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Pour ou contre le numérique ? La question ne se pose même plus : le numérique est là, il constitue désormais notre milieu de vie. La question désormais est bel et bien : le numérique comment ? Que peut en faire l’Ecole pour développer chez tous les élèves des compétences essentielles : informationnelles, réflexives, techniques, créatives, collaboratives … ? En quoi le numérique à son tour est-il alors capable de transformer pratiques de classes, modalités de formation des enseignants, forme des établissements scolaires … Ces enjeux de l’Éducation aux Médias et à l’Information ont fait l’objet d’une conférence nationale à Lyon du 9 au 11 janvier 2017. Acteurs, témoins et experts ont partagé pratiques et réflexions pour aider au final les élèves à se construire comme citoyens du web actifs et critiques, créatifs et responsables. Échos de la 2ème journée …

Transformer les pratiques de classe

Pour Catherine Becchetti-Bizot, Inspectrice générale de l’éducation nationale, le numérique doit être intégré dans les pratiques non comme une activité supplémentaire. Il s’agit d’une manière d’être et de travailler ensemble dans un environnement qui est devenu le quotidien des élèves. Il faut amener les élèves à des pratiques conscientes et responsables. Les enseignants qui innovent revivifient eux-mêmes des pratiques pédagogiques qui se sont sclérosées au fil du temps.

En témoigne Yann Houry, professeur de français au collège départemental de Labrit dans l’académie de Bordeaux. Les élèves, traditionnellement invités à ignorer leurs voisins en classe, ici travaillent ensemble, par exemple autour de la publication en ligne d’articles sur l’encyclopédie Vikidia. Ils collaborent entre eux, mais interagissent aussi avec l’enseignant et le professeur-documentaliste, et même avec le monde extérieur. L’éducation au travail de groupe, explique Yann Houry, relève d’une éducation citoyenne. Lionel Vighier présente aussi le travail, quasi écologique, mené avec ses collégiens autour des théories complotistes qui polluent le web : analyse de la rhétorique qui les fonde, production de vidéos parodiques, travail en prolongement sur la fiabilité des sources.

Dans un atelier, Pascal Mériaux, explique ses usages de jeux sérieux en tant que professeur d’histoire-géographie à Lyon. Il peut être intéressant d’analyser avec les élèves l’idéologie à l’œuvre dans ces nouveaux objets culturels de masse. Des jeux sérieux comme 2025exmachina, L’Isoloir, Datak, Isis the end … peuvent servir de supports pédagogiques à condition que l’enseignant.e joue son rôle (mise en contexte du jeu dans la séquence d’apprentissage, observation et analyse pendant le jeu, débriefing indispensable). Karen Prévost-Sorbe, coordinatrice académique du CLEMI dans l’académie d’Orléans-Tours, montre comment mettre en œuvre un projet de webradio : un remarquable outil pour appendre à écrire et parler, une chance aussi pour la pédagogie du détour. Suite à l’objectif ministériel « un media par établissement scolaire », les CPE aussi s’en sont emparés pour faire vivre CVL et CVC. Un projet webradio, est-il souligné, appartient entièrement aux élèves et implique un changement de posture des enseignants.

Favoriser les pratiques réflexives

Vincent Audebert, IA-IPR de Sciences de la vie et de la Terre dans l’académie de Créteil, nous le rappelle : le numérique est un milieu d’organisation des savoirs, il est désormais notre milieu de vie. A l’Ecole, il faut y aménager une circulation authentique, par exemple cette activité invitant à débusquer et analyser les « trolls » dans les commentaires d’articles scientifiques en ligne. On peut faire rentrer la bêtise dans la classe pour déconstruire, pour distinguer croyance, opinion, preuve, savoir … L’élève, est-il souligné, doit être capable de métacognition : il doit apprendre et comprendre le cheminement du savoir, d’où la nécessité de faire retour sur la démarche accomplie pour se l’approprier. En témoigne le projet des Savanturiers, qui amène ainsi les élèves à adopter une démarche d’explorateurs, de chercheurs, pour au final conscientiser. La rétroaction de l’enseignant est primordiale dans cette étape de secondarisation des savoirs, en particulier pour des élèves en difficulté. L’enseignant doit aussi avoir un projet pour contrecarrer l’oubli : retrouver de manière régulière les savoirs, les tester de façon répétée. Il y a des injonctions paradoxales du système, souligne aussi Vincent Audebert : on dissuade d’utiliser Wikipedia ou Google traduction alors que tout le monde l’utilise ! Il serait plus judicieux d’acquérir de « bons usages » du copier-coller, par exemple d’utiliser Storify pour apprendre à sélectionner et transférer. L’École est un milieu numérique enrichi : il faut y multiplier les interactions et les rétroactions, en les adaptant aux besoins des élèves.

A la lumière du projet Wikiconcours, Gilles Sahut, professeur à l’ESPE de Toulouse, abonde en ce sens. L’élève doit se faire chercheur et métachercheur : il doit mener par exemple une réflexion sur la qualité des sources. Le risque est qu’il considère le site comme fiable parce que formellement bien fait. Les effets du Wikiconcours ont été évalués : les élèves ont progressé quant à la compréhension des mécanismes éditoriaux de fabrication des articles, mais pas assez sur la capacité à évaluer la qualité des articles. C’est donc bien qu’il faut prendre le temps de la réflexivité des élèves, voire prévoir un apprentissage explicite.

Christophe Poupet, directeur des ateliers CANOPÉ Berry dans l’académie d’Orléans-Tours, souligne combien il est difficile de trouver l’équilibre entre liberté et guidage : l’enseignant doit baliser des étapes et laisser de la liberté entre ces points. L’enjeu ? Passer d’un film en 2D maîtrisé par le professeur à des films à 360° qui permettent aux élèves de choisir leurs chemins.

Transformer la formation

Une table ronde amène à partager les regards sur la formation des enseignants à l’EMI et, de manière générale, sur ses possibles évolutions. Nicolas Rocher, IA-IPR d’histoire-géographie dans l’académie de Clermont-Ferrand, présente le MOOC EMI mis en place depuis 3 ans sur la plateforme FUN de l’ENS Cachan. 2/ 3 des inscrits y sont des enseignants. On y orchestre apport de savoir, interactivité, mise en activité individuelle ou collective des participants, jusqu’à aider à faire émerger des projets. Quatre thématiques sont proposées : citoyenneté, sciences, information/désinformation, économie d’internet. Certaines académies ont intégré le MOOC à leur dispositif de formation, initiale ou continue.

Anne Delannoy, professeure-documentaliste, chargée de mission au rectorat de Toulouse, présente le dispositif original du hackathon qui a été expérimenté en formation continue d’enseignants. Il s’agit d’une production collaborative d’enseignants issus de plusieurs disciplines : ils construisent un scénario d’apprentissage en trouvant et fabriquant les ressources nécessaires. Par-delà le scénario produit, le travail développe des compétences d’EMI, informationnelles, numériques et didactiques. Cette approche « learning by doing » en formation montre une volonté d’isomorphisme : il s’agit de soumettre aux enseignants des situations d’apprentissage comparables à celles qu’ils proposent à leurs élèves. Anne Delannoy dégage 4 invariants : la pédagogie active, la prise en compte des usages des enseignants (ce qui suppose de les faire émerger), un retour métacognitif (ce qui implique d’inclure des pauses réflexives), une modification de la posture du formateur (expert disciplinaire, personne-ressource, à l’écoute des besoins, organisateur, évaluateur, garant de la coopération entre participants …).

Carole Blaszczyck, IA-IPR Etablissements et vie scolaire, présente le dispositif de formation à l’EMI dans l’académie de Bordeaux : 70 formateurs académiques formés, qui forment ensuite les référents EMI (2 par établissements). L’EMI ainsi se construit au sein même des établissements, avec les équipes. Pour Vincent Liquète, professeur à l’ESPE d’Aquitaine, il faut dépasser la question de la ressource pour envisager la question du dispositif, qui réunit des ressources, des techniques, des usages, des intervenants. Organiser une formation à l’ÉMI, c’est coordonner des spécialistes du numérique, de l’éducatif, de l’information, etc. Une UE spécifique a été mise en place dans le master MEEF Pédagogie projet numérique. Le professeur-documentaliste est un acteur central pour convoquer les questions numériques : il est une interface, mais l’EMI est un objet à se partager ! Vincent Liquète souligne encore l’intérêt des Travaux Personnels Encadrés en première pour travailler toutes ces compétences : un dispositif essentiel qui s’est pourtant institutionnellement affaibli…

De la formation à la pratique de classe ?

Marion Margerit, professeure de mathématiques au collège le Bastion à Carcassonne, présente avec Marie-Hélène Hilaire, professeure-documentaliste, le projet « Enquêtes Z ». Les deux collègues ont suivi une formation à l’EMI faite par Guillemette Reviron autour de la démarche zététique de Sophie Mazet, auteure du « Manuel d’autodéfense intellectuelle ». Il s’agit d’une très intéressante démarche d’enseignement de l’esprit critique. A partir d’une question (par exemple « Les fantômes existent-ils ? »), l’élève est amené à se situer sur une « échelle de vraisemblance ». S’ensuit une étape de documentation et d’investigation pour forger son opinion. L’élève se repositionne alors sur l’échelle de vraisemblance en argumentant. Une possible remise en question doit lui permettre de développer encore son esprit critique. Une quinzaine de professeur.e.s se sont formé.e.s à la démarche, transversale et de nouveaux projets ont émergé, notamment un club d’esprit critique « Enquetes Z » avec une quinzaine d’élèves volontaires qui produisent des vidéos sur les enquêtes menées. Marion Margerit donne l’exemple d’une enquête sur « la curiosité de Lauriole » : formulation d’hypothèses, protocole expérimental, conclusion qui vient valider l’hypothèse d’une illusion optique. Ou encore un travail autour de la rumeur, de type « téléphone arabe », qui apprend la nécessité de remonter à la source de l’information. Marion Margerit se montre convaincante : cet enseignement doit être une priorité, cet enseignement nécessite une formation.

Transformer les établissements

Le numérique est-il susceptible de renouveler la « forme scolaire » elle-même ? Pour Vincent Faillet, professeur de Sciences de la vie et de la terre au lycée Dorian à Paris, tout évolue aujourd’hui, sauf la salle de classe. Fossilisée au 17ème siècle, elle est liée à une pédagogie qui n’est plus celle d’aujourd’hui : comment y pratiquer de la pédagogie coopérative intégrant le numérique ? L’espace est organisé pour le modèle de « pédagogie simultanée » des frères des écoles chrétiennes qui a triomphé au 19ème siècle. La salle de classe de Vincent Faillet, quant à elle, a été remaniée par les élèves eux-mêmes pour un « enseignement mutuel ». Il a suffi de mettre 6-7 tableaux aux murs pour que la salle de classe ne soit plus polarisée sur le maître. Il n’y a plus un maître qui dirige, mais des élèves qui travaillent, et parfois dirigent, se font moniteurs de leurs camarades. Les enseignants changent : ils peuvent aussi, appelle Vincent Faillet, transformer la salle de classe, sans beaucoup de moyens, pour redonner primauté et pouvoir aux élèves.

Selon Laurent Jeannin, maître de conférences à l’université de Cergy-Pontoise, le changement de mobilier peut entraîner une augmentation des performances des élèves. L’enjeu est bien de pouvoir travailler ensemble dans des espaces conçus pour le faire, comme les « tiers lieux » du genre Fablabs. Antoine Assus, architecte à Montpellier, invite à comprendre comment se construisent les établissements scolaires. Dans les injonctions officielles, la question centrale est celle de l’hygiène ou de la sécurité, non de la pédagogie. Selon Jean-François Cerisier, professeur au labo Technè de l’université de Poitiers, si les objectifs assignés par la société à l’école changent, alors les formes scolaires changeront. Il faut définir nos interactions avec notre environnement : le rapport à l’information, le rapport aux temps et aux espaces, le rapport de chacun à autrui, le rapport à l’activité, la créativité de chacun. Jean-François Cerisier interroge : n’y a-t-il pas des différences entre les représentations que se font les concepteurs des lieux et la façon dont les étudiants se les approprient ? Comment occupe-t-on et détourne-t-on des espaces qui existent déjà ? Ne faut-il pas envisager aussi la question de l’occupation dans le temps des espaces ?

Aux frontières mouvantes de l’Ecole

Organisé par le CLEMI national, un forum du numérique « Vos enfants, les médias et Internet » prolonge les deux jours de la conférence inscrits au plan national de formation. Une table ronde en particulier permet d’aller voir ce qui se transforme aussi avec le numérique aux frontières de l’Ecole.

Antonin Cois, responsable des politiques territoriales à La Ligue de l’enseignement, souligne le travail entrepris par la Ligue autour de l’EMI, y compris pendant les Temps d’Activités Périscolaires. La tentation est forte d’être dans une attitude défensive : de vouloir prévenir des « dangers d’internet ». Voilà qui est contreproductif d’un point de vue éducatif et démocratique : c’est oublier toutes les promesses de la société numérique. Mieux vaut accompagner des pratiques créatives pour développer une attitude critique et responsable.

Pour Kédem Ferré, enseignant d’anglais, formateur à la DANE, il faut arrêter de pointer les adolescents et leurs pratiques : il y a des pratiques tout court, et des liens sociaux à renforcer. François Morel, directeur de l’Atelier Canopé d’Annecy, invite aussi à ne pas faire peur, mais à s’acculturer à l’esprit critique. Pour Olivier Andrieu-Gérard, coordonnateur Pôle Médias-Usages Numériques à l’UNAF, il faut éviter la rupture avec les parents. Pendant longtemps, ceux-ci ont été mis à l’écart des politiques d’éducation aux médias et à l’information. Or, révèle une récente enquête, ils demandent fortement à être accompagnés. 83% des parents souhaitent que les institutions sensibilisent les enfants aux « dangers d’internet ». La difficulté cependant est de les toucher tous.

Dorie Bruyas dirige l’association Fréquence Écoles qui pour toucher vraiment les familles intervient par des ateliers, des conférences, des expositions interactives, des jeux : il s’agit de créer autour de l’EMI un événement, ludique et participatif, tel que « Super demain ». Elle pose la question des filtres en établissement scolaire : comment former les élèves dans ce contexte hyper-protégé ? Jadis, insiste-t-elle, on portait sur le livre le même regard que celui qu’on porte aujourd’hui sur l’écran : « quel temps perdu ! » « Tu n’as vraiment pas mieux à faire ?! » Dans ces questions d’usages plus ou moins maitrisés du web, le premier sujet, s’avère être la parentalité : dès qu’on décortique le sujet des écrans avec les familles, on rentre dans d’autres sujets psycho-sociaux plus intimes. Dorie Bruyas raconte : une enquête montre que les ados en difficulté se tournent en priorité vers leurs mères, or les femmes de 35-50 ans constituent la catégorie la moins experte, faute de temps disponible, donc de pratique réelle…

Donnons la parole aux ados ! C’est la demande d’Anne Cordier, maîtresse de conférence à Rouen, auteure de « Grandir Connectés ». Il faut en finir avec les discours stéréotypés portés sur eux : soit ce sont des mutants hyperconnectés, soit ils s’adonnent à des pratiques naïves, irresponsables, sclérosées. En réalité, leurs identités sont fluides et leurs pratiques, multiples. Certes ils sont connectés, mais ils le sont aussi avec les autres « dans le monde réel », d’ailleurs via les réseaux, derrière l’écran, il y a quelqu’un.

L’Ecole n’est-elle pas en train de se laisser envahir par le numérique ? Il y a précisément, répond Anne Cordier, possibilité d’une sensibilisation aux logiques économiques en jeu. Deux postures sont offertes : soit je suis agi par le système, soit je suis acteur du système, y compris économique. Dans ce dernier cas, on peut contourner, avoir conscience et alerter, fédérer et résister. Toute innovation technologique produit d’ailleurs de l’utopie et de la contre-utopie. Il n’est plus temps de se demander s’il faut être pour ou contre le numérique : on y est ! Si l’Ecole ne mène pas une véritable éducation en la matière, elle va créer d’inacceptables inégalités de maitrise, d’usage, de réflexion. La question, ce n’est pas pour ou contre, c’est comment. Pour Antonin Cois aussi, l’enjeu par exemple d’une éducation à une conscience critique des algorithmes est presque politique. D’ailleurs il faut dépasser les stéréotypes : il y a actuellement un jeune You Tuber (Accropolis) qui commente les questions d’actualité au gouvernement avec toute la rhétorique du support choisi. Dorie Bruyas insiste : l’enjeu, c’est d’entrer dans une posture critique. On peut faire que l’EMI soit un agent subversif pour l’éducation tout court.

Les enfants dès leur plus jeune âge, nous rappelle Anne Cordier, baignent dans un milieu : celui des écrans, en réalité celui de l’écrit, donc d’un sens à déchiffrer et coproduire. Puissent tous les acteurs s’en rendre compte, tant, comme l’a rappelé au final Jean-Louis Durpaire, « l’Ecole n’est pas si numérique que cela », tant « elle a encore besoin de se transformer. »

Jean-Michel Le Baut