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Le système scolaire français peut-il continuer de laisser autant de jeunes au bord de la route de la lecture et de l’écriture ? Comment peut-on accepter en 2016 que plus de 2 millions de personnes soient encore illettrées ? Au moment de la mise en route du plan numérique du gouvernement, ne voit-on pas émerger une nouvelle forme de discrimination, électronique ? Le numérique ne fait pas de miracles… c’est bien pourquoi d’autres acteurs tentent d’agir ou plutôt de réagir, sentant l’urgence devenir de plus en plus criante.

Pour que le numérique profite à tous

L’Agence Nationale de Lutte Contre l’Illettrisme organise en ce mois de septembre ses Journée Nationales d’Action contre l’Illettrisme (5 au 10 septembre 2016) ainsi qu’un ensemble d’évènements autour de la question du numérique sur l’ensemble du territoire français. C’est à Lyon, que le lancement de ces journées du numérique se sont ouvertes par deux journées (6 et 7 septembre) autour du thème « Agir ensemble pour que le numérique profite à tous ». Parce que l’ANLCI rassemble un grand nombre d’acteurs du quotidien et d’acteurs institutionnels, il était logique que dans ces journées, leur soit donnée la parole. Responsables mais aussi intervenants des structures ont pu échanger et approfondir leur réflexion sur la place à donner au numérique pour lutter contre l’illettrisme. La variété et la richesse des échanges démontre la vitalité et l’engagement de toutes ces structures de tailles variées et surtout de leur membres, salariés ou bénévoles, tous volontaires. Près de 360 personnes se sont inscrites et près de 200 n’ont pu participer à cause de la taille des locaux disponibles.

Cette manifestation a été marquée par la cérémonie de remise d’une Charte en présence d’un nombre impressionnant de signataires. Cette charte, « Pour que le numérique profite à tous » rappelle que désormais le socle commun de connaissances et de compétences et de culture inclus très explicitement et de manière transversale les compétences numériques, qui désormais figurent aussi dans le code du travail. La lutte contre l’illettrisme, grande cause nationale labellisée en 2013 par le premier ministre, s’élargit désormais à la problématique de ce que l’on nomme « illectronisme ».

Pour ce faire, cette charte est basée sur trois principes :

– Maîtriser la lecture, l’écriture et les compétences de base, une première marche indispensable

– Simplifier les contenus et proposer un accompagnement adapté

– Faire du numérique un levier puissant pour prévenir et lutter contre l’illettrisme.

Prise de conscience

En d’autres termes, et cela a été rappelé par les responsables de l’association, il ne faut pas séparer la question numérique de la question du lire et écrite, le processus de prise en compte du numérique nécessité un accompagnement, des médiations humaines, le numérique doit devenir un moyen de lutte et non un vecteur de nouvelles discriminations. Dans les échanges avec la salle, la dimension humaine de l’accompagnement a été constamment rappelée. On peut sentir la crainte d’une tentative de passage en force d’un numérique qui s’affranchirait de l’humain en proposant des solutions techniques à l’illettrisme (visualisation, oralisation etc… voir système d’enseignement automatiques). Mais c’est aussi la marque d’une prise de conscience du raz de marée numérique par une communauté qui a déjà fort à faire avec plus de 2 millions de personnes en difficulté de communication écrite, parfois aussi orale et désormais numérique.

Une rapide analyse des propos des différents intervenants de cette première journée amène à poser une question : comment se fait-il qu’il ait fallu attendre aussi longtemps pour agir ? En effet dès le début des années 1980, la question de l’informatique s’impose dans le monde professionnel, disqualifiant rapidement ceux qui ne s’y adaptaient pas. Le travail mené par l’Anact présenté dans la revue « Travail et Changement » en mars 2016 rappelle que ce problème est toujours d’actualité mais d’une manière nouvelle. Rappelons ici le souci, dès 1985, de faire de l’espace scolaire équipé en informatique, un espace ouvert à tous pour « entrer dans ce nouveau monde ». Rappelons aussi l’avertissement lancé par Jacques Delors et la communauté européenne dans les années 1990 à propos de la société de l’information et de la connaissance en train de se développer massivement. Rappelons aussi la création du B2i et de ses descendants C2I pour les jeunes, les adultes, en vue d’envisager l’alphabétisation numérique de la population. Les critiques de toutes sortes, le mépris souvent affiché, jusque dans les salles des profs et même dans les propos de certains inspecteurs, envers cette volonté de former les jeunes et les adultes à des compétences, fussent-elles d’usage, du numérique, tout cela a amené à délaisser la formation réelle. Du coup il n’est pas étonnant que l’ANLCI en soit à tirer la sonnette d’alarme : qu’a fait l’école ? Qu’ont fait les associations ? Et pourtant il y a eu des bonnes volontés, en particulier dans les Espaces Publics Numériques et autres associations volontaires.

Une nouvelle fracture

Aujourd’hui les nouvelles formes d’illettrisme en lien avec une société numérique démontrent que les fractures de situent d’abord dans la compréhension des modes d’usage que dans la possession (hormis pour les plus démunis) d’appareils connectés. Or dans les modes d’usage il est une compétence fondamentale qui s’impose et qui est bien sûr basée sur la compréhension du monde numérique : comment accéder à MA liberté si je ne parviens pas à la compréhension de ce qui se présente sur les écrans. Alors que la vidéo et l’audio sont revenus au premier plan, l’écriture reste discriminante. Mais l’écriture n’est plus seulement cette de l’alphabet, mais aussi celle de l’image, du son et de l’interactivité. L’illettrisme frappe les plus démunis, l’accès à l’informatique et à Internet a d’abord été colonisé pas ceux qui sont les plus favorisés creusant ainsi un nouveau fossé. A ces dimensions techniques et cognitives s’ajoutent la dimension économique. Or c’est cette dimension qui, associé à la question sécuritaire et identitaire, qui a pris le dessus sur les individus. Cette domination nouvelle s’applique d’abord à ceux qui sont les plus faibles dans ces domaines.

Même si cette réaction est bien tardive, elle est nécessaire. Mais elle doit surtout faire réfléchir le système scolaire qui continue de creuser de nouvelles inégalités tout en tentant de refermer les anciennes… Eternel recommencement d’une société qui n’arrive pas à se défaire de ses pratiques inégalitaires dans plusieurs domaines : celui du logement, du savoir, du travail, ou plus simplement de l’écriture et de la lecture et pour parler savant de la « translittératie ».

Bruno Devauchelle

L’ANLCI

La charte