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Comment vivre libre dans une société de plus en plus normative ? Comment préserver le désir et la création face à la montée de forces qui s’y opposent ? Après le succès critique et public de « L’inconnu du lac », son précédent long métrage, Alain Giraudie ne choisit pas la voie royale attendue mais emprunte des routes buissonnières pour soulever des questions existentielles. En compétition dans la sélection officielle, « Rester vertical » réveille les festivaliers cannois par l’audace de sa forme et l’ambition de son propos. De prime abord, la fiction originale imaginée par l’auteur a pourtant les apparences familières et séduisantes d’une fable sociale. Léo, scénariste en quête d’inspiration, parcourt un causse de Lozère, à la recherche du loup. Il y rencontre la bergère Marie, en tombe amoureux. Un enfant naît mais, bientôt, la mère abandonne et le bébé et le père. Ce dernier, tout en assumant avec tendresse la paternité, poursuit son nomadisme existentiel et géographique, au bord du déclassement social, en panne d’écriture et sans ressources financières, jusqu’à revenir vers la Lozère et le loup. Plus que la trajectoire aventureuse d’un scénariste en crise, double probable du réalisateur en train de créer, « Rester vertical » se transforme sous nos yeux, au fil des rencontres hasardeuses et des trouées oniriques, en un voyage intérieur aux pistes foisonnantes, aux ramifications multiples. Et le conte déjanté et fantasque se regarde comme un manifeste politique invitant chacun d’entre nous à ne pas soumettre ses désirs à l’ordre du monde. Réjouissons-nous devant cette fantaisie troublante, à la fronde assumée. Le cinéaste renoue ici avec la licence poétique.

La naissance de l’amour en plein causse du Lozère

Les premiers plans nous entraînent à grande vitesse sur un chemin de pierres à bord d’une automobile aux côtés d’un conducteur dont l’objectif nous échappe. En bordure de la route, il s’arrête et hèle un beau jeune homme farouche en lui demandant d’entrée de jeu si, « avec son physique, il a envie de faire du cinéma ». Une question à laquelle l’interpelé répond par la négative en ajoutant que « ça ne l’intéresse pas ». Non loin, de là, de l’autre côté de la route un vieillard aux cheveux blancs, assis dans un siège de camping, regarde la scène un brin goguenard. Un début en trompe-l’œil ? Une ouverture débouchant sur une fausse piste ? Pour l’heure, nous retrouvons notre curieux automobiliste devenu piéton, scrutant l’horizon tout en arpentant un vaste plateau rocailleux. Au loin, une bergère armée d’un fusil, accompagnée d’un chien, entourée de son troupeau, dont il se rapproche à pas lents. Après quelques paroles échangées, la situation paraît s’éclairer : Léo cherche le loup (animal réintroduit dans la région, la Lozère), que Marie redoute comme tueur et mangeur d’agneaux. A cette occasion, un tournant dramatique s’opère : une attirance amoureuse, une installation ensemble dans la bergerie et, quelque temps plus tard, la naissance d’un enfant. Marie, déjà mère de deux enfants, se détache pourtant vite du dernier-né et de son géniteur. Après de vaines tentatives de rapprochement, Léo, le bébé sous le bras, saisi puis conquis par cette responsabilité nouvelle, reprend son parcours erratique et nous embarque dans la poursuite de son aventure.

La circulation des désirs par monts et par vaux

Scénariste à court d’idées, il ne manque pas d’imagination pour soutirer une nouvelle avance financière au producteur lui réclamant périodiquement par téléphone un script achevé, jusqu’à ce que le refus définitif de ce dernier ne le fasse basculer dans la précarité et approcher l’ombre du déclassement social. Pourtant, du lumineux causse lozérien à la grisaille du port de Brest en passant par la verte humidité des marais poitevins, le voyageur, père maladroit et vagabond fervent, reste disponibles aux rencontres affectives et sexuelles comme autant de portes ouvertes sur d’autres univers, d’autres rêves. Là encore, le cinéaste surprend par de nouvelles bifurcations inattendues : la tentation du couple et de la famille écartée, les relations de son ‘héros’ avec les hommes vont parfois à rebours de l’affichage du désir. Le jeune homme convoité se dérobe, la relation avec le vieillard se meut en étreinte ultime et l’homme d’âge mûr avouant son désir se le voit refuser. Comme si à chaque fois la concrétisation de la relation en se confrontant au désir de l’autre, à son altérité, reconfigurait les affects et faisaient naître des émotions, des sentiments et une liberté nouvelle chez Léo et ses différents partenaires. Plus proche du nomadisme affectif que du libertinage sexuel, Léo en effet s’affranchit des normes et des interdits pour mieux préserver son imaginaire et son accès au rêve.

Fragments d’utopie, figures du loup

Dans cette trajectoire tortueuse, tantôt apaisée, tantôt tumultueuse, qui se déploie sous nos yeux, les frontières s’estompent entre le réel et l’imaginaire : rêves de Léo dans sa course aux idées (de son scénario) et aux émotions (de sa vie), imagination du réalisateur dans sa recherche des potentialités d’une existence insoumise (de son personnage, de sa création). Ainsi, voyons-nous le héros de « Rester vertical » glisser le long d’un fleuve, debout à bord d’une barque au milieu des feuillages, ou livrer son torse nu couvert de branchages au pouvoir libérateur d’une étrange naturopathe. A contrario, ce peut être la rencontre fugitive du regard d’un ‘Sans domicile fixe’, croisé dans une rue, qui déclenche un séisme intime chez celui qui se sait socialement au bord du gouffre et peine à trouver les moyens de tenir.

Alain Giraudie, dans un mélange délibéré des formes et des genres, trouve encore une façon magistrale de faire fusionner à l’écran l’amour, la sexualité et la procréation : cadré en gros plan, le sexe de Marie offert à son amant s’ouvre à nouveau pour que sorte le nouveau-né, à la manière d’une réinterprétation vivante du tableau de Gustave Courbet, « L’Origine du monde ». Le cinéaste refuse ici la séparation des styles, la répartition des rôles et le partage des genres. D’embardées poétiques et d’escapades oniriques en confrontations rugueuses avec le réel, les personnages de « Rester vertical », Léo en particulier, affrontent l’existence et sa précarité, sans transiger sur leurs aspirations ni soumettre leurs désirs à un ordre supposé immuable. Et le cinéma d’Alain Giraudie avance dans la nuit à la rencontre du regard du loup, lumineux et fixe. Lorsque la meute des tueurs se rapproche, le héros fragile- père tendre, scénariste inconséquent et rêveur impénitent- ne recule ni ne bronche. Pour surmonter la peur du loup, animal mythologique par excellence, il faut, selon une recette ancestrale, ’rester vertical’. Au-delà du plaisir partagé de filmer le sud-ouest, son pays natal, ses habitants et ses terres agricoles, le cinéaste aveyronnais chasse à nouveau en territoire inconnu et nous offre avec « Rester vertical » l’esquisse poétique et frondeuse d’un ‘programme’ politique.

Samra Bonvoisin

« Rester vertical », film d’Alain Giraudie-sortie en salle le 24 août 2016

Séléction officielle en compétition, festival de Cannes 2016