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Comment développer de façon originale l’attractivité d’un territoire lointain de la République française, la Guyane en l’occurrence ? Construire la première piste de ski au cœur de l’Amazonie, c’est le projet ‘Guyaneige’ dont un jeune stagiaire du ministère de la Norme est chargé de surveiller la mise en œuvre. Pour évoquer les aventures rocambolesques d’un représentant officiel (et inhibé) de la métropole et de sa coéquipière sur place, sexy et intrépide, Antonin Peretjatko, réalisateur iconoclaste, nous embarque dans une comédie loufoque, aux visages multiples. Sous ses allures potaches, « La Loi de la jungle » n’en finit pas de se déplier, de la fable burlesque à la satire politique, maniant à la fois l’artillerie lourde contre l’héritage colonial ou l’absurdité de règles et de lois sans fondements, tout en jouant la légèreté et la poésie d’une romance amoureuse et libertaire. Après « La Fille du 14 juillet », son premier film remarqué au festival de Cannes en 2013, le jeune cinéaste frondeur bouscule encore avec bonheur clichés et conventions en tous genres. Sans se prendre au sérieux, il réussit un tour de force : les spectateurs, hilares, qui pénètrent dans la forêt de « La Loi de la jungle » y voient plus clair.

Opération de mise aux normes en Guyane

Marc Châtaigne (Vincent Macaigne), jeune stagiaire au ministère de la Norme, vient de trouver le moyen de décrocher un CDI. Rossio (Jean-Luc Bideau), improbable et cynique bureaucrate le missionne, en effet, pour la mise aux normes européennes du chantier ‘Guyaneige’, la première piste de ski amazonienne, un équipement original supposé redynamiser le tourisme local. La première séquence inaugure une fable à la férocité ravageuse pour les puissants. A Cayenne, le sous-préfet Galgaric en chapeau de paille et costume blanc (Mathieu Amalric) supervise en présence d’une tonitruante fanfare militaire le transfert par hélicoptère d’une Marianne en plâtre vers un village du coin, avant que le symbole de la République ne sombre dans un trou au beau milieu de la jungle. L’arrivée de Châtaigne le missionné sur place se révèle tout aussi incongrue. Au milieu d’une petite clairière boueuse entourée d’arbres gigantesques, le contremaître de service Duplex (Pascal Légitimus) ne paraît pas s’inquiéter du maigre avancement des travaux. Pour sa première visite de chantier, le jeune représentant du ministère, code de la norme à couverture rouge sous le bras, est accompagné (c’est elle qui conduit la jeep) par une jolie coéquipière énergique au regard narquois, prénommée Tarzan (Vimala Pons). Bien vite, par la magie d’un premier tour de passe-passe scénaristique, les duettistes mal assortis se retrouvent seuls sur le chantier déserté sans véhicule pour rentrer à la ville. A l’initiative de Châtaigne, guidé par un GPS cessant rapidement d’émettre, la décision est prise de revenir en passant par la forêt.

Dans la jungle de tous les dangers

Bien malin qui pourrait résumer les multiples rebondissements d’une aventure aux ramifications aussi complexes que la forêt et ses mystères impénétrables. Le boy scout timide et la pin-up en short sportif font en tout cas l’expérience physique de la jungle et des bêtes qui la peuplent (serpents, crocodiles, araignées géantes et autres insectes nuisibles, chimpanzés et papillons…). Ils affrontent les éléments d’une nature inconnue : entrelacements de lianes, marécages, sables boueux, torrents et rivières aux courants violents…Leur équipée sauvage est également jalonnée de rencontres plus ou moins hasardeuses : un prospecteur assoiffé de profit rêvant du tracé d’un nouveau TGV, un huissier infatigable et tout terrain, des militaires nostalgiques des guerres coloniales mitraillant à tout bout de champ, les membres égarés d’une secte adepte du sacrifice humain. Peu à peu, le duo se métamorphose sous nos yeux. Pas de psychologisme cependant. Ce sont les figures supposées classiques d’un film d’aventures qui se modifient dans le feu de l’action : la fille devient reine de karaté le temps d’une lutte implacable contre les membres de la secte folle, le garçon peureux sauve la belle (qui ne sait pas nager) emportée par le courant furieux d’un torrent. Et la jungle elle-même se transforme insidieusement, de milieu hostile en cadre poétique, pour accueillir – dans la moiteur de son atmosphère, la luminosité irradiant une végétation grandiose et l’intensité du silence- l’étreinte sensuelle et prolongée des amoureux enfin déclarés.

Un manifeste libertaire

Sous l’accumulation des gags et des retournements, du burlesque au drame romantique en passant par le film d’aventures, la fiction s’emballe, prolifère et prend la tangente chaque fois que nous croyons en cerner les contours. Pour notre plus grand plaisir. Antonin Peretjatko, à partir d’un script très construit, de conditions de réalisation très contraignantes (pas de doublures, ni de trucages numériques, un tournage en Guyane), de partis-pris assumés (ruptures de tons et de rythmes, mixe des contraires, mélange des genres, casting détonnant d’acteurs issus d’univers différents..), nous offre une œuvre hybride aux lignes de fuite multiples. Le cinéaste lui-même a beau clamer haut et fort que son film montre plusieurs jungles : urbaine, administrative, tropicale, économique…. « La Loi de la jungle » rend surtout visible, par l’originalité de son style, l’absurdité et la cruauté de la norme régissant notre monde. Aussi assistons-nous à un geste ‘politique’ lorsque les amoureux s’enfoncent à nouveau avec délectation au cœur de la jungle. Une ultime parodie du ‘happy end’ en forme d’appel à l’insoumission des cœurs.

Samra Bonvoisin

« La Loi de la jungle » d’Antonin Peretjatko-sortie mercredi 15 juin 2016