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Une comédie musicale apte à restituer à l’écran les effets néfastes de la mondialisation sur les conditions de vie des travailleurs…Qu’est-ce qu’on vous chante là ? Deux jeunes cinéastes, Paul Calori et Kostia Testut, ne craignent pas d’afficher leur parti-pris original. Ils croient en effet en la puissance dramatique du chant et de la danse au cinéma. Aussi imaginent-ils l’expérience professionnelle et intime d’une jeune précaire prise dans l’aventure collective d’ouvrières en lutte dans une petite entreprise fabricante de chaussures de luxe et menacée de délocalisation. Fortement imprégné par l’héritage du maître français en la matière, Jacques Demy, ouvertement nourri par l’imaginaire d’autres réalisateurs prestigieux comme Stanley Donen ou Bob Fosse, « Sur quel pied danser » voyage sur le fil, de la comédie romantique à la fresque sociale, de refrains aériens en ballets chorégraphiés. Laissons-nous emporter par cette ‘comédie musicale et sociale’ : sous ses dehors primesautiers, elle recèle quelques pépites : de cruelles vérités sur l’ordre du monde et un hymne rafraichissant aux humains qui refusent de s’y soumettre.

Julie et le rêve de CDI

Les premiers plans –une publicité en noir et blanc, accompagnée en off par la voix nasillarde d’un speaker vantant les qualités de la marque d’escarpins ‘Couture’- impriment une tonalité nostalgique et une coloration rétro, liées au charme d’une fabrication artisanale. Pour sa première apparition devant nous dans l’entrepôt d’une usine de baskets, Julie (Pauline Etienne), le regard franc et l’allure énergique, s’entend dire, de la bouche d’un responsable, qu’on lui préfère une collègue de son âge et que son essai s’arrête là. Après plusieurs tentatives infructueuses encore, une petite usine d’escarpins l’accueille et la magasinière en chef, sous ses airs revêches, décide de prendre la jeune fille à l’essai avec l’espoir d’un CDI au bout du chemin…

Julie saute de joie. Elle y croit et reprend le refrain de sa première chanson : ‘Je sens le vent tourner, le ciel se dégager, et puis mon cœur devenir léger’. Hélas, dans le même temps, l’annonce (dans le journal local) d’un plan social, déguisé en plan de modernisation’ met les ouvrières en émoi et les pousse à demander collectivement des explications au patron, Félicien Couture (François Morel), fils du fondateur, et bien gêné aux entournures. Peu informé des intentions de la lointaine direction, il tente maladroitement de calmer le jeu et la révolte des ouvrières postées devant l’usine avec banderoles et slogans. Rien n’y fait. Sa parole n’est plus entendue. ‘Allez les filles du nerf (bis), on’ va pas se laisser faire’, chantent-elles à tue-tête. Alors, Julie ne sait plus non plus sur quel pied danser.

Les hauts et les bas de la révolte des ouvrières

Les travailleuses en lutte, lasses de s’en laisser conter, décident de monter de Romans à Paris où le jeune et fringuant PDG propriétaire de la marque donne une conférence de presse sur sa vision de la mondialisation. Au terme d’un joyeux et animé voyage en car à bord duquel elles ont entrainé Julie, toutes font irruption au siège et se lancent dans une chorégraphie endiablée accompagnée d’un échange avec le dit PDG charmeur, Xavier Laurent (Loïc Corbery), lequel fait mine de s’incliner devant leur talent, leur savoir-faire et leur ‘génie’. Et promet de renoncer à la délocalisation.

A Romans, de retour dans l’usine, la victoire est amère. La décision a déjà été prise de vider clandestinement l’entrepôt de son stock. Samy (Olivier Chantreau), un camionneur indépendant, se louant au plus offrant (et, depuis peu, l’amoureux de Julie), a accepté de faire ce ‘sale boulot’. Les ouvrières, qui ne l’entendent pas de cette oreille, s’interposent et Julie, choquée par la trahison de l’aimé, le quitte.

Alors que tout (la lutte et l’amour) paraît perdu, plusieurs événements, fruits de l’inventivité collective des ouvrières et de l’opportunisme patronal, redistribuent les cartes de façon inespérée : sortie de crise pour le groupe, assise professionnelle ou éclaircie sentimentale pour Julie…Afin d’attiser la curiosité des fans de suspense et pour ménager la fragilité des cœurs sensibles, nous n’en dirons pas plus sur cette fiction chorale, pleine de fantaisie et d’imagination. Sachez seulement que ses auteurs, Paul Calori et Kostia Testut, marient ici, à leur belle et chantante manière, l’utopie sociale et l’appel du large.

Une comédie musicale et sociale

Casting réussi mêlant danseurs et comédiens professionnels, dosage original des partitions musicales –adaptées à chaque protagoniste ou groupe de personnages-, multiplication des auteurs de chansons –Olivia Ruiz, Jeanne Cherhal, Albin de la Simone, Olivier Daviaud, Agnès Bihl, Clarika, Jean-Jacques Nyssen, Polo), usage dramatique des ballets chorégraphiés faisant progresser l’action au gré des étapes de la lutte. Autant d’éléments d’une composition qui place cette fiction dans le sillage du maestro Jacques Demy, à mi-chemin entre « Les Demoiselles de Rochefort » et « Une Chambre en ville ». La qualité des textes chantés confère poésie et intensité aux peines profondes, aux rêves intimes et aux ambitions secrètes des principaux personnages, même si la variété des auteurs choisis disperse l’univers ainsi créé, alors que la partition originale de Michel Legrand ou celle de Michel Colombier imprimait une coloration dominante au monde inventé par Jacques Demy.

La subtilité franche et ironique des paroles met cependant au jour l’ambivalence de certains personnages, masculins en particulier : le camionneur franc-tireur et amoureux, le petit patron paternaliste et pragmatique, le PDG entreprenant et cynique. Les deux jeunes cinéastes refusent en tout cas la dimension tragique souvent associée aux luttes sociales à l’heure de la mondialisation. La fin de « Sur quel pied danser » laisse la porte ouverte et Julie, en héroïne de la précarité assumée, choisit la liberté.

Samra Bonvoisin

« Sur quel pied danser », film de Paul Calori et Kostia Testut-sortie mercredi 6 juillet 2016