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L’ouvrage de Michèle Sanchez et Jean-Pierre Bourreau s’appuie sur des actions effectivement mise en place de toutes parts dans le système éducatif. Leur livre revêt l’avantage de mettre en exergue des expériences pionnières et des tâtonnements pédagogiques. Les auteurs ne sont pas des universitaires spécialistes de l’Accompagnement avec un grand A, mais avant tout des praticiens. Leur livre est la vibration d’une démarche de terrain.

Existe-t-il une genèse de l’accompagnement ? Quels sont ses défricheurs ?

Nous pensons plus particulièrement à la pédagogie Freinet dans laquelle l’enseignant fait de l’accompagnement sans le nommer, tout comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir. Ensuite, le numéro des Cahiers pédagogiques d’avril 2001 : L’accompagnement, une idée neuve en éducation… plantait déjà le décor bien avant l’introduction de cette démarche dans l’école. Ce dossier nous a permis de découvrir des auteurs qui sont devenus nos points d’appui théoriques : Jean-Pierre Boutinet , Maela Paul , Gérard Wiel (1,2,3) et ses co-auteurs.

Tous mettent en évidence la dimension anthropologique de l’accompagnement dont l’origine se confond avec celle du processus d’humanisation. Mais, dans une période de profondes mutations comme celle que nous vivons depuis plusieurs décennies, l’accompagnement connaît un regain d’intérêt. Face à la perte des repères, à la remise en cause des rôles sociaux et institutionnels – qui n’épargne pas l’École – il apparaît comme le moyen de restaurer le lien social. Maela Paul parle de « nébuleuse » de pratiques dans lesquelles l’intervenant adopte une posture spécifique avec les personnes qu’il accompagne.

Aujourd’hui, l’accompagnement est présent dans l’École à tous les niveaux : depuis 2008, dans le premier degré et 2009 dans le second degré, l’accompagnement personnalisé s’affiche à raison de 2 h/semaine dans l’emploi du temps des élèves, à la marge de la classe. Depuis la rentrée de septembre 2016, il est sensé faire partie intégrante de l’ordinaire des classes de collège et dans toutes les disciplines.

Pour accompagner quelqu’un il faut lui demander où il veut aller. Comment un enseignant peut-il décrypter les souhaits personnels d’un élève alors que s’imposent des contraintes incoercibles (programme, évaluation, sélection) ?

Il s’agit bien là d’une question centrale et récurrente pour l’accompagnateur. D’autant plus que la plupart du temps, l’élève ne sait pas « où il veut aller ». C’est plus particulièrement le cas pour les élèves en difficulté qui ne savent généralement pas pourquoi ils sont là, à l’École. L’un des rôles de l’adulte est d’abord de distinguer le « souhait » (souvent passager et superficiel) de la demande et encore plus du besoin. Pour ces élèves, l’École est un lieu de tensions entre ce que Loïc Chalmel (4) appelle le Moi et le Moi social , c’est-à-dire entre la personne en devenir et l’élève conforme aux attentes de l’institution scolaire et de la société. Mais l’articulation entre la prise en compte de la personne et celle de l’élève est fonction du public et des situations d’accompagnement.

Sur le terrain ça donne quoi ?

Dans le cadre de l’AP en 2nde, à raison de 5 à 6 séances de 2 heures hebdomadaires, nous cheminons avec un groupe de 6 à 10 élèves dits « en difficulté » à travers des échanges de pratiques scolaires. Par exemple, « J’ai préparé mon devoir mais je n’ai pas eu le résultat escompté ». La confrontation des expériences et des points de vue permet aux élèves de clarifier les codes de l’École et les gestes de l’étude qu’ils doivent posséder pour répondre aux exigences de la scolarité au lycée.

Ainsi, notre démarche d’accompagnement personnalisé n’a pas vocation à proposer à chaque élève un contenu conforme à ses « souhaits » ou en réponse à ses difficultés dans telle ou telle discipline. Elle vise à lui permettre, à partir de la verbalisation de son vécu scolaire, de travailler son triple rapport à l’École, aux savoirs scolaires et à l’apprendre ; cela dans le but de lui permettre d’accéder à une plus grande lucidité sur sa situation et à une plus grande conscience de ses besoins pour réussir son parcours scolaire.

Et dans le cadre d’une classe « ordinaire » ?…

Dans le cadre de la classe « ordinaire », des pratiques telles que la démarche de projet, le travail en groupe, les recherches documentaires, le travail individualisé, etc., laissent aux élèves une marge de manœuvre qu’ils peuvent investir tout en restant dans le cadre des programmes et de l’évaluation. Or, de telles pratiques ne prennent tout leur sens que lorsque l’enseignant quitte la posture transmissive pour adopter celle de l’accompagnement. Il en va de même avec la classe inversée dans laquelle le rôle de l’enseignant est d’accompagner les élèves dans la construction du savoir.

Par contre, dans un dispositif de prise en charge de lycéens décrocheurs, la tension entre la personne et l’institution est telle que l’élève prend ses distances avec l’École. L’accompagnement revêt alors une toute autre dimension : il s’agit de prendre les jeunes là ils en sont, dans leur globalité et dans la complexité de leur rapport à l’institution, de leur permettre de faire le deuil de leur passé scolaire pour prendre un nouveau départ, y compris en-dehors de l’École. Au cours de ce cheminement commun, les décrocheurs se révèlent souvent d’excellents témoins des effets dévastateurs de certaines « contraintes incoercibles » du système éducatif pour les sujets les plus fragiles.

La mise en œuvre de l’accompagnement crée parfois des tensions qui apparaissent au sein du système éducatif. Quelles sont les limites institutionnelles de l’accompagnement ?

La nature des tensions varie selon le contexte de l’accompagnement et de la place qu’on lui donne dans le temps scolaire. Quand il est situé à la marge de la classe, l’accompagnement personnalisé se déroule sur une période, souvent trop courte (par exemple, entre deux périodes de congés scolaires) pour développer toutes ses potentialités. Par ailleurs, le mode d’affectation des élèves dans un module spécifique peut engendrer, chez certains d’entre eux, un sentiment de stigmatisation qui les empêche de rentrer dans un processus d’accompagnement.

Se pose également la question de l’articulation entre le dispositif et le reste de la scolarité. Ainsi, dans les échanges de pratiques évoqués plus haut, il peut y avoir distorsion entre les exigences et les pratiques des enseignants et la conception que l’accompagnateur se fait des gestes de l’étude, en tant qu’outils d’accès au savoir.

Enfin, quand l’AP est cantonné dans un dispositif périphérique, il risque de contribuer à la division du travail éducatif en confortant la tendance solidement établie et bien partagée à l’externalisation du traitement de la difficulté scolaire par d’autres adultes… et à l’immobilisme pédagogique récurrent dans la gestion de l’hétérogénéité.

L’accompagnement personnalisé cohabite avec l’enseignement traditionnel…

Dans le quotidien de la classe, notons tout d’abord que l’accompagnement n’est pas exclusif de démarches plus traditionnelles. Il faut bien reconnaître aussi que sa mise en œuvre est rendue difficile lorsque l’effectif des classes est trop important, surtout dans des créneaux horaires étriqués. Soulignons encore que la place de l’accompagnement varie beaucoup d’un établissement à un autre et dépend de son intégration au projet d’établissement.

Mais, quel que soit le cas de figure, accompagner des élèves ne va pas de soi ! Pour nous, l’accompagnement ne se cantonne ni à un dispositif, ni à une pratique spécifiques. C’est avant tout une question de « posture » professionnelle, comme nous le développons dans notre ouvrage, au travers de 5 « renversements » par rapport au modèle pédagogique dominant : parler/écouter ; « face-à-face/ « côte à côte » ; le temps contraint de l’enseignement / le temps complexe de l’apprentissage et de la formation ; l’élève/la personne en devenir ; enseigner/apprendre auprès des élèves.

En définitive, l’enseignant doit apprendre à accompagner…

Il va sans dire qu’une telle posture ne s’acquiert pas d’un coup de baguette magique. Son apprentissage suppose une formation initiale et continue des enseignants par un « accompagnement à l’accompagnement » dans la durée, notamment selon la modalité de l’analyse des pratiques professionnelles.

À une époque où l’enseignant est de moins en moins le dispensateur du savoir en raison de la mise à disposition immédiate de l’information par le numérique, la posture d’accompagnement apparaît de plus en plus nécessaire pour permettre aux élèves de construire de solides connaissances et compétences. L’accompagnement deviendrait alors un levier pour l’émergence d’un autre paradigme éducatif dans lequel l’enseignement-apprentissage cèderait la place à l’accompagnement-apprentissage. Une telle perspective déboucherait sur une reconfiguration de la professionnalité enseignante et sur l’avènement d’une autre forme scolaire.

Peut-on évaluer le rapport efficacité-coût de l’accompagnement personnalisé. A-t-il une pertinence mesurable ?

La question de l’évaluation est encore plus problématique quand on parle d’accompagnement. D’une part, parce qu’il est difficile d’isoler l’accompagnement des autres démarches mises en œuvre dans la classe ou à sa périphérie (en ce qui nous concerne, nos interventions en AP ne représentent qu’une infime partie du temps scolaire des élèves). D’autre part, nous ne pouvons nous référer qu’à notre expérience singulière et nous ne disposons pas d’instrument de mesure pour évaluer l’efficacité d’une posture tournée aussi bien vers l’élève que vers la personne, et dont les retombées ne sont pas forcément immédiates ni mesurables en termes de résultats scolaires. Pour tout dire, il nous semble qu’accompagnement et logique quantitative ne font pas bon ménage.

L’institution demande toujours aux enseignants qui expérimentent une démarche ou un dispositif de rendre des comptes alors que le système éducatif continue de creuser les écarts de réussite et laisse au bord du chemin bon nombre d’élèves. Dans le même temps, les démarches d’accompagnement ouvrent pourtant des perspectives intéressantes : ce n’est pas parce que l’École idéale n’est pas pour demain qu’il faut renoncer à construire, dès aujourd’hui, une École meilleure, surtout pour les élèves que l’on dit « en difficulté ».

On peut néanmoins repérer le degré de satisfaction des élèves…

À la fin de chaque cycle d’AP, les élèves sont invités à évaluer notre dispositif en rédigeant un bilan individuel. Le plus souvent, ils y expriment leur satisfaction d’avoir pu s’exprimer librement, sans jugement, sur leur vécu scolaire, d’avoir osé s’exprimer devant les autres, de constater qu’ils ne sont pas seuls dans leurs difficultés et d’avoir (re)trouvé confiance en eux-mêmes. Il arrive aussi que, de façon totalement spontanée, des élèves fassent part au groupe de réflexions qui en disent long sur ce que leur apporte le module d’accompagnement.

Ainsi, des élèves de 6e qui, à l’issue d’une séance de « pause réflexive » sur ce qu’ils ont appris au cours de la semaine écoulée, se sont précipités chez leur professeure principale en s’exclamant : « Madame, Madame, on apprend tous les jours quelque chose de nouveau à l’école ! » Ou bien cet élève de 2nde générale qui, pour présenter notre module AP à des camarades, dirait : « Si tu ne sais pas pourquoi tu es au lycée, vas-y ! »

De son côté, une élève de lycée professionnel confie, dans l’entretien de fin de module : « Parce que, au début, je me disais dans ma tête : j’ai pas ma place dans un lycée, que ça va être difficile pour moi et tout… et que je vais pas y arriver. Mais votre intervention m’a donné comme du courage. Je sais pas comment dire ça… comme si ça m’avait relevée ! »

Et puis, parmi de nombreux autres témoignages, celui de cet élève décrocheur qui, sans être allé en cours en 3e, épate les membres du groupe en leur montrant qu’il en sait plus qu’eux sur le nazisme et le Seconde Guerre mondiale grâce aux documentaires qu’il a vus à la télévision, et réalise alors que « je suis pas un bon à rien ! ». Dans son bilan de fin de session, une camarade du même groupe écrit à son tour qu’elle a appris « à avoir un peu plus confiance en moi, que je ne suis peut-être pas quelqu’un de bête au final ».

Propos recueillis par Gilbert Longhi

Jean-Pierre Bourreau et Michèle Sanchez, Accompagner les élèves, Chronique Sociale

Notes

1 Boutinet J.-Pierre, Denoyel Noël, Pineau Gaston, Robin J.-Yves, Penser l’accompagnement adulte. Ruptures, transitions, rebonds. PUF, 2007

2 Paul Maela, L’accompagnement : une posture professionnelle spécifique ? L’Harmattan, 2004

3 Levesque Georges, Wiel Gérard, Penser et pratiquer l’accompagnement, Accompagnement et modernité ; de la naissance à la fin de vie, Chronique sociale, 2009

4 Loïc Chalmel, professeur de Sciences de l’éducation à l’UHA de Mulhouse, Directeur du LISEC Alsace-Lorraine (Laboratoire interuniversitaire des Sciences de l’éducation et de la communication)