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Comment se vit de l’intérieur le concours d’entrée dans une grande école en France aujourd’hui, la Fémis en l’occurrence ? Au-delà des enjeux artistiques liés à la nature de cet établissement d’excellence dédié aux métiers du cinéma [créé en 1986], comment notre société opère-t-elle la sélection de ses élites ? Forte de trente ans d’expérience, à la lisière de la fiction et du documentaire, la réalisatrice Claire Simon choisit ici la voie de l’observation patiente des multiples étapes éliminatoires du très sélectif concours de la Fémis. Sa caméra en immersion discrète filme avec leur accord les principaux intéressés, les candidats d’une part, et les professionnels du cinéma, membres des différents jurys d’autre part. Refusant l’interventionnisme, dans une démarche proche de celle du grand documentariste américain Frederick Wiseman, la cinéaste met au jour les mécanismes, souvent implacables, de reproduction d’un système culturel et social. Sans jamais perdre de vue la richesse et la complexité des êtres humains filmés. Ainsi « Le Concours » dessine-t-il en filigrane les aspirations folles, l’énergie farouche de jeunes qui rêvent d’entrer dans le cinéma, tout en levant le voile sur les modes de penser de leurs aînés amenés à les juger toujours, à les élire parfois. Un film éminemment politique, un questionnement subtil de nôtre méritocratie républicaine.

Des 1250 inscrits aux 60 reçus de la promotion 2014

En ouverture, quelques plans cadrés en plongée surplombant la cour de l’école (les anciens et prestigieux studios Pathé de la rue Francoeur dans le XVIIIème arrondissement de Paris) : la grille franchie, une grappe puis une foule de jeunes entrent pour la visite dans le cadre d’une journée ‘Portes ouvertes’ et témoignent de l’énorme pouvoir d’attraction de la Fémis.

La séquence suivante, impressionnante, la seule qui ne déroule pas à l’intérieur de l’école, nous donne à voir un immense amphithéâtre à Nanterre accueillant les 1250 candidats inscrits et prêts à affronter la première épreuve. Ils auront trois heures pour commenter par écrit l’extrait du film projeté. En attendant, leurs yeux levés vers l’écran brillent dans le noir et leurs visages tendus par l’attention s’éclairent par intermittence suivant l’intensité lumineuse des plans. Voilà donc le début d’une aventure, collective et individuelle, aux ressorts dramatiques puissants, une histoire que la caméra de Claire Simon accompagne pas à pas pendant plusieurs semaines de l’année 2014 tout au long des différentes étapes du concours d’entrée à la Fémis. Jusqu’à la photographie de groupe réunissant les 60 lauréats de la promotion annuelle, un cliché habituel suivi d’une séance individuelle où chacun accepte de se faire tirer le portrait, comme la preuve tangible de son appartenance toute neuve.

La cinéaste, à travers les partis-pris de montage, ne cherche cependant pas à isoler les parcours des candidats, éliminés en cours de route ou retenus in fine. Elle explore, en filmant les différentes sections correspondant aux corps de métiers (réalisation, scenario, décor, mais aussi production et, depuis peu, distribution et exploitation), les mécanismes communs au système de sélection. Et les profils de candidats qui émergent construisent peu à peu un typologie implicite : des garçons et des filles (à part égale), quelques étrangers, quelques postulants à l’accent chantant du Sud, une majorité de candidats ‘modèles’ à la fois cultivés et cinéphiles, dotés d’une forte personnalité, à l’aise dans l’expression de leur propre subjectivité, quelques rares ‘allumés’ excentriques ou autodidactes. Et, au bout du compte, au terme d’un inexorable processus éliminatoire, un instantané du groupe des élus, rudement monochrome, bien peu représentatif de la ‘diversité’ sociale et culturelle.

Sous la bannière du 7ème art, différences et reproduction

Directrice pendant plusieurs années du département ‘réalisation’, Claire Simon connaît de l’intérieur l’institution qu’elle regarde ici sous un autre angle. Il ne s’agit pas, pour autant, d’accabler les responsables de l’école, portés par une haute idée de la Fémis et de l’exigence républicaine, comme le sont également les professionnels (et membres des jurys). Mus par la passion du cinéma en tant qu’art, ils aspirent à recruter les garçons et les filles capables d’assurer la relève, tout en garantissant à chacun des postulants l’égalité devant le concours. Comme le souligne la réalisatrice, nous sommes tous, en tant que spectateurs, aptes à partager avec les candidats et les jurys le langage du cinéma. C’est d’ailleurs au nom de leur conception du 7ème art, de leur imaginaire et de leur cinéphilie que les professionnels apprécient les prestations, les propositions, la personnalité des jeunes qui se présentent devant eux.

A ce titre, certaines épreuves orales fourmillent d’événements ‘minuscules’ au cours desquels la subjectivité de certains membres du jury affleure, submergeant les critères scientifiques et les appréciations supposées objectives. Un membre d’un jury (majoritairement masculin) souligne la ‘fraîcheur’ d’une aspirante exploitante vêtue de rose qui vient d’expliquer que le cinéma de Jacques Demy était à l’origine de sa vocation. Certains se demandent sérieusement s’ils peuvent refuser tel candidat ‘fou’ à penchant autiste tout en redoutant de passer à côté d’un génie dans le style de David Cronenberg. Deux réalisatrices interrogent une aspirante cinéaste, fille d’un réfugié politique africain, émue au point d’être incapable de citer le titre d’un film qu’elle aime. Un silence éliminatoire. Plusieurs se penchent de façon prolongée sur la personnalité des candidats dans leur rapport à la culture et à l’expression, sur leurs potentialités (créativité, capacité à passer à l‘acte). Sans avoir conscience des ‘modèles’ sociaux et culturels qu’ils reproduisent ainsi dans le jugement et la façon de recruter leurs ‘héritiers’.

A ce titre, face à la cinéaste Laetitia Masson qui dit avoir ‘peur pour lui’, la saine révolte de la monteuse Christine Dewynter fait du bien : au cours d’une délibération, elle défend avec flamme un aspirant-producteur, barman la nuit, au parler ‘brut’ de décoffrage et au désir sans faille. Cette fois-là, le garçon fait partie des finalistes et futurs élèves. L’exception qui confirme la règle.

Nul besoin chez Claire Simon de démonstration ni de leçon de morale, la machine du « Concours » mise ainsi au jour n’interroge pas seulement les fondements d’une grande école dédiée aux métiers du cinéma. Elle révèle aussi à quel point le statut d’artiste, comme figure de la réussite, hante l’imaginaire des nouvelles générations dans nos sociétés inégalitaires. Raison de plus pour questionner sans relâche méritocratie, élitisme et idéal républicain.

Samra Bonvoisin

« Le Concours », film de Claire Simon-sortie le 8 février 2017

Prix du meilleur documentaire cinéma, Biennale de Venise 2016