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Dans une culture numérique qui invente de nouvelles façons de trouver, produire, partager l’information, le défi est essentiel : être agi ou devenir acteur ? subir ou participer en toute lucidité à la société de la connaissance en train d’advenir ? C’est l’enjeu de l’Education aux Médias et à l’Information (EMI) : une finalité essentielle de l’Ecole depuis la loi de Refondation qui doit être portée par tous les acteurs et toutes les disciplines. A Lyon, du 9 au 11 janvier 2017, une conférence nationale a tenté de faire le point et de tracer des directions : enseignants, formateurs et experts ont croisé pratiques et réflexions pour aider les élèves à trouver leur place dans la culture numérique, de façon active, critique et responsable. Echos de la 1ère journée…

Enjeux démocratiques

D’emblée, Michel Lussault, directeur de l’Institut français de l’éducation, invite à élever le niveau du débat sur l’éducation en France : sommes-nous capables d’avoir en la matière un vrai débat démocratique, raisonné, éclairé ? De récentes controverses absurdes sur la notion de « prédicat », présente dans les nouveaux programmes, l’illustrent à nouveau : il faut se montrer ferme contre les contrefacteurs éhontés, ce qui s’apprend dans l’EMI, rappeler aussi par exemple que celle-ci n’œuvre pas contre les disciplines mais avec elles. Le thème de cette conférence dépasse ainsi largement la question du numérique pour embrasser celle de la démocratie. Françoise Moulin-Civil, rectrice de l’académie de Lyon, le souligne à son tour : l’école n’est pas là pour former des spécialistes de discipline, mais des citoyens. Normand Landry, professeur des universités au Canada, relie dans l’intitulé même de sa chaire, l’éducation aux médias et les droits humains.

Dans son intervention de clôture, Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’éducation nationale, situe la conférence dans son contexte : 2 ans après les attentats de janvier 2015, une époque où pèsent des menaces contre la liberté d’expression et où prolifère la désinformation. L’EMI est « une priorité au cœur de la mobilisation de l’Ecole pour les valeurs de la République ». Elle nous invite à repenser quotidiennement chacune de nos actions, à innover. Pour tous les participants, le défi éducatif est donc immense, simultanément éducatif et démocratique : il s’agit de promouvoir la citoyenneté en la mettant en œuvre au cœur des pratiques pédagogiques.

Eduquer à l’incertitude

Dans sa conférence augurale, Dominique Boullier, professeur de sociologie à Lausanne, livre des diagnostics : l’incapacité à prendre en compte les conséquences de ses actes génère l’incertitude (au-delà du risque). Il y a une incertitude propre au numérique : le bug, l’opacité des algorithmes, l’insécurité des réseaux, l’incertitude sur les valeurs de l’immatériel, la rapidité d’innovation… Mais la remise en cause des autorités scientifiques date d’avant le numérique, par exemple sur le nucléaire, les OGM, le tabac. La défiance s’étend à tout personnel en position de délégation, en représentation politique. Des composantes de l’incertitude informationnelle sont amplifiées par le numérique. Il y a « changement de régime médiatique » : un changement dans le monde (incertitude), un changement dans les savoirs sur le monde (doute), un changement dans les porte-parole du monde (défiance). Les facteurs d’incertitude sont la prolifération (fin de la rareté), l’horizontalité (fin des porte-paroles), la haute fréquence (fin de la différance). Les moteurs de recherche sont désormais des moteurs de réponses, fait remarquer Dominique Boullier. Il conclut par une invitation : contre la mélancolie de la défiance, « amplifier par le numérique la joie de l’émergence collective des connaissances ».

Adhérer aux valeurs de la République

Daniel Agacinski, conseiller de la direction, France Stratégie, rappelle Ferdinand Buisson : « On ne fait pas des Républicains comme on fait des catholiques ». Il s’agit bien par l’EMI de se faire citoyen en acte. Quelques pistes : reconquérir une disposition à la réflexivité contre « l’économie de l’attention », ce qui suppose un arrachement au rythme du numérique, acquérir le recul sur ses propres usages et leur inscription dans les usages sociaux, construire un va et vient entre immersion et retrait. Pour Anna Angeli, adjointe au maire du Pré-Saint-Gervais, les projets éducatifs de territoire constituent aussi un espace possible où mener l’EMI, où développer la culture numérique. Gilles Braun, Inspecteur général, fait remarquer combien il peut être intéressant d’intégrer les jeunes aux plateformes de vie publique, sur les sites de la ville.

Sophie Jehel, chercheuse au Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation, souligne combien le web des algorithmes et de la recommandation manifeste une indifférence aux valeurs. Les jeunes peuvent se sentir stigmatisés dans la façon dont on représente leur rapport à l’information, ce qui alimente la défiance vis à vis des autorités. Sophie Jehel montre en particulier le poids actuel des émissions de la téléréalité, qui nous posent d’ailleurs probléme : comment introduire dans l’EMI des contenus qui ne sont pas légitimes ? Ces émissions s’opposent aux valeurs de la République : elles valorisent la compétition généralisée, y compris des corps et de l’intimité, elles éduquent au consentement à la surveillance, elles reposent sur la construction de clans fondés sur l’inégalité et les stéréotypes. Tous les coups y sont permis pour triompher des autres : la trahison apparait plus essentielle que le « care », la fraternité. Comment lutter ? Il faut, insiste Sophie Jehel, tenir compte de l’adhésion affective des jeunes à ces émissions. Il convient aussi de créer des espaces de réflexivité pour aider à transformer les postures : questionner sur les modalités de la compétition, mettre en relation les valeurs de ces émissions avec celles de la République, auxquelles ils sont attachés, en insistant en particulier sur la discrimination.

Affronter les mutations de l’information

Jean-Michel Salaün, professeur à l’École normale supérieure de Lyon, explique « le passage d’un régime de savoir à un autre ». Les 19ème-20ème siècles furent documentaires. Le document y était un objet porteur de sens qui servait à transmettre et prouver. Le contexte était marqué par l’esprit scientifique, les votes, l’industrie, l’auteur, les revues, les lois, les brevets, les œuvres, les médias et l’imprimerie. L’enjeu était la transmission intergénérationnelle. Les 20ème-21ème siècles sont numériques. Les documents y sont divers : documents numériques (web 1), néodocuments (web 2), données (web 3). Ils servent davantage à partager et prévoir. Le contexte est marqué par le savoir limité, la communauté, les opinions, les services, la personnalisation, la réflexivité, l’individu, les médias sociaux, les blogs, wikipedia, les GPS, les smartphones … L’enjeu est désormais la transmission infragénérationnelle. Les conséquences sont positives : plus grande efficacité dans l’accès au savoir, sociabilité, rapidité, transparence, efficacité, personnalisation. Mais il y a aussi des dérives : utilisation de nos faiblesses, démocratie des crédules, manipulations, fakes, dévoiement … Pour Jean-Michel Salaün, le défi est de « construire ensemble le nouveau régime de savoir » : encadrer les GAFA, bâtir une déontologie pour les professions du numérique (développeurs, designers, architectes de l’information …), éduquer (dès le primaire) à la littératie numérique, y compris en apprenant à publier. Il faut en particulier faire comprendre que ce n’est pas celui qui crie le plus fort qui a raison : il s’agit d’une exigence démocratique, y compris sur le web.

Charles Nepote, chef de projet « Partage des données publiques » au FING, fait remarquer qu’aujourd’hui tout le monde produit de la donnée, mais que nous ne sommes plus maîtres de l’usage qui est fait de nos données. Des transformations sont en cours : accélération de la capacité de stockage et de la vitesse de traitement, nouveaux modes de production et de collecte, massification des données, coproduction et partage (le crowdsourcing, phénomène ancien dans la botanique ou l’astrophysique avec des non experts qui repèrent des comètes) Mais on garde une vision archaïque de la donnée : on l’envisage toujours comme une ressource de type « la donnée, c’est le nouvel or noir », or il y a autonomisation et pluralité. Pour Charles Nepote, il y a nécessité d’éduquer les élèves à cette question. Wendy Mackay, directrice de recherche à l‘INRIA, souligne le défi de l’informatique, science de l’information : augmenter les capacités de l’ordinateur ou celle des humains ?

Apprendre la citoyenneté en action

Devenir citoyen du web, devenir citoyen tout cours : en pratique, que faire avec les élèves ? Leur apprendre à publier, répondent en chœur Delphine Barbirati et Michel Guillou dans un atelier commun. Il s’agit d’apprendre ainsi à exercer sa liberté d’expression alors que l’Ecole, témoigne Michel Guillou, ose encore censurer les élèves ou néglige de créer pour eux une plateforme nationale de blogs, tandis qu’un discours de peur ou de méfiance affleure encore chez certains adultes envers la parole des enfants et des jeunes. Pourtant, les initiatives se développent. Elles permettent aux élèves à la fois de s’exercer dans le maniement de la langue, de s’initier aux règles d’usage du web, de développer leur habileté à manier les interfaces et les architextes, d’exercer leur capacité à créer et à collaborer, de mener une réflexion sur leurs propres usages, de travailler des savoirs disciplinaires … Au primaire : twittcontes, écriture d’articles sur wikimini, cartes postales sur Prim à Bord, blogs de classes … Dans le secondaire : réécriture d’œuvres sur les réseaux sociaux, blog i-voix de lecture-écriture-publication-échange autour de la littérature, projets eTwinning, trolling d’articles scientifiques … « Publier, ça s’apprend et on apprend en publiant ! », insistent les orateurs.

Favoriser l’apprentissage de valeurs : en pratique, comment faire ? Emilie Lobjois, professeure d’histoire-géographie à Soissons, témoigne des relations fécondes entre l’EMI et l’Education Morale et Citoyenne. Avec ses élèves de sixième, dans un collège en réseau d’éducation prioritaire, elle a mené un projet contre les discriminations, en particulier sexistes. Au programme, par exemple : débat autour du clip des magasins U « Noël sans préjugés » pour en extraire le message explicite et le message implicite, identification de stéréotypes sexistes dans un catalogue Go sport (les hommes y sont représentés 5 fois et les femmes 2 fois, celles-ci toujours accompagnées, les sports masculins sont tous associés à la force, à l’énergie…), travail en classe inversée pour recenser les métiers que les élèves souhaiteraient exercer quand ils seront adultes et les représentations genrées que véhiculent ces « choix »… Ce qui importe selon Emilie Lobjois, c’est de baser l’EMI sur le quotidien, les représentations, les usages réels des élèves. Elle cite Michel Reverchon-Billot : « Si on veut que l’EMI prenne du sens dans les disciplines, je crois qu’il faut, avant tout, qu’on accepte que les élèves aillent chercher ailleurs qu’à l’école des connaissances auxquelles ils sont quasiment plus exposés qu’aux savoirs de l’école. » Ce qui importe encore pour Emilie Lobjois, c’est de chercher cohérence entre contenus et démarche : collaborer pour apprendre le vivre ensemble, pour faire vivre la fraternité, travailler en groupes mixtes avec une répartition non sexiste des rôles, construire l’’esprit critique par les échanges avec les autres.

Jean-Michel Le Baut