Print Friendly, PDF & Email

Selon les dernières statistiques de l’OIM, 106 461 migrants ont rejoint l’Italie en bateau en 2016, la plupart depuis la Libye, et 2 726 hommes, femmes et enfants sont morts pendant la traversée. Comment l’Ecole peut-elle développer la compréhension d’une question si essentielle ? Au collège de Bourg-sur-Gironde, Marie Especel et Marlène Partyka ont choisi de travailler en interdisciplinarité autour du roman « Eldorado » de Laurent Gaudé pour mettre en œuvre une belle pédagogie de l’altérité avec leurs élèves de 4ème. Au programme : lecture, recherches documentaires, analyse d’images, cartographie numérique des déplacements, réécritures via Twitter, interviewes écrites ou vidéos des personnages. Au final, le projet permet de « multiplier les représentations des phénomènes migratoires » et de « déconstruire des savoirs informels pour en faire des objets de savoir scolaire ». Les Enseignements Pratiques Interdisciplinaires abaissent-ils le niveau ? L’Education aux Medias et à l’Information constitue-t-elle une perte de temps ? A l’expérience non…

Ce projet autour du roman de Laurent Gaudé se déroule dans le cadre d’un EPI intitulé « Des migrations et des (dés)informations » : pouvez-vous éclairer le dispositif et ses objectifs ?

Le projet est né, dans le cadre de la préparation de la réforme du collège pour la DAFPEN, de la volonté de deux enseignantes, Marie Especel, en Lettres, et Marlène Partyka, en Géographie, d’expérimenter une séquence pédagogique intégrant les contraintes de fonctionnement prévues à la rentrée 2016. Il s’agissait également de mener un travail réflexif sur l’enseignement de l’EMI dans le cadre de nos travaux de recherche en Master2 SIC. Cet EPI s’articule à la convergence des programmes disciplinaires et du futur programme d’EMI. L’EPI appartient au thème “Information, communication, citoyenneté”. Responsables depuis 6 ans de l’option EMI de l’établissement avec deux autres enseignantes (Documentation et Technologie), nous avons expérimenté l’EPI avec la classe de 4ème suivant l’option EMI (2h00 d’enseignement hebdomadaire en plus dans l’EDT).

Au cœur de cet EPI, la volonté de traiter des programmes disciplinaires en développant, de manière transversale, des connaissances et des savoir-faire. L’objectif étant de faire acquérir des compétences transposables d’une discipline à l’autre. Fil rouge de ces apprentissages disciplinaires, l’EMI, en particulier en termes de réception de l’information en ligne.

La funeste actualité de l’année écoulée a soulevé des interrogations et une certaine confusion chez les élèves. Migrants, réfugiés, terroristes, le risque d’amalgame a rendu le travail d’explication nécessaire. Traiter ponctuellement le sujet ne peut suffire, d’où l’idée d’y consacrer un travail long et distancié en interdisciplinarité. Les enseignantes ont souhaité porter un regard croisé sur un même objet d’étude : « les migrations internationales ».

Pourquoi le choix de ce roman précisément ?

L’entrée de l’EPI s’est faite par la littérature et la fiction. Le roman Eldorado, de Laurent Gaudé, permet d’aborder la question des migrations, chapitre étudié en Géographie, en confrontant deux parcours : celui d’un garde-côte italien et celui d’un jeune soudanais qui cherche à rejoindre l’Europe. Les choix narratifs (emploi de la première personne) favorisent l’identification avec le deuxième personnage. Le découpage du roman en chapitres relativement courts, faisant alterner deux récits, permet l’accompagnement de la lecture et la différenciation des parcours dans le roman (les “petits” lecteurs n’ont lu que les chapitres consacrés au personnage de Soleiman).

Les programmes de Lettres de 2016 mettent l’accent sur la nécessité d’étudier “des textes et documents issus de la presse et des médias”. Les séances EMI prévues dans l’EPI ont permis de travailler cette partie du programme de Lettres tout en confrontant littérature et médias en matière de traitement de l’actualité. En Géographie, ce thème classique est habituellement traité en très peu de temps, et la réception des élèves varie énormément selon l’endroit où l’on enseigne. Entrer dans ce thème via l’éducation aux médias et par les médias de genres variés permet à la fois de multiplier les représentations des phénomènes migratoires et de déconstruire des savoirs informels pour ainsi en faire des objets de savoir scolaire. Le fait de s’appuyer, en Géographie, sur la fiction, est peu commun mais favorise aussi la construction de savoirs et crée du sens d’une discipline à l’autre.

Quelles modalités de travail avez-vous mises en place pour mener à bien la réécriture via Twitter ?

Le projet Twitter s’est largement inspiré d’une publication de Lucie Soullier pour les grands formats du Monde, “Dans le téléphone d’une migrante syrienne”.

Nos élèves sont habitués à travailler sur Facebook, Instagram ou Google Drive pour leurs projets médias ou dans le cadre disciplinaire (l’établissement ne possède pas d’ENT). Il aurait donc été plus simple d’utiliser un outil qu’ils maîtrisent ! Ils sont également déjà sensibilisés aux règles de publication en ligne et nous pratiquons largement l’usage de BYOD en classe. Il nous a pourtant semblé intéressant d’exploiter toutes les possibilités offertes par Twitter tout en familiarisant la classe avec un site méconnu ou peu utilisé et en en découvrant les singularités. S’il avait été au départ envisagé de créer de faux échanges SMS, il est plus pertinent d’utiliser un outil dans lequel les élèves publieront réellement. Que publie-t-on ? Pour qui ? Pour quoi ? Comment ? A l’image des Twittcontes, la production des élèves, lue par autrui, se doit d’être intelligible et de respecter des règles en termes de rédaction et de contenu.

En amont de la publication, les élèves, par groupes, ont travaillé sur les chapitres du roman consacrés au personnage de Soleiman. Toujours via Google docs, ils ont renseigné différents documents, du relevé d’information chapitre par chapitre, à la construction du scénario de publication sur Twitter. Toujours dans le cadre de l’EPI, ils ont réalisé, sur Google maps, la carte du parcours de Soleiman et l’ont confrontée à leurs connaissances en Géographie sur les principaux flux migratoires. Partant du principe que chaque élève travaillait pour son groupe et chaque groupe pour la classe, les élèves ont eu à cœur de s’impliquer dans ce projet en classe et hors classe, un groupe de discussion via Messenger permettant de garder le lien en dehors du temps de classe, en particulier pour résoudre des soucis techniques. La publication sur Twitter s’est faite intégralement en classe, chapitre par chapitre. Lorsqu’un groupe était occupé à publier, le reste de la classe travaillait sur une autre activité, la réalisation individuelle d’un objet médiatique sur la suite du roman.

Dans ce twittroman, les élèves jouent avec les possibilités de l’interface : pouvez-vous en donner des exemples et en éclairer les intérêts ?

Le format en 140 caractères est un excellent support pour le travail d’écriture en Lettres (phrases verbales / non verbales, choix des temps, phrases minimales…) en imposant un effort de concision et de précision. Le choix des hashtags permet aussi de travailler sur les champs lexicaux, les termes génériques. La réduction de texte est un exercice que les élèves ont trouvé difficile, voire contre nature, eux à qui l’on demande toujours de développer ! La production en groupe a été bénéfique pour la réflexion sur la cohérence textuelle, chaque membre du groupe et chaque groupe veillant à ce que les différentes parties s’enchaînent correctement.

L’insertion d’images a permis aux élèves d’appliquer ce qu’ils avaient appris dans les séances EMI de l’EPI en matière de vérification des sources et de recherche d’information (par exemple, pour trouver un prénom à la mère de Soleiman, ils ont cherché des prénoms soudanais). Ils ont également dû s’interroger sur les lieux du roman et les confronter avec ce qu’ils apprenaient en Géographie et l’actualité (le roman est inspiré de faits réels), en particulier au sujet des frontières entre le Maroc et l’Espagne.

Enfin, ce travail a permis d’initier les élèves à la veille documentaire en suivant des hashtags tels que #migrants ou #réfugiés et des comptes comme celui de l’AFP.

La réécriture du roman se prolonge par des interviews des personnages rassemblées sur Padlet : quelles ont été les consignes ? comment les élèves s’en sont-ils emparés ?

Proposé sous forme de tâche complexe interdisciplinaire, le sujet était le suivant : “Tu es un journaliste qui a suivi le périple de Soleiman et Boubakar sur Twitter. Tu es parvenu à les retrouver après leur passage de la frontière : ton rédacteur en chef te demande de faire savoir au grand public ce qui leur est arrivé depuis la fin de l’histoire. Il te laisse le choix de la forme et du support (article, interview, reportage, autre type de publication, format papier ou à l’ordinateur…) mais te demande d’insérer des images à ta production finale.”

Forts de leurs connaissances en termes de production médiatique et de leur maîtrise des techniques vidéo et audio, libres à eux de réaliser la production de leur choix. Dans le cadre d’un EPI, et dans un souci de différenciation pédagogique, il nous semblait important de laisser cette liberté aux élèves. On parle souvent de la réforme en termes de « nivellement par le bas » ; le résultat des productions montre le contraire : certains élèves ont eu le loisir de réaliser des productions très poussées (une émission de radio inspirée de « ça peut pas faire de mal » par exemple).

En amont de l’EPI, nous avons d’abord utilisé Padlet entre enseignantes pour réunir des documents interdisciplinaires. Nous avons ensuite décidé de donner accès à ce Padlet aux élèves afin qu’ils y puisent des documents de travail et qu’ils puissent y effectuer des recherches plus circonscrites que sur le web qui auraient pu engendrer une surcharge cognitive trop importante et improductive. Un deuxième Padlet a été créé pour héberger les productions des séances EMI autour de l’étude de l’image. Il nous a ensuite semblé naturel de garder le même outil pour les productions médiatiques des élèves, son utilisation leur étant désormais familière.

Au final, quel bilan tirez-vous du projet : pour le français ? pour l’histoire-géo ? pour l’EMI ? par-delà les disciplines ?

Il est difficile de dissocier les disciplines. Le premier point positif est une meilleure construction des savoirs :

– en amont de l’EPI la lecture du roman et l’accès au Padlet contenant les supports généraux ont permis de sensibiliser les élèves au sujet.

– l’enchaînement et l’alternance des séances disciplinaires évite à chacun des professeurs de traiter certaines parties de son cours ou de s’attarder sur des contenus : les élèves réinvestissent ce qu’ils ont appris d’une séance à l’autre en utilisant les mêmes outils (cahier de français et de géo, extraits du roman, cartes…).

– les activités proposées participent à la construction du sens car elles sont utiles pour avancer dans l’EPI, quelle que soit la discipline.

– les activités de recherche d’information et d’analyse d’image dans les cours disciplinaires favorisent le réinvestissement des connaissances acquises au cours des séances EMI.

Le deuxième effet positif est une motivation accrue grâce au travail de groupe, à la valorisation de compétences et savoirs personnels, au partage des connaissances. Motivation accrue et estime de soi changent le rapport au savoir et favorisent la réussite. Certaines compétences difficiles à traiter et peu motivantes pour les élèves, notamment en cartographie, prennent ici du sens car elles font entrer des concepts très abstraits (« mondialisation », « interface ») dans du concret.

On attend des élèves qu’ils n’en comprennent que mieux les liens entre les savoirs et accèdent plus durablement à la conceptualisation.

Quels conseils donneriez-vous à des collègues qui vont s’engager dans les EPI et qui pourraient être tentés par des démarches similaires ?

Comme tout projet, la programmation d’un EPI nécessite une réflexion poussée et une construction rigoureuse en amont. En effet, savoir qui fait quoi, quand, est essentiel afin d’éviter les doublons et de permettre le lien entre les disciplines. En ce qui nous concerne, le temps passé en amont a constitué un gain de temps pour la suite puisque le rapprochement des programmes de chacune a permis de mettre en évidence les points de convergence, évitant ainsi les redites au cours des séquences disciplinaires.

Enfin, les objectifs doivent être clairs pour les élèves sans être trop directifs quant à la démarche. Si le changement de posture peut faire peur à certains enseignants, il est indispensable à la réussite d’un tel projet. L’interdisciplinarité invite en effet à repenser non seulement les pratiques pédagogiques, mais aussi la didactique disciplinaire et le rapport au savoir.

Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut

Les statistiques de l’Organisation internationale pour les migrations

La réécriture du roman Eldorado via Twitter

Le mur Padlet des interviewes des personnages par les élèves

Le mur Padlet des productions autour de l’image

Le mur Padlet des documents de recherches

Lucie Soullier, “Dans le téléphone d’une migrante syrienne”