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C’est un des best sellers de la rentrée. Le livre de Céline Alvarez, qui décrit trois années de travail en école maternelle, a une couverture médiatique telle que la ministre a été amenée à relancer le conseil de l’innovation (Cnire). Mais qu’en pensent les professeures de maternelle ? Nous avons interrogé trois enseignantes, bien installées dans le métier, pour leur demander leur analyse d’un livre destiné au grand public. Deux mots reviennent : déception et trahison. Céline Alvarez ne fait pas l’unanimité.

Un parcours très particulier

Peut-on baser une analyse de l’Ecole sur trois années d’exercice solitaire au même endroit ? Une méthode pédagogique peut-elle s’imposer quand elle n’a été testée que dans une classe et évaluée de façon non scientifique ? Peut-on donner des leçons à une profession quand on l’a si peu exercée et qu’on en a démissionné ? A toutes ces questions, la réponse est simple.

Professeure des écoles en maternelle, Céline Alvarez a obtenu d’emblée, grâce à des soutiens bien placés, immédiatement après le concours, l’autorisation d’ouvrir une classe expérimentale, d’exercer dans une salle particulièrement vaste, d’avoir du matériel spécial labellisé Montessori, des élèves triés pour construire une classe multi âge et enfin d’avoir en permanence une aide spécifique choisie par elle. Puis quand elle a perdu ces privilèges, au bout de trois ans seulement, après le départ de son protecteur sous V Peillon, elle a démissionné.

Toutes ces conditions extraordinaires suffiraient à décrédibiliser l’expérience et le livre. Pourtant il ne laisse ni parents ni enseignants indifférents. Les uns y lisent une école où chaque enfant s’épanouirait en douceur. Les autres y trouvent , au début du livre, des principes de bon sens et une bienveillance envers l’élève qui ne peut laisser indifférent.

Quid de l’apprentissage de la socialisation ?

Pourtant la lecture tourne à l’aigre chez nos instits. « C’est dommage. Son livre aurait pu donner des pistes intéressantes aux enseignants. Mais on se sent méprisé », nous a dit Lilia Ben Hamouda, qui exerce en maternelle à Stains (93) en Rep+. Voyons pourquoi…

D’autres enseignantes appliquent les méthodes Montessori dont se réclame C Alvarez. C’est le cas notamment de l’équipe de l’école des Grands Pêchers, à Montreuil (93). Cette équipe a été primée au Forum des enseignants innovants en 2014. Mais les idées de Montessori n’y sont appliquées qu’une partie de la journée. « Ce qui est important c’est d’articuler le temps où l’enfant travaille de façon individuelle en libre choix avec la confrontation en classe entière », nous dit Lucie Cabaret, professeure dans cette école. « L’accueil Montessori le matin permet une entrée en douceur dans la classe de façon individuelle. Mais une des grandes missions de l’école maternelle c’est l’apprentissage de la socialisation ». C’est un des principaux reproches faits au livre, qui sur ce point s’appuie sur les idées de Montessori.

« Il y a quelque chose d’inquiétant dans le temps passé par les élèves en enseignement individuel », explique Maeliss Rousseau, une enseignante d’Asnières (92). Dans le livre C Alvarez déclare passer 30 minutes en classe entière et le reste du temps en travail individuel. « C’est très peu », souligne M Rousseau. « A l’école on apprend à participer, à dédramatiser, à se réjouir de la réussite de l’autre, à vivre ensemble. Une telle répartition du temps c’est aller vers l’individualisme ».

Quid du sens des apprentissages ?

« Je suis très inquiète aussi sur la question du sens », continue M Rousseau. C’est dans la confrontation avec le groupe, dans des activités communes que le sens des apprentissages se fait jour. L Cabaret relève aussi que cette confrontation est nécessaire aux acquisitions. Sinon l’enfant reste enfermé dans les exercices type Montessori sans faire le passage à une autre situation.

L’idée d’un apprentissage naturel par l’enfant suscite beaucoup d’incrédulité. « C’est vrai pour certains enfants », explique Lilia Ben Hamouda. « Mais la plupart des enfants ont besoin d’être aidés ». Une idée partagée par Maeliss Rousseau. « Spontanément les enfants ne vont pas vers un matériel qui les fait progresser et qui donc les déstabilise. « L’enfant a besoin de se sentir autorisé à apprendre », explique L Cabaret. « Cette pédagogie confronte l’enfant au libre choix et pour certains enfants c’est très violent ».

Dans son école à Montreuil, cela passe par l’intégration la plus poussée possible des parents dans la vie de l’école. Ainsi les enseignantes, les enfants et des parents sont partis en week-end ensemble. « On a vu des choses incroyables. Les parents ont découvert qu’ils pouvaient faire confiance aux autres parents et aux enseignants ». Cette démarche collective lui semble la base des progrès des enfants.

Si le matériel Montessori, largement décrit dans le livre, est généralement jugé « très efficace », lui aussi tombe sous les critiques. « Je suis étonnée de voir l’utilisation des lettres Montessori », explique L Cabaret. « C’est en décalage avec les recherches actuelles. Ça date beaucoup. Lire c’est chercher et on s’appuie davantage sur les travaux de Mme Brigaudiot ou de B Devanne alors que l’approche Montessori est en décalage sur la question du sens. On écrit pour communiquer pas pour un exercice individuel ».

Épanouissement individuel vs construction du collectif

Mais c’est surtout le projet social porté par la méthode Alvarez qui suscite le doute. Les enseignantes relèvent que les enfants sont socialement indifférenciés dans l’ouvrage de C Alvarez. Or les différences sociales sont très marquées dès la maternelle. « Il est aberrant de dire qu’un enfant pauvre et riche c’est pareil », estime Leila Ben Hamouda.

« Elle met l’accent sur l’épanouissement individuel alors que ce qui compte c’est l’émancipation collective », explique L Cabaret. « Il y a quelque chose de séduisant car on entre dans une classe apaisée avec des enfants calmes et du beau matériel. Mais sa méthode pose beaucoup de questions sur le collectif, la contextualisation des apprentissages ». La croyance en l’épanouissement individuel sans stimulation par l’adulte finirait par se retourner contre les enfants des milieux populaires.

« Pour faire vivre les enfants en société c’est tout un travail », rappelle M Rousseau. « C’est par l’école que se construit la société. On nous le répète assez en ce moment. Or chez C Alvarez, c’est sacrifié à la performance individuelle. Je m’interroge beaucoup sur la transmission des valeurs ». Une dimension passé inaperçue chez cette enseignante très temporaire.

François Jarraud