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« On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans ». Lina connaît-elle les mots du poète Arthur Rimbaud lorsqu’elle quitte Beyrouth et son pays natal pour vivre et étudier à Paris à l’orée des années 90 ? L’étudiante, pleine de fougue et de curiosité, s’éprend en tout cas de la France, de sa culture, et s’ouvre à la vraie vie, au fil des rencontres et des expériences. En s’inspirant de sa propre histoire, la cinéaste Danielle Arbid nous offre le portrait enthousiasmant d’une jeune fille, éprise de liberté, transformant un parcours semé d’embûches en chemin lumineux et émancipateur. Faisant fi de la douleur de l’exil, des difficultés de l’intégration et des peines de cœur, « Peur de rien » porte avec énergie et intelligence le souffle de la jeunesse dans sa radicalité, sa soif d’absolu, son ouverture généreuse au monde. Ne nous privons pas d’un si bel accès au champ des possibles.

Instinct de survie

Le salon d’une résidence cossue en région parisienne. Un homme brun, dans la force de l’âge, s’approche d’une jeune fille au regard intense. L’homme veut l’embrasser. Elle se rebiffe : ‘Tu ne me touches pas !’ crie-t-elle. Cadré en plein rapproché, son mouvement de recul, nous est physiquement perceptible. L’oncle de Lina fait mine de renoncer puis reprend ses manœuvres obscènes provoquant une décision irréversible. Alors que sa tante (absente ce jour-là) et son oncle lui assurent un hébergement propice à son statut d’étudiante fraîchement arrivée en France, Léna quitte précipitamment sans bagage ni tenue de rechange le seul lieu qui la rattache à ses origines libanaises. Elle y récuse dans le même mouvement le machisme dominant. Notre jeune aventurière sait ce qu’elle refuse, elle ne sait pas nécessairement ce qu’elle veut. Elle se retrouve en tout cas bien embarrassée lors de ses premiers jours à l’université. Si elle parvient rapidement à partager un petit logement avec des étudiantes prêtes à la dépanner, elle a bien du mal à s’y retrouver dans le ‘maquis administratif’ des inscriptions et le dédale des différents locaux d’enseignement.

Elle surmonte cependant les premières épreuves avec aplomb. La réalisatrice épouse le regard franc porté par son héroïne sur une société dont elle ignore presque tout, sauf la langue. Et ce décalage confère une dimension légèrement ironique aux premières impressions ‘parisiennes’ de la jeune libanaise en devenir.

Soif de connaissance

Nous l’accompagnons dans ses errements d’étudiante en quête de savoirs. Inscrite en économie, son attirance pour l’histoire des arts lui est révélée alors qu’elle assiste, presque par hasard, au premier cours de Madame Gagnebin (Dominique Blanc, parfaite). Une rencontre décisive. Cette enseignante rayonnante et malicieuse l’aide, en effet, à changer d’orientation auprès de l’administration (‘Venez, nous allons voir comment sauver votre peau ! ’). Bien plus, elle stimule l’esprit critique, bouscule les stéréotypes par la confrontation avec des œuvres d’art anticonformistes et le détour par l’expérience esthétique personnelle de ses étudiants. Une humanité et un charisme que nous retrouvons chez le professeur de littérature Monsieur Lemernier (Alain Libolt, sobre et juste). Devant un groupe d’étudiants réunis en amphi, l’homme mûr aux yeux pétillants- filmé en gros plan- emporte l’adhésion rieuse de son auditoire en évoquant sa rencontre intime avec le théâtre de Marivaux et l’actualité du traitement des rapports amoureux dans l’œuvre de ce dernier. Etudiante fervente, Lina assiste aux cours, ouvre ses yeux et ses oreilles sans rien perdre de cette culture, incarnée par des figures, proches, vivantes, de la transmission. De la même façon, goulue et sans préjugés, elle avance dans l’existence, ouverte aux expériences, prête à se faire des amis, accessible aux relations amoureuses aussi.

Appétit de vivre

Lina n’est cependant pas une ‘fille facile ‘. Elle se confronte à des milieux sociaux ou des modes de vie différents au gré de ses fréquentations amicales et de ses rencontres successives avec des garçons, sans porter de jugement a priori ni se montrer farouche. Jean Marc, le riche séducteur, Julien, le fauché rêvant d’un ailleurs ou Rafaël, le révolté créateur d’un journal militant, ne se réduisent jamais à ses yeux –et aux nôtres- à des amants de passage. Chacun prend place un temps auprès d’elle, dans l’élan physique où elle se donne et les transformations émotionnelles engendrées par la relation sexuelle et l’échange intellectuel. De chagrins en séparations surmontés, Lina continue à avancer, portée par une énergie inextinguible, encore disponible pour un nouvel amour ou un défi inédit. Nous la voyons (avec l’aide d’un avocat au lyrisme fantasque et à la pertinence juridique imparable) traverser l’épreuve du tribunal et du risque d’expulsion du territoire, moment de tension extrême au cours duquel elle rappelle à son défenseur l’évidence de son amour pour la France, ‘pays de la liberté’.

Initiation à la liberté

Lina, telle que la cinéaste l’a voulue, nous séduit immédiatement par l’engagement physique de tout son être à embrasser l’existence, sans jamais renoncer à la quête d’elle-même ni à la connaissance de son pays d’accueil et de ses habitants. Comme le souligne Danielle Arbid, ‘elle veut trouver des gens, une famille d’adoption, à travers des amis, des amants, un monde qui lui ressemble ou qui ressemble à l’idéal qu’elle cherche’. La jeune fille en voie d’intégration ne renonce pas à ses origines : elle retourne d’ailleurs à Beyrouth au chevet de son père agonisant. Elle se couche même un instant à côté de lui sur le grand lit, le regarde et lui effleure la main, au grand dam des autres hommes de la famille. Lina, dans son absolutisme, refuse essentiellement toute assignation identitaire. Chez elle le désir d’émancipation et la revendication de liberté abolissent les frontières entre les êtres humains et résonnent en nous comme un hymne à l’altérité. Dans le rôle de Lina, Manal Issa, l’actrice débutante choisie parmi de nombreuses postulantes, se révèle une interprète exceptionnelle de présence et d’intensité. Son jeu stupéfiant de naturel fait songer à celui d’une autre débutante aujourd’hui célèbre, Sandrine Bonnaire, géniale interprète alors (nous sommes en 1983) de Suzanne dans « A nos amours » de Maurice Pialat. « Peur de rien » de Danielle Arbid soutient d’ailleurs la comparaison avec le film du grand cinéaste tant le parcours initiatique des deux héroïnes incarne, par des voies et en des temps différents, les rêves secrets de filles intrépides et le potentiel d’insoumission de la jeunesse.

Samra Bonvoisin

« Peur de rien », film de Danielle Arbid-sortie en salle le 10 février 2016