e à inventer pour créer la surprise. Nous saisissons rapidement toute l’ambivalence de leur succès. Ils ont beau multiplier cabrioles et mimiques, situations hilarantes et rebondissements imprévisibles, les spectateurs sont tordus de rire, fans de Chocolat et adeptes de son talentueux ‘faire-valoir’. Une observation plus attentive des réactions pendant les représentations trahissent la complexité du rire ainsi déclenché : le Blanc sérieux tape à bras raccourcis sur le Noir rigolard et soumis. Qui en redemande, tout en tentant d’échapper à son sort, à force d’esquives et de pirouettes. En vain. Nul besoin du secours de l’anthropologue ou de l’historien pour y voir une représentation de la vision coloniale, dominante en un temps où s’organise exposition coloniale et exhibitions publiques de spécimens des ‘tribus’ colonisées.

Du théâtre classique au ruisseau

Fidèle à la vérité historique, le réalisateur suggère également les métamorphoses successives de Rafaël Padilla, dit Chocolat : la gloire et les femmes, le goût du luxe et des prototypes automobiles, l’alcool et le jeu, le mépris de soi et la prise de conscience.

Rien ne nous est caché des humiliations subies, notamment de la part des notables encanaillés, et des malfrats de tous genres, ces derniers n’oubliant pas les avantages de l’absence de statut réservé aux Noirs, au moment de faire payer des dettes de jeu !

Aussi Chocolat connait-il encore les injures et les coups, la prison et les privations réservés à un sans-papiers (c’est son cas en tant qu’ancien esclave). Sa rencontre avec un intellectuel (et frère) révolté n’est sans doute pas étrangère à une prise de conscience, déjà exprimée à travers son refus de la représentation dégradante des Noirs véhiculée dans certaines affiches publicitaires à son ‘effigie’. Cette fois, notre homme s’apprête à commettre une transgression inouïe : tournant le dos au clown noir, il décide le directeur du Théâtre Antoine à lui confier le rôle d’Othello dans la pièce de Shakespeare : ainsi il sera le premier acteur noir à interpréter le personnage du Maure. Un pari insensé qui déclenche lazzis et sifflets, et précipite sa chute. Un échec cuisant à la mesure du geste de création accompli, comme si le public bourgeois et cultivé de l’époque lui rappelait qu’un Noir n’était pas digne d’accéder aux grands textes, ni de les jouer. Nous apprécions alors l’audace de la jeune femme, veuve et mère de deux enfants, qui lui donne son amour et demeure à ses côtés lorsqu’il n’est plus rien.

Un film riche de pistes foisonnantes

A partir du roman de Gérard Noiriel et de l’histoire écrite par Eric et Nicolas Altmeyer, scénarisée par Cyril Gély, Roschdy Zem nous livre une ample fiction romanesque, gorgée d’histoire, magnifiée par la composition musicale de Gabriel Yared, à la hauteur du caractère original de son sujet et de ses multiples clés d’entrée. « Chocolat » nous fait, en effet, voyager dans le temps de notre histoire, récente. Il revisite des aspects peu connus de la période coloniale avec son cortège de préjugés racistes et de discriminations. A travers cette réhabilitation du premier artiste noir de la scène française, nous explorons aussi les origines foraines du spectacle vivant, les sources hybrides de certaines formes du théâtre contemporain, de l’acrobatie à la chorégraphie en passant par la pantomime et le mime. A ce titre, dans le rôle du clown blanc, James Thirriée –comédien, chorégraphe et créateur de spectacles oniriques- fait merveille. Le petit-fils de Charlie Chaplin et le grand comédien Omar Sy font revivre avec talent le duo d’artistes et leurs éphémères heures de gloire. A l’orée du siècle dernier la caméra des Frères Lumière capte en noir et blanc quelques minutes d’un numéro du fameux tandem. Et Roschdy Zem nous donne à voir cette trace tremblotante comme un clin d’œil ultime aux origines du cinématographe, longtemps considéré comme un art de saltimbanques.

Samra Bonvoisin

« Chocolat », film de Roschdy Zem-sortie en salles le 3 février 2016